"Reconstruire le capitalisme national" est un projet stratégique du gouvernement qu’approuvent naturellement les financiers et les industriels. Mais cet objectif est également soutenu par plusieurs intellectuels, qui n’expliquent pas en quoi la recomposition d’un système qui accable le peuple bénéficierait à la majorité. Le capitalisme - dans son versant extrême du néo-libéralisme - est la cause de la tragédie sociale dont souffre l’Argentine. [1]
Les porte-parole du progressisme évitent cette caractérisation et estiment qu’un "autre capitalisme" s’avérera utile si on arrive à "recréer une véritable bourgeoisie nationale". C’est pourquoi ils opposent à l’actuel modèle bourgeois d’accumulation celui en vigueur entre les années 1950 et 1970. Mais l’establishment actuel n’est-il pas héritier de la bourgeoisie précédente ? La discontinuité est-elle tellement significative entre les deux groupes ?
Membres, composition et nationalité.
Si le terme "bourgeoisie nationale" est utilisé pour décrire les grands propriétaires locaux des moyens de production, cette dénomination dépeint la classe capitaliste passée et actuelle. Cette classe forme un bloc composé de différentes fractions qui manient les ressorts de l’économie. Certaines politiques économiques favorisent l’hégémonie d’un certain segment aux dépens d’un autre, mais cette suprématie n’est jamais définitive. Si la convertibilité (peso-dollars), par exemple, bénéficie aux groupes liés aux privatisations et à l’endettement public, la dévaluation a aidé les secteurs qui exportent ou substituent les importations.
La composition du bloc dominant a changé au cours des trois dernières décennies, mais les développements et les déclins des entreprises ont été enregistrés au sein du même tissu patronal. Quelques entreprises ont maintenu leurs positions (Perez Companc, Pescarmona, Loma Negra), d’autres ont perdu du poids (FATE) et certaines ont crû rapidement (Macri, Arcor, Roggio).
L’association avec des groupes étrangers et la fuite de capitaux à l’extérieur ont aussi modifié la nationalité de beaucoup d’entreprises. Mais ces deux processus n’ont pas altéré le caractère territorial local de la bourgeoisie. L’Argentine constitue la base des opérations et la principale source de profits pour la majorité des entreprises. Bien qu’elles maintiennent hors du pays plus de 80.000 millions de dollars, elles ont tendance à faire entrer et expatrier cycliquement des fonds en fonction de la rentabilité. Pendant la première moitié des années 90, elles ont réintroduit de l’argent pour participer aux privatisations. Durant le quinquennat suivant, elles ont vendu des actifs et se sont enfuies avec les devises. Elles rapatrient actuellement à nouveau des fonds pour acquérir des biens dévalorisés par la dévaluation et revalorisés avec la relance économique.
Ces fluctuations confirment que le pays se situe au centre de leurs affaires. Bien qu’elles investissent dans d’autres régions (Amérique latine, Asie Centrale) et qu’elles se sont liées avec des partenaires étrangers (Techint), la majorité des entreprises n’est pas engagée dans des processus de fusion continentale (comme en Europe), et ne se limite pas non plus à être des gestionnaires ou commissionnaires d’activités financières (comme dans les Caraïbes).
Les groupes locaux ont perdu des positions face aux entreprises étrangères sur le marché domestique. [2] Ils partagent avec les capitalistes étrangers les bénéfices tirés de l’exploitation des travailleurs et agissent sous la même supervision du FMI que les entreprises internationales. Mais ce recul économique et cet entrelacement politique ont seulement affaibli la présence de la bourgeoisie nationale, qui est très loin d’avoir disparu.
"Oligarchie" et "conscience de classe"
Plusieurs analystes [3] considèrent que le bloc dominant forme une "nouvelle oligarchie". Mais ce vieux terme - qui était utilisé pour décrire les grands propriétaires fonciers - n’est pas applicable aux groupes économiques actuels. Ces secteurs ne sont pas des rentiers passifs, et n’échappent pas à la concurrence des investissements.
