L’interférence étrangère dans les affaires intérieures de la Tunisie n’est pas mentionnée dans les reportages médiatiques. Les hausses de prix de la nourriture n’ont pas été « dictées » par le gouvernement Ben Ali, mais imposées par Wall Street et le Fonds monétaire international (FMI).
Le rôle du gouvernement Ben Ali a été d’appliquer la médecine économique mortelle du FMI, laquelle, sur une période de plus de 20 ans, a servi à déstabiliser l’économie nationale et à appauvrir la population tunisienne.
En tant que chef d’État, Ben Ali n’a pas pris de décision importante. La souveraineté nationale était un souvenir. En 1987, au plus fort de la crise de la dette, le gouvernement nationaliste de gauche d’Habib Bourguiba a été remplacé par un nouveau régime, fermement engagé à adopter des réformes du « marché libre ».
La gestion macro-économique sous le commandement du FMI était aux mains des créanciers extérieurs de la Tunisie. Au cours des 23 dernières années, la politique sociale et économique du pays a été dictée par le consensus de Washington.
Ben Ali est demeuré au pouvoir, car son gouvernement a obéi et appliqué efficacement les dictats du FMI, tout en servant à la fois les intérêts des États-Unis et ceux de l’Union européenne.
Ce système a été implanté dans de nombreux pays. La continuité des réformes fatales du FMI requiert un « changement de régime ». La mise en place d’une marionnette politique assure l’application du programme néolibéral, tout en créant des conditions propices à l’effondrement éventuel d’un gouvernement corrompu et impopulaire ayant servi à appauvrir une population entière.
Le mouvement de protestation
Ce ne sont pas Wall Street et les institutions financières internationales situées à Washington qui sont la cible directe du mouvement de protestation. L’implosion sociale a été dirigée contre un gouvernement plutôt que contre l’interférence des puissances étrangères dans l’orientation de la politique gouvernementale.
Au début, les protestations n’étaient pas le résultat d’un mouvement politique organisé et dirigé contre l’imposition des réformes néolibérales.
De plus, des indications laissent croire que le mouvement de protestation a été manipulé dans le but de créer un chaos social, ainsi que d’assurer une continuité politique. Des reportages non corroborés révèlent des actes de répression et d’intimidation par des milices armées dans de grandes zones urbaines.
La question qui importe est comment la crise évoluera-t-elle ? Comment la question plus large de l’interférence étrangère sera-t-elle abordée par le peuple tunisien ?
Du point de vue de Washington et de Bruxelles, on prévoit le remplacement d’un régime impopulaire et autoritaire par un nouveau gouvernement fantoche. Des élections sont envisagées sous la supervision de la soi-disant communauté internationale, auquel cas des candidats seraient présélectionnés et approuvés.
Si ce processus de changement de régime devait être mis en œuvre pour le compte d’intérêts étrangers, le nouveau gouvernement mandataire assurerait sans doute la continuité du programme politique néolibéral ayant servi à appauvrir la population tunisienne.
Le gouvernement transitoire mené par le président intérimaire Fouad Mebazza se trouve actuellement dans une impasse, avec une opposition féroce émanant du mouvement syndical (UGTT). Mebazza a promis de « rompre avec le passé » sans toutefois spécifier si cela signifie l’annulation des réformes économiques néolibérales.
Aperçu historique
En chœur, les médias ont présenté la crise en Tunisie comme une question de politique intérieure, sans offrir de perspective historique. La présomption veut qu’avec la déposition du « dictateur » et l’installation d’un gouvernement dûment élu, la crise sociale se résoudra tôt ou tard.
Les premières « émeutes du pain » en Tunisie remontent à 1984. Le mouvement de protestation de janvier 1984 a été causé par une hausse de 100 pour cent des prix du pain. Cette augmentation a été exigée par le FMI dans le cadre du programme d’ajustement structurel tunisien (PAS). L’élimination de subventions alimentaires était une condition de facto de l’accord de prêt avec le FMI.
Le président Habib Bourguiba, qui a joué un rôle historique dans la libération de la Tunisie du colonialisme français, a déclaré un état d’urgence en réaction aux émeutes :
« Alors que les tirs retentissaient, la police et les troupes d’armée en jeeps et en véhicules blindés de transport de troupes se sont déployées à travers la ville pour réprimer l’« émeute du pain ». La démonstration de force a finalement amené un calme inquiétant, mais seulement après que plus de 50 manifestants et passants furent tués. Ensuite, dans une émission dramatique de cinq minutes diffusée à la radio et à la télévision, Bourguiba a annoncé qu’il annulait la hausse de prix. » (Tunisia : Bourguiba Lets Them Eat Bread - TIME, janvier 1984)
Après le désaveu du président Bourguiba, la hausse de prix du pain a été annulée. Bourguiba a congédié son ministre de l’Intérieur et a refusé de se conformer aux demandes du consensus de Washington.
