La logique folle du système capitaliste et la politique du gouvernement Raffarin n’en finissent plus de décliner leurs effets dévastateurs, avec Le Pen toujours en embuscade. A un pôle de la société, des millions de gens subissent de plein fouet l’augmentation du chômage et l’aggravation de la précarité pendant qu’à l’autre pôle, quelques milliers de privilégiés engrangent superprofits et cadeaux fiscaux. On détruit l’assurance chômage des intermittents du spectacle qui luttent pour leur survie. Et Jean-Marie Messier va toucher 20 millions d’euros d’indemnités ! Décisions de justice et projet de réforme constitutionnelle bétonnent l’impunité de ces délinquants qui nous gouvernent, pendant que les acteurs du mouvement social sont criminalisés et jetés en prison, comme José Bové. Coupes claires dans les budgets sociaux, suppressions de postes et privatisations s’enchaînent en une vaste entreprise de démantèlement des services publics. Illustrant jusqu’à la caricature le divorce entre monde du travail et politique professionnelle, le débat parlementaire sur le projet Fillon sanctionne la régression sociale exigée par le Medef et mise en oeuvre par le gouvernement.
Pourtant, le pouvoir en place ne jubile pas vraiment. Car il a senti le vent du boulet. Moins de huit années après la révolte antilibérale de l’hiver 1995 contre le plan Juppé, la société française vient de vivre une nouvelle secousse sociale et politique d’une ampleur exceptionnelle. Le pays n’a pas été paralysé. Mais les luttes du printemps ont dépassé en ampleur et en profondeur celles de 1995. Fait sans précédent : pendant plus de deux mois, enseignants et personnels de l’Education nationale ont construit une grève générale reconductible. Une nouvelle génération de jeunes salariés y a fait l’expérience de la lutte et a donné au mouvement son contenu revendicatif radical. Sans s’en remettre à quiconque, les grévistes de l’Education nationale se sont faits eux-mêmes les militants de la grève générale et de réponses alternatives, qu’ils ont portées dans les réunions avec les parents, dans les assemblées générales des dépôts RATP ou SNCF. Et dans la rue. Dans de nombreux secteurs de la fonction publique ou du secteur public, comme les impôts, les territoriaux, La Poste, France Télécom, la SNCF, la RATP, les transports urbains, des grèves reconductibles ont dessiné la possibilité d’une mobilisation à la hauteur de l’enjeu. Contrairement à la légende complaisamment entretenue par les grands médias, les députés de la majorité mais aussi les directions des grandes confédérations, de nombreux salariés du secteur privé ont, à plusieurs reprises, notamment entre le 13 et le 25 mai, manifesté leur disponibilité à l’action, de manière beaucoup plus significative qu’en 1995. Malgré les difficultés, la pression du chômage, le poids des défaites accumulées depuis vingt ans.
Alors que s’annoncent d’autres échéances de lutte (privatisation d’EDF, budget 2004, attaques contre la Sécurité sociale), il importe de faire le point. Pourquoi le mouvement n’a-t-il pas débouché ? Comment faire pour gagner la prochaine fois ? Autant de questions qui sont aujourd’hui débattues au sein des organisations syndicales et parmi tous ceux qui ont fait grève. Une pesante propagande gouvernementale et patronale, disposant de relais puissants, a tenté de justifier l’allongement de la durée de cotisation comme la seule réforme possible, « choc démographique » oblige. Alors que la véritable question est celle du financement des retraites et qu’elle renvoie à la question du chômage chacun voit bien qu’un chômage zéro modifierait complètement la donne et celle de la répartition des richesses. Et là, on peut être optimiste : tous les sondages témoignent qu’une majorité de la population a soutenu le mouvement de grè-ves. Nous avons gagné la bataille de l’opinion publique : la grève et la rue, n’en déplaise à Raffarin, ont entamé la légitimité des décisions gouvernemen-tales. Les thèmes portés par le mouvement altermondialiste sont également passés par là : de plus en plus nombreux, nous refusons que toutes les activités humaines (santé, éducation, culture, retraites, etc.) deviennent des marchandises.
