Archéologie de la Feuille de route
Par Edward W. Said
Al-Ahram Weekly, n° 642
12 - 18 juin 2003
Archaeology of the roadmap
http://weekly.ahram.org.eg/2003/642/op10.htm
Déchiffrer la feuille de route, c’est, selon Edward Said, faire face à un document sans position, inconscient du temps et du lieu.
Un raisonnement semblable a été fait au cours des derniers jours de mai, par Bush lui-même, dans des entrevues qu’il a données aux médias arabes bien que, fidèle à son habitude, il ait mis l’emphase sur des généralités plutôt que sur quoi que ce soit de spécifique. Il a rencontré les dirigeants palestiniens et israéliens en Jordanie et, un peu avant, avec les principaux dirigeants arabes, en excluant le Syrien Bashar al-Assad évidemment. Tout cela fait partie de ce qui semble dorénavant être une poussée en avant majeure de la part des États-Unis. Qu’Ariel Sharon ait accepté la feuille de route (avec suffisamment de réserves pour amoindrir son acceptation) semble bien augurer pour un État palestinien viable.
La vision de Bush (le mot frappe par sa consonance étrangement rêveuse dans ce qui est supposé être un plan de paix ferme, définitif et en trois phases) devrait ainsi se réaliser par l’entremise d’une Autorité restructurée, l’élimination de toute violence et incitation contre les Israéliens et l’installation d’un gouvernement qui répond aux demandes d’Israël et du soi-disant Quartette (les États-Unis, les Nations Unies, l’Union Européenne et la Russie) qui a conçu le plan. Pour sa part, Israël s’engage à améliorer la situation humanitaire, à alléger les restrictions et lever les couvre-feux, quoique le quand et le comment ne sont pas mentionnés.
D’ici à juin 2003, la Phase 1 devrait aussi entraîner le démantèlement des dernières soixante colonies sauvages (nommées « avant-postes illégaux » construits depuis mars 2001), quoique rien ne soit dit au sujet du démantèlement des autres, qui totalisent 200.000 colons en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, sans même mentionner les 200.000 autres sur les territoires annexés de Jérusalem. La Phase 2, décrite comme une transition s’étendant de juin à décembre 2003, devrait se concentrer, plutôt bizarrement, sur « l’option de créer un État palestinien indépendant avec des frontières provisoires et des attributs de souveraineté » - sans aucune spécification - culminant en une conférence internationale qui approuvera et donc « créera » un État palestinien, là encore avec des frontières provisoires. La Phase 3 devrait mettre complètement fin au conflit, également par le biais d’une conférence internationale dont le mandat sera de régler les questions les plus épineuses entre toutes : les réfugiés, les colonies, Jérusalem, les frontières. Le rôle d’Israël dans tout ça est de coopérer ; la véritable charge est placée sur le dos des Palestiniens, qui doivent livrer rapidement la marchandise, alors que l’occupation militaire demeurera plus ou moins en place, quoique allégée dans les principales régions envahies au printemps 2002. Aucun élément de contrôle n’est envisagé, et la symétrie trompeuse de la structure du plan laisse Israël réellement en charge de ce qui se produira ensuite - s’il se produit quelque chose. Pour ce qui est des droits humains des Palestiniens, actuellement pas tant ignorés que supprimés, aucun redressement spécifique n’est écrit dans le plan : apparemment, il est du ressort d’Israël de continuer ou non comme avant.
Pour une fois, disent les commentateurs habituels, Bush offre un réel espoir d’un règlement au Proche-Orient. Des fuites délibérées provenant de la Maison Blanche suggéraient une liste de possibles sanctions contre Israël si Sharon devenait trop intransigeant, mais elles ont rapidement été niées, puis ont disparu. Un consensus émergeant dans les médias présente les détails du document - plusieurs d’entre eux tirés de précédents plans de paix - comme le résultat de la nouvelle confiance de Bush suite à son triomphe en Irak. Comme pour la plupart des discussions portant sur le conflit israélo-palestinien, des clichés et des suppositions forcées, au lieu des réalités du pouvoir et de l’histoire vécue, donnent forme aux discours. Les sceptiques et les critiques sont rejetés en tant qu’anti-états-uniens, alors qu’une large partie de la direction juive organisée a dénoncé la feuille de route, prétendant qu’elle exige beaucoup trop de concessions israéliennes.