Il est certain qu’ils présentent un comportement "aventureux". Mais cette conduite n’est pas incompatible avec leur appartenance à la bourgeoisie nationale, puisque ce groupe a toujours inclus des mafieux et des membres de l’élite institutionnelle. D’autre part, le "chef d’entreprise responsable" connaît un net recul partout dans le monde, comme le prouvent les récents épisodes de Enron ou de Parmalat. La "diversification" des affaires ne constitue pas non plus une caractéristique oligarchique, puisque alterner des activités en fonction du profit est une façon courante de compenser les risques.
Les chefs d’entreprise locaux ont une prédilection pour la "valorisation financière". Toutefois, cette inclination n’est pas idéologique, ni ne réfute leur appartenance à la bourgeoisie. Habituellement l’option spéculative (1985-89 ou 1998-2002) précède ou suit les étapes complémentaires d’augmntation des investissements dans le secteur industriel (1990-95 ou depuis 2003).
Le caractère de "prébende" ne situe pas ce groupe hors de l’univers de la bourgeoisie nationale, parce que la dépendance des subventions publiques n’est pas une particularité des trois dernières décennies. L’Etat a parrainé de manière successive depuis l’après-guerre, la substitution d’importations, le protectionnisme de développement, les "promotions industrielles" et les "plans de compétitivité". Ce mécanisme a participé à l’émergence et à la permanence de la classe capitaliste argentine.
D’autres analystes [4] estiment que les chefs d’entreprise locaux "ne sont pas bourgeois, ni nationaux", parce qu’ "ils ont manqué de conscience de classe" en vendant leurs usines à des "parvenus financiers ou à des étrangers". Mais ont-ils récupéré ces convictions chaque fois qu’ils ont réinvesti des capitaux pour faire des affaires dans le pays ? Cet attribut ne peut pas se dissiper et réapparaître avec une telle fréquence.
Le paramètre objectif de la propriété est plus adéquat pour définir une classe dominante que les interprétations subjectives de ses conduites. Mais en adoptant, y compris ce second critère, il saute aux yeux que les capitalistes locaux ont toujours agi en défendant leurs propres intérêts. Ils l’ont fait en pariant sur la dictature et tous les gouvernements suivants. Que le résultat de cette politique ait été défavorable comparé à d’autres bourgeoisies nationales (Chili, Brésil, Corée du Sud), ce n’est pas le produit de l’"inconscience de classe", mais de la concurrence. Pour que certains capitalistes avancent sur le marché mondial, d’autres doivent nécessairement reculer et la bourgeoisie argentine s’est trouvée placée - durant les dernières décennies - dans le camp des perdants.
Territoires et projets
La disparition de la "bourgeoisie nationale" est une conclusion fréquemment exposée par les théoriciens de l’empire. Ils supposent que la "déterritorialité du pouvoir" a poussé les classes capitalistes périphériques à s’intégrer à une nouvelle domination transnationale, se substituant à la vieille rivalité entre des puissances. [5]
Mais quel épisode contemporain illustre ce règne d’un empire supranational ? Par exemple : les troupes nord-américaines occupent-elles l’Irak au service du "capital universel" ou des entreprises yankees qui rivalisent avec des entreprises européennes ? L’univers transnational homogène est aussi imaginaire que la dissolution des classes capitalistes centrales et périphériques dans un groupe indistinct.
Tandis que plusieurs sociétés américaines contrôlent des secteurs clef de l’économie argentine, aucun chef d’entreprise national n’a de l’influence sur le processus productif états-unien. Il est vrai que la compétition a changé et que les alliances sont très différentes de l’entre-deux guerres, mais ces accords continuent à s’établir sous le commandement d’appareils étatiques très différenciés. Une lutte entre des associations transversales du type "Perez Companc-Exxon contre Technit-Texaco" est pure fantaisie.
