La fraude de Vladimir Ianoukovitch, soutenue par la Russie de Poutine, fait de l’Ukraine le deuxième pays de l’ex-Union soviétique à se soulever suite à une élection.
Un an, presque jour pour jour, après la " révolution des roses " en Géorgie (novembre 2003), où la foule avait fait tomber E. Chevardnadze de son poste de président, la crise qui se poursuit en Ukraine est sans précédent pour ce pays. Et sans précédent, également, pour la Russie, qui voit un voisin si particulier qu’elle n’arrive toujours pas à le considérer comme indépendant échapper à son emprise. Les particularités de l’Ukraine pour la Russie sont au moins de deux ordres. Le poids historique de ce que de nombreux Russes ont toujours appelé la " petite Russie " et qui, même si elle a passé un plus grand pan de son histoire au sein de la Pologne que sous influence russe, reste pour les Russes le berceau de la " Russie kiévienne ". Autre particularité : alors que la Russie n’avait pas soutenu E. Chevardnadze lors de la " révolution des roses " (le ministre russe des Affaires étrangères de l’époque, Igor Ivanov, était venu subtilement mais fermement demander au renard blanc de quitter le trône), elle a eu l’idée fâcheuse de soutenir l’ancien repris de justice corrompu V. Ianoukovitch, trahissant par là un manque absolu d’intuition et une grave méconnaissance des attentes et des saturations de la société ukrainienne, et, par-dessus le marché, faisant preuve de mauvais goût en s’immisçant frontalement dans la campagne d’un État qui, ne lui en déplaise, est devenu indépendant et reconnu comme tel par la communauté internationale en 1991. Si les dichotomies simplificatrices qui caricaturent les deux Viktor, définissant l’un comme " prorusse " (Ianoukovitch), l’autre comme " pro-occidental " (Iouchtchenko), ne sont que partiellement le reflet de la réalité - chacun sait que V. Iouchtchenko, s’il accède au pouvoir, ne mènera pas une politique antirusse, bien trop au fait des moyens de pression qu’a la Russie sur l’Ukraine et de l’attachement de la population de l’Est à la langue et à la culture russes -, de nombreux observateurs se sont cependant empressés de voir derrière les manifestants blanc-bleu du Donets et les manifestants orange de Kiev les mains respectives de Moscou et Washington. Certes, il est clair que la gestion de la résistance " jusqu’à la victoire " hérite à la fois des expériences passées en Yougoslavie en 2000 et en Géorgie en 2003, comme le mouvement Pora (il est temps) s’inspire largement des mouvements Otpor et Kmara, et que dans ces trois cas, la Fondation Soros et les financements occidentaux ne sont pas anodins. Mais à l’observation de ce que d’aucuns appellent déjà la chute d’un deuxième mur de Berlin, on ne peut qu’être fasciné par cette " révolution des marronniers " : alors qu’elle a réussi à éviter de devenir rouge sang, cette révolution orange atteste de la maturation de plusieurs processus. La capacité à éviter le bain de sang, faisant de sa projection dans l’avenir, dans un avenir meilleur, le moteur joyeux d’une résistance festive et non violente, fait état d’une société qui, loin des caméras ces dernières années, a suivi sa voie vers l’acquisition d’une culture politique du dialogue.
Fraude grossière
Le positionnement de l’Union européenne, moins frileuse que d’ordinaire dès que surgit un sujet propre à fâcher la Russie, a sans doute conforté les manifestants ukrainiens dans la certitude qu’ils défendaient leur bon droit, face à des violations grossières des droits électoraux, où 104 % des électeurs avaient même, officiellement, réussi à voter à Luhansk ! Et à y regarder de plus près, la complexité du pays apparaît au-delà des simplifications abusives qui parlent de pays divisé en deux : des habitants de l’Est de l’Ukraine sont en grande partie venus manifester à Kiev, et le Congrès des régions russophones de dimanche 28 novembre n’a eu pour conséquence que d’accélérer la perte de crédibilité d’un Ianoukovitch et d’un Koutchma, face à une population subitement " invitée à la sécession ", alors qu’elle se sent profondément ukrainienne. Comment, en outre, assumer la venue de deux hommes de Moscou, Loujkov et Tchernomyrdine, qui par leur présence rendent encore plus ridicule l’état du pouvoir en place, le présentant comme incapable de gérer la crise sans l’aide d’un " grand frère russe " ? Il résulte de ces événements, et de l’accord de L. Koutchma, lundi 29 novembre, pour de nouvelles élections, un message fort pour la Russie de V. Poutine : il est des sociétés, tout juste à ses frontières, qui ne se laissent plus berner par des fraudes électorales, qui ne craignent plus de faire corps dans la rue pour se débarrasser d’un régime corrompu. Et qui pourraient bien, n’en déplaise à ses dirigeants, donner quelques idées à leurs voisins. L’idée que la politique, à défaut de se faire de façon démocratique dans les urnes, peut espérer un troisième tour démocratique dans la rue et, comme fut contraint de l’accepter le président sortant, L. Koutchma, un vrai troisième tour - plus démocratique ? - dans les urnes, est une idée qui porte ses fruits. Aujourd’hui laboratoire d’une transition post-soviétique aux louvoiements sinueux, l’Ukraine pourrait-elle, demain, s’avérer la pionnière d’un mouvement de réelle démocratisation d’autres États de l’ex-Union soviétique ?
Aude Merlin