Mais, au lieu d’exiger les 37,5 annuités pour tous, public et privé, l’annulation des mesures Balladur de 1993 et le retrait du plan Fillon, les directions confédérales se sont limitées à réclamer d’en renégocier certaines modalités. Sans surprise, la direction de la CFDT a une nouvelle fois soutenu la contre-réforme d’un gouvernement de droite. Parmi les autres syndicats qui étaient dans le mouvement, la volonté d’une confrontation avec la politique du gouvernement a manqué. Les journées d’action étalées sur deux mois devaient permettre « l’extension » du mouvement : échec. Le 13 mai, nous étions deux millions dans la rue, avec une participation significative du privé. Le lendemain, de nombreux cheminots et agents de la RATP reconduisirent la grève. Les directions syndicales s’y opposèrent. Pourtant, c’est à ce moment-là que nous étions les plus forts. La grève générale devenait une possibilité réelle. Oui, mais une grève générale victorieuse sur les retraites aurait entraîné une crise politique. L’absence de « débouché politique » crédible à gauche a-t-elle conduit directions syndicales et partis de gauche à tout faire pour éviter l’affrontement ? L’UMP contrôle tous les lieux du pouvoir politique : présidence, gouvernement, Assemblée, Sénat, régions, etc.
Mais là n’est pas la vérité des rapports de force. La société française ne s’est pas résignée à la déferlante libérale. En moins d’un an, à trois reprises, des centaines de milliers de manifestants ont envahi les rues : contre Le Pen après le 21 avril 2002, contre la guerre en Irak, pour défendre les retraites. Et si la droite est forte, c’est d’abord des faiblesses et des renoncements de la « gauche ». Le PS a réclamé le retrait du plan Fillon mais accepté l’allongement de la durée de cotisations comme Jospin l’avait accepté lors du sommet de Barcelone, en février 2002. Même dans l’opposition mais les yeux rivés sur les prochaines élections, l’ex-gauche plurielle a été d’un faible secours pour les manifestants et les grévistes.
Cette situation confère une responsabilité particulière aux révolutionnaires, à Lutte ouvrière comme à la LCR. Dominique Voynet souhaite « réveiller la gauche ». Pourquoi ? Y aurait-il un problème de ce côté-là ? Grévistes et manifestants étaient, eux, fatigués mais combatifs, déterminés et dynamiques ! J’en sais quelque chose : des seize candidats à la dernière présidentielle, j’étais, en ce printemps 2003, le seul gréviste ! Que penser des dirigeants du PCF expliquant les limites du mouvement par « ses dérives gauchistes » ? Ou du cri du coeur de François Hollande : « Il ne faut pas qu’une seule voix sorte de ce mouvement pour l’extrême gauche » ? Est-ce vraiment tout ce que leur inspirent les semaines que nous venons de vivre ? Un peu désolant !
Du 21 avril 2002 aux débats suscités par le mouvement gréviste de défense des retraites, il y a un fil rouge : le refus des politiques libérales, des politiques sociales-libérales ou des alliances de type « gauche plurielle », l’urgence d’une transformation radicale de la société. Il y a bien eu deux politiques à gauche. Et deux gauches. Une gauche d’accompagnement du libéralisme et une gauche radicale, anticapitaliste, qui défend jusqu’au bout le monde du travail, public et privé. Une gauche d’amendement de la contre-réforme Fillon et une gauche de la grève. Construire aujourd’hui une nouvelle force politique, c’est dessiner un projet anticapitaliste, réellement alternatif au système et nourri des revendications et propositions surgies dans les luttes. Et rassembler ceux et celles qui, militants associatifs et syndicaux, nouvelle génération ou simples grévistes, furent en quelque sorte les « militants de la grève générale ».
Vendredi 11 juillet 2003