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Du mouvement en Russie

Au bord du krach

Carine Clément

samedi 5 mars 2005

Curieusement, alors que l’opinion publique française s’est entichée de la " révolution orange " en Ukraine, rien n’est dit ou presque sur le mouvement social en train d’éclore en Russie. Trop de vieux peu présentables peut-être dans les manifestations, trop de jeunes allumés au propos peu politiquement corrects...

Rappelons tout d’abord les faits, puisque l’information semble sérieusement manquer en France. Le 1er janvier 2005, est entrée en vigueur une loi (la déjà légendaire au sein de la population " loi 122 ") qui transforme brutalement le système social - ce que nous appelerions en France la sécurité sociale et les services publics. La loi fait plus de 600 pages et contient des centaines d’amendements à des lois préexistantes et touchant des domaines aussi variés que l’éducation, la santé, l’écologie, le logement. Sous prétexte de nouvel ordonnancement des relations entre le centre et les régions (que reflète le titre officiel anodin de la loi), il s’agit en fait pour le pouvoir fédéral central de se défaire de la plupart de ses obligations en termes de protection sociale ou de garantie de services publics, et de les transférer aux régions.

Certains pourraient saluer ici une sainte décentralisation. C’est sans compter avec la réforme des impôts qui a précédé et qui diminue encore la part des recettes fiscales revenant aux régions. En réalité, la plupart des régions russes ne peuvent s’acquitter des charges sociales qui leur ont été transférées (et qu’elles peuvent ne pas honorer puisque la loi fédérale ne les y oblige pas, mais leur en donne le " droit "). C’est sans compter avec la centralisation des ressources et du pouvoir qu’entreprend actuellement Vladimir Poutine avec l’annulation des élections des gouverneurs, dorénavant nommés par le président. En résumé, la Russie se trouve au bord du plus grave krach social qu’elle ait jamais connu, pire encore que la thérapie de choc du début des années quatre-vingt-dix, qui n’avait concerné que le secteur économique, et avait laissé à la population la possibilité de survivre grâce à des loyers modérés et à des aides sociales indirectes diverses. C’est à ce système qu’entend mettre un terme le nouveau pouvoir poutinien.

" Thérapie sociale "

En France et dans de nombreux médias russes, on ne relève pour le moment de tout ce projet de " thérapie sociale " que le volet concernant le prétendu remplacement des " avantages sociaux en nature par des compensations financières ". De quoi s’agit-il ? La population russe ayant subi une brusque chute de ses revenus à la faveur de la libération des prix, début 1992, et les caisses de l’État ne permettant pas à l’époque d’assurer des retraites, salaires (aux fonctionnaires) ou autres allocations au niveau du minimum vital, de nombreuses lois ont été adoptées assurant à certaines catégories de la population des aides sociales en nature. Ce sont par exemple des loyers modérés, des réductions sur les abonnements téléphoniques, des médicaments et transports gratuits. Ces aides concernent pour la plupart les personnes âgées. Il s’agissait en fait de sauver les retraités de la misère, de leur permettre de se déplacer et de mener un minimum de vie sociale. D’autres catégories se sont également ajoutées : les étudiants et écoliers, les instituteurs (notamment des petits villages), les invalides, certaines catégories de fonctionnaires et de malades, les travailleurs du grand Nord - ceux-ci pour des raisons sociales. Et les victimes des répressions politiques sous le système soviétique, les " liquidateurs " de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl - pour des raisons politiques. Les aides perçues en nature n’étaient rien d’autre que la protection sociale et les indemnités dues par l’État à tous ces groupes sociaux. J’insiste sur cet aspect des choses, ainsi que sur le fait que la majorité des aides sociales en nature ont été mises en place par le régime eltsinien des années quatre-vingt-dix, non par le système soviétique. Il n’y a donc pas lieu de parler, comme le font couramment les médias, d’" avantages en nature hérités de l’époque soviétique ". Il ne s’agit ni d’avantages, ni d’héritage soviétique.

Quant aux mythiques " compensations monétaires ", s’élevant de 0 (pour les étudiants, par exemple) à 100 dollars, elles sont loin de couvrir les pertes de revenus liées à la suppression des aides sociales en nature.

