Sous ce titre évidemment trop général, on cherche à s’interroger, à partir de l’effet de serre, sur l’existence de scénarios soutenables et sur les conditions de leur mise en oeuvre. L’idée générale ici développée est que, sur cette voie étroite, l’obstacle principal est le type de calcul économique privilégié par le capitalisme.
L’effet de serre en équation
Discuter de l’effet de serre à partir d’une formulation quantifiée revient à prendre le risque de décourager le lecteur : la méfiance instinctive à l’égard du formalisme peut se combiner avec l’affirmation de principe selon lequel il s’agit de choix fondamentaux, qui ne peuvent être que de l’ordre de la préférence qualitative. On essaiera pourtant de montrer que ce détour peut permettre de mieux poser et conduire un certain nombre de débats.
Le point de départ est le volume émis chaque année du principal gaz à effet de serre, le dioxyde de carbone (CO2). Cette grandeur peut être mesurée avec une relative précision : elle est aujourd’hui de 23 milliards de tonnes de carbone [1], selon les données de l’Agence internationale de l’énergie (IEA) pour 1999 [2]
. La formule sur laquelle on propose de raisonner Décompose cette grandeur en quatre éléments, selon ce que la littérature spécialisée appelle " l’identité de Kaya [3]
. Ces quatre éléments sont les suivants :
– la population mondiale (5,9 milliards de personnes en 1999) ;
– la production par tête, mesurée par le PIB mondial (39840 milliards de dollars) divisé par le nombre d’habitants de la planète, soit 6728 dollars par personne résidant sur la planète ;
– l’intensité énergétique, autrement dit la quantité d’énergie nécessaire pour produire un dollar de PIB, soit 243 grammes équivalent-pétrole par dollar de PIB ;
– l’indice de " saleté énergétique ", autrement dit la quantité de CO2 émise pour chaque unité d’énergie, qui est de 2,4 kg par kg d’équivalent-pétrole produit.
L’ " identité de Kaya " : CO2 = POP * PIB/POP * E/PIB * CO2/E |
CO2 quantité de CO2 émis |
POP population |
PIB mondial |
E énergie |
Chiffres-clés : Population : 5,9 milliards de personnes |
PIB : 39 840 milliards de dollars |
Energie : 9,7 milliards de tonnes-équivalent-pétrole Emission |
CO2 : 23 milliards de tonnes |
Il faut bien mesurer la portée de cette équation. Sa force est d’être toujours vraie parce que c’est une relation comptable. Autrement dit, toute variation, à la hausse ou à la baisse, de la quantité de CO2 émise doit correspondre à une variation équivalente de l’une au moins des quatre facteurs de décomposition. Une telle relation permet d’évaluer de manière quantifiée l’impact possible de telle ou telle mesure. Mais sa faiblesse principale est de ne pas décrire les interactions existant entre ces différents facteurs, qui ne sont pas indépendants. Or, c’est précisément le jeu de ces interactions qui définit la cohérence des scénarios.
Ces précisions étant apportées, la mise en oeuvre de cette équation pose deux types de question, portant sur l’objectif, et sur les moyens : quel est le quantum d’émission soutenable, et donc souhaitable ? Existe-t-il des combinaisons de politique jouant sur les quatre facteurs identifiés et permettant d’atteindre la cible fixée ? Ensuite, chacun des termes de l’équation renvoie à un discours particulier, unidimensionnel, en matière de lutte contre l’effet de serre, et qui sont autant de réponses insatisfaisantes. On peut les ranger, selon le tableau ci-dessous, en deux grandes catégories, dûment assorties de guillemets, à savoir " Ecologie " et " Marché "
Écologie | Population | Malthusianisme | ||||
---|---|---|---|---|---|---|
Production | anti-productivisme | Marché | Intensité énergétique | Écotaxe et droit de polluer | ||
Qualité énergétique | Optimisme technologique |
Les recettes " écologiques " consistent à jouer sur la population et sur la croissance. Réduire l’une, l’autre ou les deux, aura, au moins arithmétiquement, un effet de réduction sur l’émission de CO2. Mais ces recommandations ne peuvent, à elles seules, constituer une réponse humaine et proportionnée au problème posé. Quant aux recettes " techno-marchandes ", elles comptent plutôt sur la baisse de l’intensité énergétique et sur une meilleure qualité de cette énergie. Une manière de résumer notre propos est de dire qu’aucune de ces orientations, prise séparément, ne définit une orientation cohérente.