L’incessante domination impérialiste recrée, d’autre part, des chocs fréquents entre les multinationales et les bourgeoisies périphériques. Le conflit autour de l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) est un des exemples le plus récent de cette lutte. Si les capitalistes du Tiers Monde avaient disparu, la divergence en matière de tarifs douaniers qui oppose les exportateurs américains aux industriels locaux n’existerait pas.
En partant d’une conception complètement différente, un autre analyste identifie l’extinction des bourgeoisies dépendantes par l’absence "de projets nationaux" comparables à l’industrialisation de substitution de l’après-guerre. [6] Mais l’abandon indubitable de ce programme indique seulement que l’avance de l’internationalisation a modifié les priorités des capitalistes périphériques, sans provoquer leur décès comme groupe social.
Comme le capitalisme mondial se développe au moyen de polarisations, d’inégalités et de ruptures régionales, les essais d’autonomie nationale tendent à réapparaître périodiquement. Dans les années 90, ces expériences ont perdu du poids en Amérique latine, mais pas dans les économies asiatiques. Et comme les classes dominantes n’ont pas été pleinement assimilées par la recolonisation, les "projets nationaux" ressuscitent aussi en Amérique latine.
Mais l’expérience d’un siècle indique que ces tentatives apparaissent, échouent, ressurgissent et se décomposent à nouveau. Cette dynamique reflète la faiblesse structurelle et le comportement oscillant des bourgeoisies nationales, qui sont poussées à chercher à se soulager de leur situation marginale sur le marché mondial. L’incompréhension de cette contradiction conduit à deux erreurs symétriques : surévaluer la force de cette classe dans les périodes d’euphorie et imaginer son extinction dans les périodes de repli.
Dilemmes et options
Le corollaire logique de toutes les interprétations de la "fin de la bourgeoisie nationale" devrait être la non-viabilité de tout programme de capitalisme national - périphérique. Toutefois très peu de défenseurs de cette thèse arrivent à cette conclusion. Au contraire, la majorité d’entre eux proposent de remplacer le modèle néo-libéral par une sorte de modèle de "capitalisme régulé". Mais si le sujet central de ce mode de production a disparu : qui commanderait ce système et qui s’approprierait ses bénéfices ? Tout au plus une bureaucratie pourrait gérer ce régime, mais un capitalisme national sans chef d’entreprises locaux est un contresens.
Pour cette raison tous les gouvernements qui promeuvent effectivement ce type de projet renforcent les classes bourgeoises déjà constituées. Dans le cas argentin, loin de fantasmer avec la création d’une autre bourgeoisie, Kirchner fortifie les capitalistes existants. Les heureux élus de cette politique sont les bénéficiaires connus de l’étatisation de la dette et des subventions étatiques. Pour masquer cet appui à l’ensemble de la bourgeoisie, le président entame périodiquement un certain échange de feu verbal avec des groupes discrédités. (Macri [7], les entreprises privatisées, AFJP [8])
Ceux qui ignorent cette réalité en attendant la mythologique émergence d’une "autre bourgeoisie" devraient aussi considérer un autre problème : quel sens cela a t-il de contribuer à la construction d’une classe exploiteuse ? Il est logique que les banquiers et les industriels aillent dans ce sens. Mais les intellectuels qui partagent les aspirations populaires ne devraient-ils pas parier sur une alternative des travailleurs ?
Les entreprises récupérées constituent un exemple concret de ce dilemme, parce que leurs vieux propriétaires ont été remplacés par les ouvriers eux-mêmes. Quels devraient être les prochains pas ? Restituer les entreprises aux familles Zanón ou Brukman ou les livrer à un autre produit de la bourgeoisie nationale ? Les travailleurs ont opté pour un chemin beaucoup plus juste : avancer dans la gestation de formes de propriété et d’administration non capitalistes. Cette direction tend à retourner la traditionnelle délégation du pouvoir aux classes dominantes.