Mais les médias continuent de nous rappeler que Sharon a parlé d’une « occupation », ce qu’il n’a jamais concédé jusque là, et a effectivement annoncé son intention de mettre fin au contrôle israélien imposé à 3,5 millions de Palestiniens. Mais connaît-il vraiment ce qu’il se propose d’éliminer ? L’éditorialiste Gideon Levy, du Ha’aretz, a écrit le 1er juin que, comme la plupart des Israéliens, Sharon ne sait rien « de la vie sous couvre-feu dans des communautés en état de siège depuis des années. Que sait-il à propos de l’humiliation aux postes de contrôle ou de ceux qui sont forcés de voyager sur des routes de graviers et de boue, au péril de leur vie, afin de conduire une femme en couches à l’hôpital ? Au sujet de la vie au bord de la privation ? D’une maison détruite ? D’enfants qui voient leurs parents battus et humiliés au milieu de la nuit ? »
Une autre omission horrible dans la feuille de route est le gigantesque « mur de séparation » présentement construit en Cisjordanie par Israël : 347 kilomètres de béton allant du nord au sud, dont 120 ont déjà été édifiés. Il fait huit mètres de hauteur et trois d’épaisseur ; son coût est de 1,6 millions de dollars par kilomètre. Le mur ne sépare pas seulement Israël d’un État palestinien putatif sur la base des frontières de 1967 : il annexe effectivement de nouvelles terres palestiniennes, parfois jusqu’à cinq ou six kilomètres d’étendue. Il est bordé de tranchées, de barbelés électrifiés et de fossés ; il y a des tours de guet à intervalle régulier. Près d’une décennie après la fin de l’Apartheid sud-africain, ce mur affreusement raciste est érigé presque sans aucune critique de la part de la majorité des Israéliens et de leurs alliés états-uniens qui, qu’ils le veuillent ou non, paieront la plus grosse partie de la facture.
Les 40.000 habitants palestiniens de la ville de Qalqiliya ont leurs maisons d’un côté du mur, alors que la terre qu’ils cultivent et dont ils tirent leur subsistance est de l’autre côté. Il est estimé que, lorsque le mur sera terminé - vraisemblablement pendant que les États-Unis, Israël et les Palestiniens argumenteront depuis des mois à propos des procédures - près de 300.000 Palestiniens seront séparés de leurs terres. La feuille de route est silencieuse à ce sujet, tout comme à propos de la récente approbation de Sharon pour un mur du côté est de la Cisjordanie qui, s’il est construit, diminuera le total de territoire palestinien disponible pour l’État rêvé par Bush à environ 40% de la superficie totale. C’est ce que Sharon a dans l’esprit depuis le début.
Une prémisse non avouée sous-tend l’acceptation largement mitigée du plan par Israël et l’engagement évident des États-Unis pour ce plan : le succès relatif de la résistance palestinienne. Cela est véridique, peu importe qu’on déplore certaines de ses méthodes, son coût exorbitant et les lourdes traces qu’elle laissera au sein d’une autre génération de Palestiniens qui n’ont pas totalement abandonné devant l’écrasante supériorité du pouvoir israélo-états-unien.