La population n’est pas une " solution "
Il existe, surtout aux Etats-Unis, un courant néo-malthusien profondément réactionnaire qui prétend que la planète ne peut compter plus de 2 ou 3 milliards d’habitants. Mais ils vont rarement jusqu’à dire comment on arrive à diviser la population par deux. En réalité, il n’y a pas de méthode humaniste pour freiner la population mondiale plus vite qu’elle ne le fera d’elle-même. Compte tenu de la structure par âge de la population mondiale, ne peut que continuer à croître sur sa lancée pendant deux ou trois décennies au moins, même avec des taux de fécondité à la baisse. Comment, malgré tout, continuer d’évoquer des scénarios tablant sur un coup d’arrêt brutal à cette croissance démographique ? C’est la même question que pose Susan George dans son livre [4]
, où elle imagine les réponses, forcément cyniques et forcément barbares, de technocrates cohérents. Sans aller jusqu’à cette extrémité, le discours sur la population est implicitement discriminatoire à l’égard de ceux qui font trop d’enfants, autrement dit les habitants des pays les plus pauvres. La seule méthode humaniste pour obtenir une stabilisation à terme de la population consiste, plutôt que cet eugénisme socio-ethnique, à diffuser le progrès économique et social : stabiliser les revenus de l’agriculture traditionnelle, favoriser l’éducation et l’autonomie des femmes. Une évolution sociologique comme le recul de l’âge du mariage est à elle seule un facteur décisif de baisse de la fécondité. En sens inverse, on voit que les seuls pays qui ne sont pas engagés dans la transition démographique, où la fécondité reste très élevé, sont les pays les plus pauvres. Il faut donc renverser la perspective et adopter une logique d’hospitalité, pour se demander comment accueillir au mieux la population supplémentaire que l’on peut raisonnablement prévoir. Mais aucune " politique de population " ne pourra suffire à éloigner les risques liés à l’effet de serre.
Les limites de l’anti-productivisme
Une variante du contrôle des populations consiste à dire : puisqu’on ne peut les empêcher de faire des enfants, qu’on les empêche au moins de polluer. Mais peut-on gérer la contrainte écologique en inventant une croissance moins productiviste à l’échelle mondiale ? Une manière d’éclairer cette interrogation consiste à régionaliser la discussion en distinguant le " Nord " qui regroupe ici les pays de l’OCDE et le " Sud " qui désigne le reste de la planète. Les données de l’IEA permettent de présenter la situation de manière synthétique. Elles montrent qu’en 1999, les pays de l’OCDE regroupent moins de 20 % de la population mondiale, mais produisent près de 60 % du PIB mondial, et réalisent plus de la moitié des dépenses d’énergie.
D’ici à 2050, la population mondiale va passer de 6 à 9 milliards d’individus, et cet accroissement se fera à peu près entièrement dans les pays du Sud. Dans le même temps, le PIB va continuer à augmenter, ne serait-ce que pour suivre cette progression de la population dans les pays du Sud. L’observation de ces positions relatives conduit à insister sur une idée simple. Pour freiner la consommation d’énergie sur la planète, il faut le faire à la fois au Nord et au Sud. Cela peut paraître trivial, mais il s’agit d’insister sur la complémentarité des politiques à mener, en fonction des ordres de grandeur disponibles.
Ainsi, réduire de 20 % la consommation par habitant du Nord représente une économie d’un peu plus d’un milliard de tonnes-équivalent-pétrole (Gtep), soit une réduction de 10 % de l’utilisation d’énergie au niveau mondial. En sens inverse, il suffirait que les pays du Sud portent leur consommation d’énergie par tête aux environs de 20 % de ce qu’elle est aujourd’hui au Nord, pour faire augmenter la consommation mondiale de 40 %, en raison de la progression de leur population.