Protestation versus propagande

Le projet de loi (122 désormais) avait déjà donné lieu à un début de mobilisation l’été dernier. Des actions de protestation ont eu lieu dans beaucoup de régions, organisées avant tout par les associations de retraités, d’invalides, de victimes des répressions, des liquidateurs de Tchernobyl, des défenseurs des droits de l’Homme et des syndicats. Mais, fort du soutien sans faille du parti présidentiel, Russie unie, le gouvernement a fait passer cette loi sans encombre, grâce aussi à une propagande digne des plus belles années soviétiques, qui présentait des retraités rayonnant à l’idée de recevoir bientôt des subsides sociaux en monnaie sonnante et trébuchante, à la place de services en nature dont tous n’avaient pas besoin.

La loi a été adoptée début août 2004, et plus personne ne s’en est occupée jusqu’à son entrée en vigueur le 1er janvier de cette année. Habitué à la passivité de la population, le pouvoir pensait que cette réforme allait passer comme les autres. Or, dès le lendemain des fêtes, les premiers conflits ont commencé, quand les gens ont pris le bus ou le métro et se sont vus obligés de payer. Spontanément, des centaines, puis des milliers de retraités sont sortis dans les rues, se sont rassemblés sur les places, ont bloqué les routes, exigé des comptes du pouvoir local. Puis le mécontentement s’est rapidement reporté, surtout sur le pouvoir fédéral. Aujourd’hui, les manifestants réclament l’abrogation de la loi 122, l’arrêt de la politique antisociale, le départ des députés de Russie unie, la démission des ministres du " secteur social ", et, de plus en plus souvent, la démission du président Poutine. Chaque jour, on compte entre dix et vingt manifestations dans tout le pays. Plus d’un million de personnes au total sont déjà descendues dans la rue. Les sondages indiquent un très fort soutien aux manifestants et un mécontentement général à l’égard de la loi. Il faut dire que presque chaque famille compte au moins une personne concernée par cette loi. S’il ne s’agit pas (encore ?) d’une révolution, le mouvement social est incontestable.

L’Occident se tait

Or qu’en dit-on en Occident ? Rien ou presque rien. Pourquoi, alors que cette société s’éveille pour la première fois depuis des années, fait-on soudainement la fine bouche ? Sans doute le mouvement ne correspond-il pas assez aux schémas démocratiques occidentaux : trop de drapeaux rouges, de colère, pas assez de libéralisme et de sympathie pro-occidentale. Une réalité plate et prosaïque : le mécontentement de populations qui se soucient infiniment moins de la démocratie abstraite que de la façon dont elles vont finir le mois, parvenir à payer le billet d’autobus et la facture d’électricité.

En tant que témoin des faits et sociologue, je tiens à questionner quelques clichés. Il s’agirait de " privilèges " accordés sans fondement à certaines catégories de la population. Privilèges, les dédommagements dus aux victimes des répressions staliniennes et des " liquidateurs " de Tchernobyl ? Les aides accordées aux personnes âgées dont la retraite est inférieure au minimum vital ? Les aides aux étudiants dont la bourse ne permet même pas d’acheter une carte mensuelle de transport ?

Il s’agirait de gens " nostalgiques " de l’ancien système. Nostalgie, la revendication d’une retraite permettant de vivre ? La revendication de dédommagement et de respect des victimes du système soviétique ? La présence de drapeaux rouges ne suffit pas à conclure à une volonté de retour à l’ancien système.

Il s’agirait uniquement de " vieux ". Et le nombre, de plus en plus important, de jeunes, étudiants, enfants de retraités, militants politiques ? Et les syndicalistes, surtout enseignants, qui se mobilisent ?

Il s’agirait de l’œuvre de " provocateurs ". Où sont les provocateurs, quand les manifestations et blocages de route ont commencé en prenant tous les partis politiques et militants par surprise ? Quand les actions se préparent par le bouche-à-oreille et que des comités ad hoc sont mis en place pour parlementer avec les représentants du pouvoir local ?

