L’existence de l’oppression des femmes est bien antérieure non seulement à la mondialisation, mais également au capitalisme. De plus, en raison de ses caractéristiques spécifiques, les conséquences que la mondialisation exerce sur elle ne sont pas données d’avance ni unilatérales. En effet, la mondialisation libérale se traduit par une extension inégale et différenciée, au Nord et au Sud, des rapports capitalistes de production, et les femmes sont aujourd’hui au cœur de ce processus. Pour appréhender cette complexité, il faut revenir sur la spécificité de l’oppression de genre, et sur ses modalités particulières d’articulation avec le mode de production capitaliste.
Une oppression transversale à tous les rapports sociaux
L’oppression de genre est transversale à toutes les autres formes de domination et d’exploitation dans les sociétés humaines. Elle dépasse en particulier les oppositions de classe ; mais elle traverse également toutes les réalités sociales collectives (partis politiques, syndicats, associations), ou communautaires (ethniques, nationales, religieuses, locales). De plus, elle est étroitement imbriquée à la sphère du privé, de l’individuel et du quotidien, ce qui rend la prise de conscience de son existence et a fortiori l’émergence d’un processus collectif d’émancipation, particulièrement difficile. Enfin, c’est une oppression socialement construite, qui produit une représentation idéologique de différences le plus souvent naturalisées, renvoyées à la sphère biologique ou à la psychologie.
Par ailleurs, l’oppression de genre, si elle n’est pas apparue avec la propriété privée des moyens de production1 ni avec le capitalisme, s’est articulée de façon dynamique avec les différentes étapes de celui-ci : le capitalisme impliquant une séparation croissante des producteurs par rapport aux moyens de production, et une séparation des sphères de production des marchandises et de la reproduction de la force de travail, c’est à lui qu’on doit l’invention du « travail domestique » sous la forme qu’on connaît aujourd’hui, avec son assignation prioritaire voire exclusive aux femmes.
C’est donc en tant qu’étape particulière du capitalisme que la mondialisation libérale doit être examinée dans ses relations avec l’oppression de genre. En provoquant, à une allure jamais rencontrée jusqu’alors dans l’histoire, à la fois l’extension à marche forcée des rapports de production capitalistes et la déstabilisation des anciennes hiérarchies, notamment dans les pays dominés, le mode de production capitaliste se met lui-même sans cesse en danger. Ceci est encore plus vrai si on prend en compte la division sexuelle et sociale du travail qui fonde l’oppression de genre : le mode de production capitaliste tire parti de la gratuité de la reproduction de la force de travail pour augmenter le taux de plusvalue, mais il a en même temps un besoin vital de disposer d’une armée de réserve, de pouvoir à tout moment étendre massivement la salarisation. On peut affirmer, avec Hirata et Le Doaré (1998) que « la constitution d’un marché du travail flexible, au niveau international, où les femmes occupent une position stratégique par leur insertion tant dans le salariat que dans l’informalité est à l’ordre du jour ». La question des conséquences de la mondialisation sur l’oppression des femmes est au cœur de cette contradiction. On peut donc faire, simultanément, les constats suivants : 1) parce qu’il existe une division sexuelle et sociale du travail, les conséquences de la mondialisation libérale sur les hommes et les femmes ne sont pas les mêmes ; 2) dans le même temps, on ne peut pas imputer directement à la mondialisation libérale tous les cas d’aggravation de l’oppression des femmes dans le monde aujourd’hui, dont certains ont des causes beaucoup plus complexes et souvent plus anciennes ; 3) enfin, par sa nature même, la mondialisation libérale bouleverse et déstabilise les rapports sociaux antérieurs et les formes traditionnelles de domination. Il faut bien comprendre que c’est dans un même processus contradictoire et dialectique que ces tendances se déploient.
Libéralisation et ajustement structurel : des inégalités accrues
La mondialisation libérale - et les politiques économiques qui la relaient - contribue à aggraver la surexploitation et l’oppression des femmes, dans la plupart des cas. On assiste dans le monde entier à une féminisation de la pauvreté : au Nord, les femmes forment la majorité des travailleurs pauvres, en situation de sous-emploi, à qui leur salaire ne permet pas de survivre. Cette situation, déjà ancienne dans les pays anglo-saxons, est apparue depuis plusieurs années en France avec l’extension du temps partiel, très majoritairement féminin. Les femmes forment également, à tous les âges et à tous les niveaux de qualification, l’essentiel des chômeurs.