La consommation d’énergie dans le Sud va donc être tirée par la population et par le développement. Le raisonnement selon lequel la généralisation du modèle occidental actuel à l’ensemble de la planète n’est pas soutenable est recevable. Mais ce qui l’est moins, ce sont les implications non dites qui suggèrent que les habitants du Sud doivent s’abstenir, au choix, de naître ou de polluer. Et cela équivaut assez rapidement à dire qu’ils doivent renoncer à se développer, ou se développer sans consommer d’énergie, ce qui est quand même difficile. Ce discours est d’une profonde hypocrisie et marque les limites du discours anti-productiviste : il est tout simplement impossible de satisfaire les besoins sociaux élémentaires sans un minimum de dépenses d’énergie.
Il en faut pour construire les écoles, les routes, assurer l’approvisionnement en eau et en électricité, fabriquer des logements décents, des médicaments et des vêtements. Qu’il faille privilégier les méthodes de production économes en énergie, c’est une évidence, mais cette orientation n’est pas en soi une réponse suffisante et elle ne peut être mise en place dans n’importe quelles conditions. Ainsi, la marginalisation de régions entières, voire de continents n’a pas forcément pour effet des économies forcées d’énergie, car elle incite au contraire les populations à recourir aux méthodes les plus sales ou les plus destructrices, qu’il s’agisse de charbon ou d’abattage des forêts.
Il faut donc rompre avec un certain anti-développementisme, théorisé (si l’on peut dire) par Serge Latouche qui n’hésite pas à décréter que le développement " s’inscrit toujours dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste " [5]. Les pays du Sud auraient tort de vouloir " acclimater tout ce qui participe de la modernisation : l’éducation, la médecine, la justice, l’administration, la technique ". L’argument de fond est bien que " le développement n’est pas universalisable " pour des raisons écologiques : " la finitude de la planète rendrait la généralisation du mode de vie américain impossible et explosif ". Que de telles insanités aient pu être publiées dans un journal progressiste est un indice de la confusion qui règne sur ces questions. Comment en effet dénier aux pays du Sud le droit à l’éducation et à la médecine et préconiser " de nouvelles cultures " (sans éducation et sans médecine ?) en invoquant des " créations originales " dont aucun exemple n’est fourni ? Très curieusement, c’est la Chine qui montre que l’on ne doit pas s’enfermer dans cette impasse réactionnaire.
L’exemple chinois
Que la Chine soit ici donnée en exemple peut sembler paradoxal. Que n’a t’on pas entendu sur la menace qu’elle représentait, combien d’écologistes convaincus n’ont-ils pas évoqué la fin de la planète si tous les Chinois avaient une mobylette, sans parler d’une voiture ? Encore une fois, il ne s’agit pas de revendiquer le droit de faire les mêmes erreurs productivistes que les pays du Nord, mais de se demander s’il existe un moyen d’échapper à cet apparent dilemme : soit les Chinois restent pauvres mais propres, soit ils se développent, mais la planète crève. Un début de démonstration pratique vient justement d’être fourni par la Chine, qui regroupe, quand même, 20 % de la population mondiale.
Les données récentes conduisent à modifier assez considérablement les perspectives et à relativiser le pessimisme ambiant. Ces résultats sont peu connus et vont tellement à l’encontre des schémas trop faciles qu’ils méritent d’être détaillés, d’après la présentation qu’en a faite la revue Science [6]
Le groupe de chercheurs qui a mené cette étude a constaté une inflexion très nette de la courbe : entre le pic de 1996 et l’année 2000, les émissions de CO2 de la Chine ont baissé de 7,3 %. Une partie de ce phénomène s’expliquerait par les effets de la crise financière de 1997-1998, imparfaitement reflétés par les statistiques officielles de production, tandis que les statistiques énergétiques pêcheraient de leur côté par optimisme. Une autre étude [7], émanant du Natural Resources Defense Council (NRDC) donne des fourchettes montrant qu’il se passe indéniablement quelque chose : la baisse de l’émission de CO2 de la Chine se situe entre 6 et 14 % entre 1996 et 1999, alors que l’économie a progressé dans le même temps de 22 % à 27 %. A titre de comparaison les émissions des Etats-Unis ont augmenté de 5 % sur la même période, pour une croissance économique moindre. La conclusion du NRDC est donc très claire : malgré les corrections apportées aux sources chinoises, il apparaît que la Chine " a réalisé de véritables progrès en matière d’efficacité énergétique et de réduction d’émission, démontrant ainsi que la dépense d’énergie et la pollution par effet de serre pouvaient ne pas augmenter mécaniquement avec la croissance économique, même dans les pays en développement ". Globalement, l’intensité énergétique (quantité d’énergie par unité de PIB) a baissé d’un tiers aux Etats-Unis entre 1980 et 2000, mais de moitié en Chine. Le pays désigné à l’avance comme le grand pollueur des années à venir a donc obtenu de meilleurs résultats que la puissance impériale. Ce n’est pas absolument une surprise si l’on considère la manière dont Bush a dénoncé les accords de Kyoto, au profit des intérêts de l’industrie pétrolière des Etats-Unis. Mais, du côté de la Chine, il faut signaler la bonne nouvelle que constitue cette rupture avec l’idéologie productiviste héritée du stalinisme et du Grand Bond en avant.