Le programme néolibéral avait tout de même été établi et avait mené à une inflation galopante et au chômage de masse. Trois ans plus tard, Bourguiba et son gouvernement ont été chassés dans un coup d’État sans effusion de sang, « en raison d’incompétence ». Cela a conduit à l’installation du général Zine el-Abidine Ben Ali comme président en novembre 1987. Ce coup ne visait pas Bourguiba : il était largement destiné à démanteler de façon permanente la structure politique nationaliste établie initialement au milieu des années 1950, tout en privatisant les avoirs de l’État.
Le coup militaire a non seulement marqué la fin du nationalisme postcolonial mené par Bourguiba, il a également contribué à affaiblir le rôle de la France. Le gouvernement Ben Ali s’est fermement aligné sur Washington plutôt que Paris.
À peine quelques mois après l’installation de Ben Ali comme président en novembre 1987, un accord majeur a été signé avec le FMI. Un accord avait également été conclu avec Bruxelles concernant l’établissement d’un régime de libre-échange avec l’Union européenne. Un programme de privatisation massive sous la supervision du FMI et de la Banque mondiale a aussi été lancé. Avec des salaires horaires de l’ordre de 0,75 euro, la Tunisie était par ailleurs devenue un paradis de main d’œuvre bon marché pour l’Union européenne.
Qui est le dictateur ?
Un examen des documents du FMI suggère que depuis l’inauguration de Ben Ali en 1987 jusqu’à aujourd’hui, son gouvernement s’était fidèlement conformé aux conditionnalités du FMI et de la Banque mondiale, incluant le congédiement de travailleurs du secteur public, l’élimination du contrôle des prix de biens essentiels à la consommation et l’implantation d’un programme de privatisation radical. L’abolition des barrières commerciales ordonnée par la Banque mondiale a favorisé le déclenchement d’une vague de faillites.
À la suite de ces bouleversements de l’économie nationale, les remises en espèces provenant des travailleurs tunisiens dans l’Union européenne sont devenues une source de plus en plus importante de recettes en devises.
Environ 65 000 Tunisiens vivent à l’étranger. En 2010, le montant total des remises en espèces étaient de l’ordre de 1,960 milliards de dollars, une hausse de 57 % par rapport à 2003. Une grande part de ces remises en devises sera affectée au service de la dette extérieure.
L’augmentation spéculative des prix de la nourriture dans le monde
En septembre 2010, un accord a été conclu entre Tunis et le FMI, lequel recommandait l’annulation des subventions restantes comme moyen d’atteindre un équilibre fiscal.
La prudence fiscale demeure une priorité très importante pour les autorités [tunisiennes], qui, dans l’environnement international actuel, voient également la nécessité de maintenir en 2010 une politique budgétaire d’un grand secours. Au cours de la dernière décennie, les efforts visant à réduire significativement le ratio d’endettement public ne devraient pas être compromis par un politique budgétaire trop laxiste. Les autorités sont engagées à contrôler fermement les dépenses actuelles, incluant les subventions […] (IMF Tunisia : 2010 Article IV Consultation - Staff Report ; Public Information Notice on the Executive Board Discussion ; and Statement by the Executive Director for Tunisia, http://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2010/cr10282.pdf)
Il convient de noter que l’insistance du FMI relativement à l’austérité budgétaire et à l’abolition des subventions coïncide chronologiquement avec une nouvelle augmentation des prix des aliments de base aux bourses de marchandise de London, New York et Chicago. Ces hausses de prix sont en grande partie le résultat des spéculations pratiquées par d’importants intérêts financiers et commerciaux de l’industrie agricole.
Ces augmentations des prix des aliments, résultant d’une manipulation pure et simple (plutôt que de la rareté), ont servi à appauvrir des populations partout dans le monde. Ces hausses constituent une nouvelle étape dans le processus d’appauvrissement mondial.
[...]
La Tunisie et le monde
Ce qui arrive en Tunisie relève d’un processus économique mondial qui détruit la vie des gens par la manipulation délibérée des forces du marché.
De manière plu générale, « les dures réalités économiques et sociales sous-jacentes aux interventions du FMI sont la forte hausse du prix des denrées alimentaires, des famines au niveau local, des mises à pieds massives de travailleurs urbains et de fonctionnaires, ainsi que la destruction des programmes sociaux. Le pouvoir d’achat à l’échelle nationale s’est effondré, des cliniques médicales et des écoles ont été fermées, et des centaines de millions d’enfants sont privés de leur droit à un enseignement primaire ». (Michel Chossudovsky, Global Famine)
Il est nécessaire de diriger le mouvement de protestation non seulement contre le gouvernement mais aussi contre l’ambassade étasunienne, la délégation de l’Union européenne et les missions du FMI et de la Banque mondiale en Tunisie.
En 2008, le président du FMI a visité la Tunisie et a félicité la conduite économique du pays. Voir la vidéo Tunisie un modèle pour les pays émergents.