Souvent on a fait valoir que cette dernière subordination était nécessaire dans un pays dépendant touché par "la contradiction principale entre l’impérialisme et la nation" et caractérisé par une opposition entre "la bourgeoisie nationale et le rétrograde capital étranger". Mais dans ce raisonnement - qui idéalise le patronat local et dissout les antagonismes sociaux - les expectatives se sont basées sur Alfonsín, Menem et de la Rúa, (anciens présidents argentins) qui ont bloqué le développement d’une option réelle de la gauche.
L’appui au projet capitaliste de Kirchner, qui est souvent justifié en pariant sur l’évolution du schéma économique actuel vers un modèle plus généreux, conduit aujourd’hui à cette même frustration. Personne ne peut présager quelle sera la direction finale du gouvernement, mais l’expérience enseigne qu’un appui politique de ce type encercle le mouvement populaire, l’empêche de développer sa propre option du pouvoir et pousse la gauche vers l’autodestruction.
La conjoncture est propice pour imposer des conquêtes sociales et politiques et pour avancer par un chemin indépendant. Avec Kirchner, les classes dominantes ont recomposé la stabilité politique et la croissance économique, mais n’ont pas récupéré le contrôle social, ni ont désamorcé la protestation populaire. La résurgence de la mobilisation a placé le gouvernement dans une position défensive de temporisation. Ni les menaces répressives, ni la délégitimation officielle de l’occupation de la rue ont freiné la lutte sociale.
Par rapport au mouvement " piquetero ", un mouvement de masses combatif, qui pourrait rassembler dans une même action les chômeurs et les travailleurs actifs, se profile. L’acte extraordinaire du 20 décembre dernier indique - que pour la première fois depuis des décennies - se développe un processus populaire qui échappe au contrôle du justicialisme (péronisme) et qui jouit d’une implantation visible à gauche.
Les expressions - tant partisanes que " inorganiques " - de cette franche politique ont progressé en nombre (de manifestants), en acquis sociaux (entreprises récupérées) et en conquêtes organisatrices (élections universitaires). Et bien que ces progrès ne résolvent pas la question électorale en suspens, cet écueil pourrait commencer à être dépassé durant la prochaine période. Mais la véritable avance de la gauche requiert une définition stratégique d’opposition au "capitalisme national", parce que notre projet est l’égalité, la liberté et l’émancipation, c’est-à-dire le socialisme.
23 février 2004
NOTES :
[1] Cette revendication a été à plusieurs reprises exposée par les directeurs de l’Union industrielle et de l’Association de Banques et par différents politiciens (Miguel Bonaso) et intellectuels (José Nun).
[2] La participation nationale dans la production des 500 plus grandes entreprises a diminué à 20.6%. (Clarin, 02-10-03 / La Nacion, 9-11-03)
[3] Verbistky Horacio. "Estampillas". Pagina 12, 23-11-03
[4] Wainfeld Mario. Pàgina 12, 7-12-03
[5] Telle est l’opinion connue de Tony Negri. "L’Argentine ne sait pas que faire avec sa bourgeoisie". Clarin, 26-10-03.
[6] Cette vision est celle de Samir Amin. "Le dur monde capitaliste après le capitalisme" Pagina 12, 10-08-03. "J’ai été et continue d’être communiste". Rebelion, 27-0-03.
[7] Le Groupe Macri est le typique groupe capitaliste argentin qui bénéficie beaucoup des subsides de l’Etat. (N.d.T.)
[8] Les AFJP sont les administratrices privées des pensions (fonds de pension) qui se sont formées après la privatisation du système public prévisionnel des pensions. (N.d.T.)
Traduction de l’espagnol pour El Correo : Estelle et Carlos Debiasi.
Correction : Frédéric Lévêque.
Source : www.netforsys.com/claudiokatz.