Les enseignements des scénarios
On utilisera ici les travaux de l’IPCC [8]
et les données d’organismes comme l’Energy Information Administration [9]
qui produisent et analysent les scénarios disponibles. Ces derniers peuvent, de manière générale, être regroupés en quatre grandes catégories, que l’on pourrait respectivement baptiser " catastrophe ", " fil de l’eau ", " Eldorado technologique " et " développement soutenable ". Ces scénarios ne réduisent pas beaucoup l’ampleur de l’incertitude qui pèse sur la plausibilité relative de chaque scénario, et sur leur cohérence interne. Sur le plan plus strictement technique on sait malgré tout un certain nombre de choses. Les modèles montrent par exemple que la stabilisation de la concentration de CO2 n’entraîne pas un arrêt immédiat du processus de réchauffement. Ce dernier pourrait se poursuivre pendant un siècle, en raison de la grande inertie de phénomènes comme l’élévation du niveau des océans, ou la fonte des glaces.
De manière plus générale, il existe une incertitude sur la forme exacte des liens entre la quantité de CO2 émise, son degré de concentration, et l’effet sur la température. Cette incertitude porte aussi sur le degré d’irréversibilité, sur les délais de réaction et sur l’existence de seuils. Cette incertitude conduit à un véritable paradoxe qui est le caractère peu opérationnel du paradigme écologique dans ce contexte d’incertitude. De deux choses l’une en effet : si l’on est dans le domaine des phénomènes continus (et encore mieux, réversibles) alors les objectifs concernant l’environnement ont le même statut que n’importe quel objectif économique. Dans ce cas, il serait parfaitement légitime d’appliquer les instruments de l’économie traditionnelle (pseudo-marchés et taxes) et le paradigme écologique n’existe pas. Il suppose justement une incertitude fondamentale, fondée sur l’existence de seuils et la possibilités de ruptures catastrophiques qui mettent en péril les conditions d’existence de l’espèce humaine. Dans ce cas, il faut tout subordonner à des politiques permettant de maintenir l’humanité à distance de ces seuils que l’on ne sait par ailleurs pas situer, ni même identifier avec précision.
Mais dans ce cas, on n’est même pas sûr qu’il n’est pas déjà trop tard. On peut très bien avoir franchi un seuil décisif qui fait que tout va se détraquer inexorablement. Les accords de Kyoto, ou les très timides écotaxes ne seraient alors que d’assez ridicules économies de bouts de chandelles. C’est un phénomène assez curieux, qui revient à ceci que l’on ne sait pas définir les objectifs. Certes, une sorte de consensus s’est réalisé autour d’une norme de concentration de 550 ppmv [10]
pour le CO2. C’est à peu près le double de la concentration qui existait avant la révolution industrielle, et une fois et demi celle qui prévaut aujourd’hui. C’est raisonnable mais en partie arbitraire. Et, encore une fois, le choix de cet objectif implique que l’on puisse considérer que l’on reste ainsi à distance suffisante des seuils à partir desquels s’enclencheraient les véritables scénarios-catastrophes.