Toutes sortes de raisons ont été données pour expliquer l’émergence de la feuille de route : que 56% des Israéliens la soutiennent, que Sharon s’est finalement plié à la réalité internationale, que Bush a besoin d’une couverture arabo-israélienne pour ses aventures militaires, que les Palestiniens sont enfin revenus à la raison et ont poussé en avant Abou Mazen (l’ancien nom de guerre bien plus familier de Mahmoud Abbas), et ainsi de suite. Une partie de cela est vrai, mais je persiste à soutenir que, sans le refus obstiné des Palestiniens d’accepter qu’ils seraient un « peuple vaincu », tels que les a récemment décrits le chef d’état-major israélien, il n’y aurait pas de plan de paix. Toutefois, quiconque croyant que la feuille de route offre effectivement quoique ce soit ressemblant à un règlement ou qu’elle s’attaque aux questions fondamentales, se trompe. Comme une large part du discours prédominant sur la paix, elle place les exigences de contrainte et de renoncement et de sacrifice carrément sur le dos des Palestiniens, niant ainsi la densité et la véritable gravité de l’histoire palestinienne. Déchiffrer la feuille de route, c’est faire face à un document sans position, inconscient du temps et du lieu.
La feuille de route, en d’autres mots, n’est pas tant un plan de paix qu’un plan de pacification : elle vise à mettre un terme à la Palestine en tant que problème. De là la répétition du terme « performance » dans la prose gauche du document - en d’autres mots, comment on s’attend à ce que les Palestiniens se comportent, presque dans le sens social du mot. Pas de violence, pas de manifestations, plus de démocratie, de meilleurs dirigeants et institutions, tous basés sur la notion que le problème sous-jacent a été la férocité de la résistance palestinienne plutôt que l’occupation qui l’a alimentée. Rien de comparable n’est exigé de la part d’Israël, sauf que les petites colonies que j’ai déjà mentionnées, nommées « avant-postes illégaux » (une toute nouvelle classification qui suggère que certaines des colonies israéliennes en terre palestinienne soient légales) doivent être abandonnées et que, oui, les colonies majeures doivent être gelées, mais certainement pas délaissées ou détruites. Rien n’y est dit de ce que les Palestiniens ont subi aux mains des Israéliens et des États-uniens depuis 1948 et à nouveau après 1967. Rien au sujet du dé-développement de l’économie palestinienne tel que décrit par la chercheuse états-unienne Sara Roy dans un livre à venir. Les démolitions de maisons, le déracinement d’arbres, les plus de 5.000 prisonniers, la politique d’assassinats ciblés, les bouclages depuis 1993, la ruine totale des infrastructures, le nombre incroyable de morts et de blessés - tout cela et plus passe sans la moindre mention.
L’agression féroce et l’unilatéralisme entêté des équipes états-unienne et israélienne sont déjà bien connues. L’équipe palestinienne n’inspire pratiquement pas de confiance, telle qu’elle est composée de suiveurs d’Arafat recyclés et vieillissants. En effet, la feuille de route semble avoir donné une nouvelle vie à Yasser Arafat, malgré tous les efforts conçus par Powell et ses assistants pour éviter de lui rendre visite. Malgré la politique stupide d’Israël consistant à essayer de l’humilier en le cloîtrant dans son complexe présidentiel en ruines, il est toujours au contrôle. Il demeure le président palestinien élu, il a entre les mains les cordons de la bourse palestinienne (la bourse est loin d’être bombée) et pour ce qui est de son statut, aucune des présentes équipes « réformées » (qui, avec deux ou trois additions significatives sont formées des mêmes membres mélangés des anciennes équipes) ne peut rivaliser avec le vieil homme pour le charisme et le pouvoir.
Prenons Abou Mazen pour débuter. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1977 au cours de ma première participation au Conseil National au Caire. Il a donné de loin l’exposé le plus long, dans son style didactique qu’il a dû perfectionner en tant qu’enseignant dans une école secondaire au Qatar, et a expliqué à l’assemblée de parlementaires palestiniens les différences entre le sionisme et la dissidence sioniste. C’était une intervention remarquable, puisque la plupart des Palestiniens n’avaient alors pas la moindre idée qu’Israël était composé non seulement de fondamentalistes sionistes, qui étaient maudits pour tout Arabe, mais aussi de divers types de peaceniks et d’activistes également. En rétrospective, le discours d’Abou Mazen a marqué le début de la campagne de rencontres de l’OLP, pour la plupart secrètes, entre des Palestiniens et des Israéliens qui ont eu de longs dialogues en Europe au sujet de la paix et qui ont eu quelque effet considérable dans leurs sociétés respectives en donnant forme aux composantes qui ont rendu Oslo possible.