Il s’agirait, enfin, d’" extrémistes ". Si le blocage d’une route pendant quelques heures - pratique banale en Occident - peut être qualifié d’extrémiste, alors soit. Si l’incursion pendant quelques minutes de jeunes militants du Parti national-bolchevique (NBP) dans le cabinet du ministre des Affaires sociales et dans un bureau de l’administration présidentielle peut être passible de cinq ans de prison ferme (verdict des tribunaux russes), alors soit. Précisons tout de même que les libéraux défenseurs russes des droits de l’Homme, habituellement peu enclins à côtoyer les radicaux à tendance nationaliste du NBP, enchaînent les actions de protestation contre ce qu’ils considèrent comme des répressions politiques.

Plutôt que de se perdre dans les stéréotypes, tentons plutôt d’analyser la portée du mouvement en cours.

Mouvement spontané

Parmi les raisons qui me poussent à lui accorder une certaine importance, il y a sa naissance spontanée. Des milliers de personnes ont envahi les rues sans être convoquées, et elles y ont puisé un sentiment nouveau de " pouvoir faire ", d’autant plus que le pouvoir a déjà accepté certaines (relatives) concessions. Il y a aussi le fait que le mouvement s’est produit malgré la propagande, malgré les intimidations des forces de l’ordre, malgré la passivité des partis politiques. Il y a la sympathie, même passive, de la majeure partie de la population, le rassemblement autour d’une même cause de catégories très différentes, voire à orientation politique opposée (les comités des mères de soldats côtoient les militaires et les victimes des répressions staliniennes les communistes les plus orthodoxes, et tout le monde s’exprime librement). Il y a le début d’auto-organisation observable à la formation de comités d’action unitaires, de groupes d’initiatives et autres. Il y a aussi une certaine politisation, même limitée au refus - non à la loi et à la politique antisociale, non au gouvernement. Même Poutine, pourtant porté au pouvoir par les personnes âgées, voit sa cote de popularité dangereusement fléchir, et de plus en plus de slogans exigent sa démission. Enfin, parmi les points positifs, je suis tentée de ranger l’absence d’ingérence de l’Occident, qui n’a rien organisé, rien financé, qui ne remarque même rien.

Bien sûr, il ne s’agit pas (encore ?) d’un mouvement social au sens sociologiquement exigeant de mouvement conscient de lui-même, organisé et animé d’un même objectif. Cela reste un mouvement de protestation. Mais dans une société aussi délabrée et anesthésiée que la Russie, cela mérite mieux que quelques lignes blasées dans une brève de journal.

Pour donner aliment aux débats, je conclus sur les faiblesses du mouvement. On peut évoquer en premier lieu les tentatives de récupération qui sont à l’œuvre ces derniers temps, en particulier de la part du Parti communiste de Ziouganov, lequel voit là une possibilité de se refaire une santé. On peut faire remarquer également l’absence de ressources financières presque totale, l’Occident et les oligarques jouant aux abonnés absents. On doit évidemment parler de l’absence de programme positif d’un mouvement tout entier orienté " contre ". Enfin, sont à noter les limites de la coordination et de l’organisation du mouvement dans son ensemble, ce qui peut donner lieu à des dérapages vers des égoïsmes régionaux ou catégoriels. Des coalitions tentent de coordonner le mouvement sur tout le territoire, notamment celle dont je fais partie - le Conseil de solidarité sociale (SOS) -, qui rassemble des organisations de retraités, d’invalides, de " liquidateurs " de Tchernobyl, de malades, de victimes des répressions politiques, de défenseurs des droits de l’Homme, de syndicats alternatifs et de jeunes. Mais ces coalitions demeurent trop faibles. SOS a organisé une action de solidarité sur toute la Russie contre la politique antisociale du gouvernement le 12 février.

Le bilan est donc difficile à faire, les événements se précipitent. Mais, en tout cas, cela mérite un débat. La sympathie démocratique ne devrait pas avoir de couleur...

De Russie, Carine Clément

• Carine Clément est chercheuse à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie et membre du Conseil de solidarité sociale (SOS), .

(tiré du site de Rouge)