Aux États-Unis, la campagne présidentielle bat son plein. Pourtant, il est difficile de discerner lequel, de Bush ou de Kerry, risque de tirer le pays le plus loin vers le bas. Notamment lorsqu’il s’agit de la question de la guerre d’Irak...
Un mystère plane sur la campagne électorale étatsunienne. Alors que le bilan de Bush est catastrophique, tant sur le plan économique1 que sur celui de l’occupation de l’Irak2 ; alors que le brûlot anti-Bush de Michael Moore a rencontré un succès historique pour parvenir à toucher jusqu’à des consciences républicaines ; alors que, contrairement à l’élection précédente, l’immense majorité de la gauche s’est ralliée avec armes et bagages au candidat démocrate : celui-ci ne parvient pas à faire la différence dans les sondages. Au contraire, l’un d’entre eux donnait même récemment Bush vainqueur avec onze points d’avance. Tout est toutefois encore possible, y compris un gadget électoral sorti par Bush en octobre, du type arrestation de Ben Laden... Au lieu du boulevard potentiel, c’est bien dans un mur que le Parti démocrate est en train de foncer, entraînant avec lui l’essentiel de la gauche et des mouvements sociaux. La raison pour laquelle Kerry est incapable de faire la différence est pourtant évidente : c’est que l’électeur étatsunien lui-même a bien du mal à faire la différence... entre les deux candidats. Et il risque de préférer l’original à la copie, la sincérité imbécile de Bush aux poses de Kerry, qui apparaît moins constant à force de vouloir balayer tout à la fois à gauche, au centre et à droite. Et comme la gauche, épouvantée par l’administration en place, lui est largement acquise quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, c’est bien à droite qu’il cherche à convaincre. Sans qu’il y ait totale similitude, la ressemblance est frappante sur presque tous les sujets, et notamment sur le principal, l’occupation de l’Irak : Kerry a voté pour l’invasion de l’Afghanistan, pour le Patriot Act et pour l’invasion de l’Irak. Non seulement il ne regrette rien, mais en plus il surenchérit et propose d’envoyer plus de troupes en Irak pour liquider la résistance. Il a même répondu récemment à un journaliste qu’il aurait sans hésiter voté l’invasion de l’Irak tout en sachant qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive. Il y a pourtant une bien réelle arme de destruction massive qui fait des ravages dans les rangs de la gauche américaine, c’est l’idéologie du " Anybody But Bush ", autrement dit : " N’importe qui plutôt que Bush ". L’exemple célèbre de Michael Moore est typique de cet autisme paralysant : ancien partisan de la construction d’un tiers parti, il a affiché son soutien à Kerry en s’exhibant à la convention démocrate, et ce alors même que, jugé trop dangereux, il y était interdit de parole (les sigles " Peace " étaient aussi confisqués par le service d’ordre, pour ne pas ternir l’image de chef de guerre que Kerry se donnait à la tribune). Cette capacité de la gauche à se réduire elle-même au silence et à s’auto-intoxiquer à grands coups de " menace fasciste " représentée par Bush et d’" élection la plus importante de notre existence " a fait d’innombrables victimes, y compris (à un moindre degré) chez des penseurs radicaux comme Naomi Klein ou Noam Chomsky. Pourtant, si à chaque fois que les républicains présentent un idiot dangereux, il fallait se rallier aux démocrates, il n’y aurait sans doute jamais de candidat de gauche indépendant (et c’est d’ailleurs très exactement ce à quoi sert le Parti démocrate dans le système politique américain : neutraliser la gauche en l’absorbant). On appréciera dans ce contexte la lucidité de la militante altermondialiste indienne Arundhati Roy : " Si le mouvement antiguerre fait ouvertement campagne pour Kerry, le reste du monde va penser qu’il approuve sa politique d’impérialisme " sensible ". Est-il préférable que l’ONU demande aux soldats pakistanais et indiens d’aller tuer et se faire tuer en Irak à la place des soldats américains ? [...] Est-ce là notre seul choix ? " Un autre choix existe pourtant bel et bien, à travers la campagne de Ralph Nader, sur laquelle Rouge reviendra la semaine prochaine.
de San Francisco, Luc Marchauciel
1. Pour la première fois depuis la crise des années 1930, un président en exercice finit son mandat avec un bilan comptable négatif en termes de nombre d’emplois, bien que la croissance ait été au rendez-vous et que l’économie étatsunienne repose en grande partie sur des emplois précaires en grand nombre. 2. Évidence admise des mensonges grossiers ayant justifié l’entrée en guerre, scandale des tortures, 1 000e mort étatsunien enregistré la semaine dernière, coût financier exorbitant, menace d’un retour de la conscription, etc.