Elles sont également les premières touchées par les stratégies d’ajustement structurel et de libéralisation des économies, et ce à plusieurs titres. Elles le sont comme principales responsables de la reproduction de la force de travail, dont la socialisation partielle est au cœur des attaques : suppression des crèches dans les pays de l’Est, privatisation des écoles et des systèmes de santé au Sud, dégradation et renchérissement de tous les services auparavant publics, comme l’accès à l’eau courante, à l’électricité, aux transports en communs, suppression des subventions aux produits de première nécessité. Les femmes sont les premières à payer toutes ces évolutions d’une dégradation de leurs conditions de vie et d’un alourdissement considérable de leur charge de travail gratuit. Elles subissent aussi les conséquence de leur position subordonnée dans la famille : lorsque dans les pays du Tiers Monde l’éducation ou les soins médicaux deviennent payants, ce sont les filles qui sont d’abord retirées de l’école, ou privées de soins et de vaccination.
Elles sont également touchées en raison de leur place spécifique sur le marché du travail : les licenciements dans le secteur public, l’éducation, la santé, l’administration, suppriment un grand nombre d’emplois qu’elles occupaient.
Elles sont enfin défavorisées en raison de la discrimination systématique qui pèse sur elles dans l’accès aux moyens de production agricoles : terre, crédit, formation. Le recul des cultures vivrières face aux cultures d’exportation représente pour les femmes une catastrophe : menace pour la sécurité alimentaire, pour l’accès à la terre (elles sont repoussées par les hommes vers des terres toujours moins fertiles), alourdissement consécutif de leur charge de travail à la fois sur les terres dont elles ont l’usufruit et parfois sur celles de leurs maris, notamment en Afrique subsaharienne (Bisilliat 1998). D’une manière plus générale, dans toutes les régions rurales du Tiers Monde, leur position subordonnée dans la division sociale du travail agricole fait que la modernisation capitaliste de l’agriculture se traduit par une dégradation de leur situation, que se soit en terme d’accès à la terre ou à l’emploi, de revenu, de charge de travail et de maîtrise sur celui-ci (Agarwal 1985).
Enfin, l’extension à l’échelle mondiale des rapports marchands renforce le système prostitutionnel et les trafics d’êtres humains (nouvelles formes d’esclavage), dont les femmes sont bien sûr les premières victimes.
Des évolutions contradictoires
Le caractère contradictoire des relations entre mondialisation et oppression des femmes apparaît plus nettement dans les économies du Tiers Monde. En effet, au-delà de la diversité des sociétés et des situations, on peut noter que les bouleversements dus à la mondialisation sont intervenus à la suite de stratégies de développement qui, dans les années 1950 à 1970, ignoraient totalement la place des femmes, notamment dans l’agriculture où les projets de formation ou les réformes agraires ne s’adressaient qu’aux « chefs de famille ». Ces évolutions contribuent également à déstabiliser des structures sociales qui, loin de représenter un état « originel » des sociétés, dans la mesure où elles avaient été largement transformées par la colonisation et refaçonnées par le capitalisme, n’en utilisaient pas moins l’argument de la tradition pour justifier différentes formes de maintien de la subordination des femmes dans la famille, la communauté, etc.