L’expérience d’ores et déjà accumulées et sa systématisation sous forme de scénarios font apparaître le caractère multidimensionnel des transformations optimales. Il ne s’agit pas seulement d’innovations technologiques. Par exemple, l’intensification des échanges, liée à la mondialisation et aux techniques modernes de gestion, comme le " juste à temps " sont les principaux moteurs de la croissance énergétique. Ce sont des exemples très parlants des limites du calcul économique marchand : on nous explique par exemple que la mondialisation commerciale est stimulée par la baisse des coûts de transport, ou bien que le juste à temps permet de réduire les stocks et de faire ainsi des économies. Mais c’est évidemment oublier que la contrepartie de ces gains de rentabilité sont des " coûts " très réels pour l’ensemble de L’humanité.
Le même éclectisme doit prévaloir en matière d’innovations technologiques. On raisonne souvent comme si l’on avait le choix entre les sources d’énergie réellement existantes et des énergies alternatives forcément marginales (les éoliennes) ou non encore opérationnelles (la fusion nucléaire). Cette présentation arrange évidemment les partisans du nucléaire, mais elle est fausse, car elle oublie les technologies que l’on pourrait appeler " intermédiaires " et qui ont notamment pour objet de réduire les émissions de carbone et d’éliminer ou recycler les sousproduits gazeux. L’amélioration des pratiques agricoles et de l’usage des forêts peut aussi être une contribution importante. C’est tout l’intérêt de l’expérience chinoise dont les progrès reposent pour l’essentiel sur ce type d’innovations.
Un autre résultat important de l’examen des scénarios concerne l’importance décisive des synergies. On a déjà montré, à propose de l’identité de Kaya, que l’action sur un seul des leviers ne pouvait pas suffire à atteindre les objectifs fixés. Heureusement, il existe des interactions fortes entre les quatre grandes variables, et les meilleurs scénarios sont obtenus grâce à leur combinaison optimale. Ces principales interactions sont les suivantes :
– la première repose sur le développement du temps libre, d’une société de services et d’une moindre consommation de biens industriels dans les pays développés. Un tel mécanisme est d’ores et déjà enclenché et il a contribué, au moins autant que les efforts technologiques, à la réduction ou à la faible croissance de l’intensité énergétique au Nord. Il faut donc affirmer la priorité à la réduction du temps de travail dans l’affectation des gains de productivité, car c’est le moyen le plus direct de peser en faveur d’une croissance non productiviste où le temps libre et le développement des activités relationnelles deviendraient l’étalon du bien-être et la vraie mesure de la richesse ; - la seconde interaction met en jeu le développement social dans les pays du Tiers monde : l’amélioration des conditions de vie en général, combinée à une revalorisation du statut des femmes, conduit à un passage plus rapide à la transition démographique vers des taux de fécondité inférieurs ; - la troisième interaction porte sur les transferts technologiques des pays du Nord vers le Sud, qui leur permettent une forme de développement inégal et combiné (au bon sens du terme) leur permettant d’accéder directement à des formes d’énergie moins polluantes.
La voie étroite
La prolongation des tendances actuelles de la mondialisation conduit à un modèle planétaire dualiste. Cette organisation néolibérale de l’économie mondiale a pour effet de marginaliser les pays pauvres, à évincer leurs producteurs (notamment les paysans) en les exposant sans aucune protection aux performances des plus compétitifs. Dans ce schéma, le Sud est lui-même fractionné entre la frontière qui réussit à tirer quelques bénéfices du marché mondial. Mais ces bénéfices sont captés par des couches sociales étroites, tandis que le gros de la population doit accepter sa surexploitation pour être associé comme partenaire mineur (et de manière instable) à ce mode de développement chaotique. Du point de vue écologique, il s’agit d’une véritable fuite en avant qui s’accompagne d’un cynisme de principe : la variable d’ajustement consiste à reporter les externalités sur le Sud où se concentreront, au moins dans un premier temps, les catastrophes produites par l’effet de serre.
Le bon scénario est coopératif et repose sur deux éléments essentiels. Il assure tout d’abord les conditions d’un développement économique plus autocentré visant à réduire la dépendance alimentaire et à stabiliser l’agriculture, y compris la plus traditionnelle. Cela suppose de rompre totalement avec la conception ultra-libérale qui préside à l’organisation de l’économie mondiale. La possibilité pour chaque pays de contrôler son insertion sur le marché mondial doit être réaffirmée, à l’encontre de tous les préceptes néo-libéraux.