Quoi qu’il en soit, personne ne doutait qu’Arafat avait autorisé le discours d’Abou Mazen et la campagne subséquente, qui a coûté la vie à des hommes braves tels que Issam Sartawi et Said Hammami. Et alors que les participants palestiniens provenaient du centre de la politique palestinienne (c’est-à-dire du Fatah), les Israéliens formaient un petit groupe marginalisé de partisans de la paix, rejetés, dont le courage était louable pour cette raison même. Pendant les années de l’OLP à Beyrouth, de 1971 à 1982, Abou Mazen résidait à Damas, mais a rejoint Arafat et son équipe d’exilés à Tunis pour la décennie suivante. Je l’y ai vu nombre de fois et j’ai été frappé par son bureau bien organisé, ses manières bureaucratiques discrètes et son évident intérêt pour l’Europe et les États-Unis en tant que forums où les Palestiniens pourraient faire un travail utile de promotion de la paix avec des Israéliens. Après la Conférence de Madrid en 1991, on a dit qu’il avait réuni des employés de l’OLP et des intellectuels indépendants en Europe et les a assemblés en équipes afin de préparer des documents de négociation sur des sujets tels que l’eau, les réfugiés, la démographie et les frontières, en préparation de ce qui deviendrait les rencontres secrètes d’Oslo en 1992 et 1993, bien que, au meilleur de ma connaissance, aucun des dossiers n’a été utilisé, aucun des experts palestiniens n’a été impliqué directement dans les pourparlers et aucun des résultats de ces recherches n’a influencé les documents finaux qui en ont émergé.
À Oslo, les Israéliens ont réuni une série d’experts soutenus par des cartes, des documents, des statistiques et au moins dix-sept brouillons de ce que les Palestiniens finiraient par signer, alors que les Palestiniens ont malheureusement restreint leurs négociations à trois hommes complètement différents, de l’OLP, aucun d’entre eux ne parlant l’anglais ou n’ayant une expérience dans la négociation internationale (ou de toute autre sorte). L’idée d’Arafat semble avoir été de réunir une équipe pour lui permettre, à lui, de rester dans le processus, spécialement après son expulsion de Beyrouth et sa décision désastreuse de se placer aux côtés de l’Irak au cours de la Guerre du Golfe de 1991. S’il avait d’autres objectifs en tête, alors il ne s’y est pas préparé efficacement, comme ça a toujours été son style. Dans les notes d’Abou Mazen et dans d’autres récits anecdotiques des négociations d’Oslo, le subordonné d’Arafat est nommé « architecte » des accords, même s’il n’a jamais quitté Tunis ; Abou Mazen va plus loin, en disant qu’il a mis un an après les cérémonies de Washington (où il est apparu aux côtés d’Arafat, Rabin, Peres et Clinton) pour convaincre Arafat qu’il n’avait pas obtenu un État à Oslo. Malgré tout, la plupart des comptes rendus des pourparlers de paix insistent sur le fait qu’Arafat tirait toutes les ficelles. Il ne faut donc pas s’étonner que les négociations d’Oslo aient largement dégradé la situation générale des Palestiniens. L’équipe états-unienne, menée par Denis Ross, un ancien employé du lobby juif - travail auquel il est maintenant retourné - soutenait à répétition la position israélienne qui, après une décennie de négociations, consistait à rendre 18% des Territoires occupés aux Palestiniens, dans des termes très défavorables, avec les FDI qui demeureraient en charge de la sécurité, des frontières et de l’eau. Tout naturellement, les colonies ont plus que doublé.