Presque partout, on constate une augmentation du taux d’activité des femmes depuis trente ans, y compris dans des régions du Tiers Monde où il était traditionnellement faible comme l’Afrique du Nord (Talahite 1998). Cette croissance du taux d’activité, aussi bien dans le salariat que dans le secteur informel, suit assez largement les flux d’investissements directs étrangers orientés vers les industries d’exportation (Treillet 1999). Plusieurs études, notamment celle réalisée par le Gedisst2 sur les « paradoxes de la mondialisation » ont pu constater une augmentation des opportunités d’emplois salariés (industriels) qualifiés pour les femmes dans certains pays d’Asie ou d’Amérique latine (Hirata, Le Doaré 1998). Mais « cette nouvelle réalité est contradictoire » : même dans les emplois liés aux nouvelles technologies (informatique, électronique) et qui ne se limitent pas aux activités d’assemblage, « les femmes se voient confier les pires services de l’entretien ». La libéralisation commerciale dans différents pays, notamment en Amérique latine, a provoqué la faillite de nombreuses industries qui étaient auparavant protégées par les barrières douanières et qui employaient surtout des hommes, alors même que les industries de main-d’œuvre pour l’exportation ont d’abord embauché des femmes. Les salariées dans ces industries cumulent tous les aspects de la pire surexploitation : absence de droit du travail et de liberté syndicale, horaires très lourds et flexibles, conditions de travail insalubres et souvent dangereuses, sans compter les violences sexistes, le harcèlement, les contrôles exercés sur leur vie privée…
On observe aussi des effets contradictoires de l’extension des droits de propriété individuelle pour la terre (en Afrique, au Mexique avec réforme de l’ejido3 (Katz 1999)). En effet, cette évolution, dont on a vu plus haut les conséquences globalement négatives, remet parfois en cause certains droits propres des femmes qui étaient garantis par la coutume, mais toujours subordonnés au bon vouloir des hommes ou des autorités communautaires masculines. On retrouve le même aspect contradictoire dans les situations de crise économique et sociale : ainsi une étude des conséquences de la crise asiatique de 1997-98 aux Philippines (Lim 2000) montre que celle-ci s’est traduite par un appauvrissement général de la population, un alourdissement des heures de travail payé et non payé des femmes supérieur à celui des hommes et une augmentation du nombre de femmes travaillant dans le secteur informel ; mais également une augmentation du chômage des hommes plus rapide que celui des femmes, en raison même de la ségrégation sur le marché du travail qui sur-représente les femmes dans le secteur informel et les emplois de service ou de commerce, moins touchés par la crise.
Parfois au contraire les femmes sont les premières à subir dans leurs emplois un retournement de la croissance. L’industrie de la confection aux Philippines a ainsi subi les conséquences de la suppression des quotas d’importation par l’OMC. Dans bien des cas, l’évolution des industries d’exportations, notamment électroniques, conduit à une éviction des femmes : les unités de production deviennent plus intensives en capital et en technologie, et commencent à embaucher de préférence des hommes.
Enfin, il arrive que le capital transnational tire parti des traditions : c’est ce qu’on observe avec la croissance très importante, ces dernières années, de la sous-traitance qui développe le travail à domicile, ce qui est censé permettre aux femmes d’assumer simultanément « leurs » tâches ménagères et éducatives en l’absence de crèches ou même d’écoles, et dans les pays où existe une tradition d’enfermement, comme en Asie du Sud, assure une conciliation de l’ordre capitaliste et de l’ordre patriarcal chargé lui-même d’assurer la discipline industrielle.
Des potentialités de luttes
En dépit de tout cela, les éléments d’instabilité introduits par la mondialisation peuvent contribuer à faire évoluer le statut des femmes dans la famille, même de façon limitée. De nombreux exemples montrent que c’est le cas en Amérique latine lorsqu’elles sont les seules dans un ménage à conserver un travail rémunéré. En Inde, l’expansion de l’industrie de la chaussure dans une ville du Tamil Nadu depuis les années 1980, avec le recrutement d’une main-d’œuvre féminine jeune importante, conduit à des bouleversement par rapport aux traditions : mixité au travail et brassage social qui remet en cause la division en castes, liberté plus grande de circulation dans l’espace public pour les jeunes filles qui parviennent ainsi à retarder l’âge de leur mariage, voire à ne plus le considérer comme un avenir inéluctable (Venou 1999).