Du point de vue écologique, l’exigence centrale est le paiement par les pays du Nord de leur " dette écologique " sous forme de transferts permettant aux pays du Sud de sauter par dessus une phase d’industrialisation lourde et très polluante, en leur fournissant les moyens de développer une agriculture soutenable. Le respect des contraintes environnementales, notamment en matière d’effet de serre, va donc de pair avec une logique coopérative mondiale : la biosphère ne fait pas de distinction selon l’origine du CO2. Avant d’agir localement, il faut au préalable agir globalement et définir une programmation énergétique d’ensemble qui ne s’en remette pas à la débrouillardise locale mais planifie les transferts d’équipement et de technologie nécessaires. Le scénario néolibéral fait par nature obstacle à une telle coordination et on peut même soutenir qu’il contribue directement à la dégradation de l’environnement, en combattant très concrètement les formes de régulation nécessaires et en suscitant l’épuisement des ressources naturelles comme forme ultime et suicidaire de la compétitivité.
La voie est étroite et peut-être même bouchée, à cause de la domination des rapports sociaux capitalistes. Elle suppose en effet une forte dose de socialisation, selon deux dimensions. Il faut, tout d’abord, substituer au principe de profit maximum un objectif de maximisation sous contrainte des besoins sociaux. Comme ces contraintes ne sont pas des contraintes budgétaires marchandes, il s’agit de passer à un calcul économique radicalement différent, qui définit une logique éco-socialiste où la rentabilité financière est ramenée à un statut subordonné de critère d’économicité. Entre deux projets permettant le même type d’objectif, il faudra évidemment retenir celui qui est le plus profitable, autrement dit le moins coûteux à réaliser. Mais cette rentabilité ne doit pas intervenir dans la détermination des objectifs. Dans cette conception, la société, au lieu de chercher de " corriger " les choix réalisés à partir de la maximisation du profit, renverse la manière de prendre les choses. Ce qui doit être produit est déterminé à partir d’une délibération politique. On rejoint ici la position de René Passet [11] qui montre, en des termes similaires, que la logique du marché ne peut assurer la reproduction du milieu naturel. Le critère de maximisation du profit conduit les valeurs prises au-delà du respect de certaines normes. Ces normes peuvent être quantitatives ou qualitatives et elles constituent " un ensemble de contraintes dans les limites desquelles doit se situer le calcul économique ".
Pour placer ainsi les critères de soutenabilité sociale aux postes de commande, il faut instaurer un processus de décision qui se substitue aux hasards de la concurrence marchande. Dès lors, la question de la démocratie devient centrale, et la délibération politique n’est plus un élément décoratif, mais une modalité indispensable de la prise de décision, en raison de la complexité, de la multidimensionnalité, de l’intertemporalité, de l’irréversibilité, du degré d’incertitude, et du caractère non monétaire des choix à effectuer.
L’instrument adéquat pour " concevoir et pour promouvoir des stratégies à long terme d’un développement durable " [12], bref pour mener une politique écologique conséquente ne peut être alors qu’une programmation, autrement dit une planification. Le mot est tabou, mais la réalité qu’il désigne doit être assumée et réhabilitée. Après tout, les accords de Kyoto ne sont pas autre chose qu’un plan, visant à organiser la réduction des émissions de CO2 à l’échelle de la planète.
L’anti-capitalisme comme paradigme ?
Le paradigme écologique apparaît donc comme évanescent et peu opératoire. Cela a à voir avec les notions d’irréversibilité et de limites. Premier cas de figure : il se peut après tout que l’écologie s’impose par défaut. Si les limites ont été franchies, et si les mécanismes catastrophistes irréversibles ont été enclenchés, alors l’écologie a raison, et elle peut exister comme paradigme, mais c’est seulement pour dire qu’il n’y a plus rien à faire et qu’il faut vivre de la meilleure manière possible les moments qui restent à la vie sur cette planète. Si les limites n’ont pas été franchies, alors il existe des politiques curatives et/ou préventives qui doivent viser à nous préserver de leur funeste proximité, mais l’écologie n’est pas vraiment en mesure de déterminer ces limites, et donc les objectifs à poursuivre en matière de réduction des émissions, ni de proposer des méthodes Opératoires.