Mais surtout, l’entrée massive des femmes dans le salariat, même flexible, même précaire, et plus généralement dans activité économique rémunérée hors de l’espace domestique, leur ouvre, dans ces conditions, extrêmement difficile, la possibilité de commencent à s’organiser, à faire reconnaître leurs droits comme femmes travailleuses. Ainsi, alors même que les firmes multinationales comptent sur l’extension de la sous-traitance et du travail à domicile pour intensifier la surexploitation des travailleuses, en Inde depuis le début des années 1970 l’Association des travailleuses indépendantes (SEWA) s’efforce de les organiser et de leur faire reconnaître le statut de salariées (Verschuur 2000). Dans les maquiladoras mexicaines, les salariées participent à la lutte pour un syndicalisme indépendant. (Valadez 1998). Deux écueils sont donc à éviter pour appréhender l’évolution de l’oppression des femmes dans la mondialisation : d’un côté y voir une sorte de progrès linéaire et inconditionnel pour les femmes ; c’est ce que fait la Banque mondiale qui instrumentalise la perspective de genre dans une optique libérale (la mondialisation offrant davantage d’opportunités à l’individu) - tout en continuant à compter sur le travail gratuit des femmes pour adoucir les effets les plus brutaux de l’ajustement structurel. D’un autre côté, au nom de la lutte contre l’impérialisme et la marchandisation du monde, envisager avec nostalgie des sociétés traditionnelles mythifiées, en occultant leur dimension fondamentalement oppressive pour les femmes4. Pour sortir de ce dilemme, il faut envisager les luttes des femmes comme partie prenante à tous les niveaux des luttes contre la mondialisation libérale.
Références
Agarwal Bina, « Women and Techological Change in Agriculture : The Asian and African Experience » (A. Iftikhr Ahme, (dir.), Technology and Rural Women, London, George Allen & Unwin, 1985), extraits parus sous le titre « Les femmes et la modernisation de l’agriculture en Asie et en Afrique », Cahiers genre et développement, , Paris-Genève, 2001.
Bisiliat Jeanne, « Les logiques d’un refus. Les femmes rurales africaines et les politiques d’ajustement structurel », Cahiers du Gedisst,
n° 21, 1998.
Evers Barbara et Walters Bernard, « Extra-Household Factors and Women Farmers Supply Response in Subsaharan Africa, World development, vol 28-7, 2000.
Hirata, Helena et Le Doaré Hélène, « Les paradoxes de la mondialisation, Cahiers du Gedisst, 1998.
Katz Elizabeth, Gender and Ejido Reform, Draft Report prepared for the World Bank Ejido Study, 21 janvier 2003.
Lim Y. Joseph, « The effect of East Asian crisis on the employment of women and men : the Philippine case », World development, vol 28-7, 2000.
Talahite Fatiha, « L’emploi des femmes au Maghreb. De l’ajustement structurel au postajustement. », Cahiers du Gedisst, 1998.
Trat Josette, « Engels et l’émancipation des femmes », Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, Labica Georges et Delbraccio Mireille (dir.), Actuel Marx/Confrontation, PUF, 1997.
Treillet Stéphanie, « La régression du salariat : mythe ou réalité ? Le cas des pays de la périphérie. », Le Triangle infernal, Crise mondialisation, financiarisation, Dumenil Gérard et Levy Dominique (dir.), Actuel Marx/Confrontation, PUF, 1999.
Valadez Carmen, « L’ALENA et les travailleuses de la sous-traitance industrielle (maquiladoras) », Alternatives Sud, Rapports de genre et mondialisation des marchés, CETRIL’Harmattan, 1998, vol. 5,n. 4.
Venou Fabienne, « Nouvelles configurations économiques et hiérarchiques », Journal des anthropologues n°77-78, 1999, reproduit sous le titre « Le mariage à l’épreuve du travail en usine : ouvrières de l’industrie de la chaussure en Inde du Sud », Cahiers genre et développement,
n 2, Paris-Genève, 2001.
Verschuur Christine, « L’association des travailleuses indépendantes (SEWA et les travailleuses à domiciles » (adaptation du texte : « Reader’s Kit on Gender, Poverty an Employment », Genève, 2000, OIT), Cahiers genre et développement, n 2, Paris-Genève, 2001.
1 Voir à ce sujet « Engels et l’émancipation des femmes », analyse par Josette Trat (1997) de l’ouvrage de Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, et les débats à ce sujet. 2 Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail, laboratoire du CNRS. 3 Exploitation communautaire des terres, datant de la révolution et remise en cause par la réforme de l’article 27 de la Constitution, qui, au début de la décennie 1990, remet ces terres sur le marché. 4 C’est l’idée récurrente qu’on trouve dans toutes les théories du « refus du développement » (Latouche 2001).