L’écologie politique réellement existante débouche sur la promotion d’instruments tels que l’écotaxe ou un " marché regulé des quotas " pour reprendre l’expression d’Alain Lipietz [13]. Ces propositions ne sont pas cohérentes avec la critique du calcul économique marchand qui est l’un des fondements de l’écologie politique, et que l’on retrouve par exemple dans l’affirmation selon laquelle " le monde n’est pas une marchandise ". La logique profonde de l’économie dominante repose précisément sur une confiance aveugle placée dans les mécanismes marchands. Or, ce qu’il y a de particulier dans la question environnementale, ce sont les phénomènes d’externalité : rejeter des déchets ou épuiser les ressources naturelles ne coûte rien à l’opérateur privé. Et il y a externalité en un sens plus large, dans la mesure où cela ne coûte effectivement rien en termes marchands. Peut-on sortir de cette contradiction en instaurant des mécanismes pseudomarchands là où il n’y en a pas ? Si la réponse est positive, alors il n’existe pas ici non plus de paradigme écologique supérieur au calcul économique habituel : il s’agit seulement d’élargir ce mode de calcul, d’où l’écotaxe ou le marché des droits à polluer.
Ce sont des aménagements sans doute souhaitables, mais qui sont tout le contraire d’une affirmation de l’écologie politique. Une écotaxe n’est pas un mal absolu, et même les marchés de permis à polluer peuvent être légitimes sur des domaines très spécifiques. Ils ont plutôt bien fonctionné dans le cas des CFC (chlorofluorocarbones) responsables du trou dans la couche d’ozone, dont les émissions ont été réduites de plus de 70 %. La généralisation de ce principe de marché des droits à polluer risque cependant d’instaurer des rapports très pernicieux entre le Sud et le Nord, en permettant aux pays riches d’acheter aux pays pauvres des droits à polluer, plutôt que de donner les moyens aux pays pauvres de se développer sans trop polluer.
Il ne s’agit pas de dire que la révolution socialiste est le préalable absolu à toute politique écologique. Maisil faut, de manière symétrique, éviter lepiège du réalisme gouvernemental des Verts qui consiste à proposer des aménagements marginaux, et parfaitement inefficaces, du capitalisme. Cet hyperréalisme qui consiste à faire comme si quelques centimes sur le litre du gazole définissaient une politique alternative, est un abandon. Il faut au contraire privilégier tout ce qui établit un contrôle renforcé sur les agissements du capital, par fixation de normes, d’interdits et de sanctions. C’est d’ailleurs vers ces solutions que l’on se tourne concrètement. Dans le cas de l’Erika, l’issue logique est de durcir la réglementation, pas de mettre en place une écotaxe ! Sur le prix du pétrole, par exemple, la hausse récente a balayé tout ce que les Verts avaient réussi à obtenir. Pourquoi ? Parce qu’aucune politique alternative de transports n’a été esquissée concrètement. On ne pouvait donc se prévaloir de rien pour justifier la hausse du prix du pétrole. Bref, cette politique d’accompagnement réaliste a pour effet principal de cautionner ce qui est finalement une forme d’inaction tout en donnant l’impression par sa propre mise en scène politicienne que les problèmes environnementaux sont pris en charge.
La perspective anticapitaliste dont il est question ici ne renvoie pas toute avancée au lendemain du Grand Soir. Elle est d’abord l’affirmation que la logique du profit est à la racine de toutes les menaces écologiques. Mais elle se traduit pratiquement, en privilégiant tout ce qui vise à restreindre le champ d’action des capitalistes. La meilleure politique écologique consiste à contrer sur tous les terrains la revendication d’une totale liberté de la part du capital. Cela suppose de renforcer l’intervention publique, de subventionner les programmes alternatifs, bref, tout ce que déteste ce capitalisme sauvage de ce début de siècle. C’est à cette condition que le combat écologique peut contribuer à refonder un projet socialiste. Et vice versa.
(tiré du site de Husson, voir notre page de liens)