Depuis le retour de l’OLP dans les Territoires occupés en 1994, Abou Mazen est resté un personnage de second rang, connu universellement pour sa « flexibilité » face à Israël, sa soumission à Arafat et son manque total de toute base politique organisée, même s’il est un des membres fondateurs du Fatah et membre de longue date et secrétaire général de son Comité central. Autant que je sache, il n’a jamais été élu à quoi que ce soit, et certainement pas au Conseil législatif palestinien. L’OLP et l’Autorité palestinienne sous Arafat sont tout sauf transparentes. Bien peu est connu sur la façon dont les décisions ont été prises et comment l’argent est dépensé, où il est et qui, à part Arafat, a quelque chose à dire sur cela. Cependant, tout le monde est d’accord pour dire qu’Arafat, un abominable administrateur et contrôleur fanatique, demeure la figure centrale à tous les points de vue. C’est pourquoi l’élévation d’Abou Mazen au poste de Premier ministre réformateur, qui a tant plu aux États-Unis et à Israël, est perçue par la plupart des Palestiniens comme, disons-le, une sorte de blague, la manière du vieil homme pour s’accrocher au pouvoir en inventant une nouvelle astuce, pour ainsi dire. Abou Mazen est généralement considéré terne, modérément corrompu et sans idées claires propres à lui, excepté qu’il veut plaire à l’homme blanc.
Comme Arafat, Abou Mazen n’a jamais vécu en dehors du Golfe, de la Syrie, du Liban, de la Tunisie et maintenant de la Palestine occupée ; il ne connaît pas d’autre langue que l’arabe et n’a pas de talent d’orateur en public. Au contraire, Mohammed Dahlan, le nouveau chef de la sécurité, de Gaza - l’autre figure proclamée dans laquelle les Israéliens et les États-uniens placent tant d’espoir - est plus jeune, plus ingénieux et plutôt impitoyable. Durant les huit années au cours desquelles il a dirigé une des quatorze ou quinze organisations de sécurité d’Arafat, Gaza était surnommée Dahlanistan. Il a démissionné l’année dernière, pour être finalement re-recruté pour le poste de « chef de la sécurité unifiée », par les Européens, les États-uniens et les Israéliens, malgré qu’évidemment il soit lui aussi un homme d’Arafat. Maintenant, on s’attend à ce qu’il s’attaque au Hamas et au Jihad islamique ; une des demandes réitérées d’Israël, derrière laquelle repose le rêve qu’il se produira quelque chose qui ressemblera à une guerre civile palestinienne, une lueur d’espoir dans les yeux des militaires israéliens.
Quoi qu’il survienne, il me semble clair que, peu importe l’assiduité et la flexibilité des « performances » d’Abou Mazen, il sera limité par trois facteurs. L’un, bien évidemment, est Arafat lui-même, qui contrôle toujours le Fatah qui est, en théorie, également la base de pouvoir d’Abou Mazen. Un autre est Sharon (qui aura vraisemblablement les États-Unis derrière lui jusqu’au bout). Dans une liste de quatorze « remarques » au sujet de la feuille de route, publiées dans Ha’aretz le 27 mai, Sharon signale les limites très étroites de ce qui pourrait être interprété comme de la flexibilité de la part d’Israël. Le troisième est Bush et son entourage ; à en juger par leur conduite dans l’Afghanistan et l’Irak d’après-guerre, ils n’ont ni le cœur ni la compétence pour la reconstruction qui sera sans doute nécessaire. Déjà, la droite chrétienne du sud, base de Bush, a protesté bruyamment contre toute pression sur Israël, et le très puissant lobby pro-israélien et son auxiliaire docile, le Congrès états-unien occupé par Israël, se sont mis à l’action contre toute suggestion de coercition face à Israël, même si ce serait crucial, maintenant qu’une phase finale a débuté.
Il peut sembler chimérique que j’écrive, même si l’avenir immédiat est lugubre pour une perspective palestinienne, qu’il n’est pas tout à fait noir. Je reviens à l’entêtement mentionné plus haut et au fait que la société palestinienne - dévastée, presque ruinée, affligée par nombre de choses - est, comme la grive de Hardy au plumage ébouriffé par la rafale, encore capable de lancer son esprit au-delà du pessimisme grandissant. Aucune autre société arabe n’est si turbulente et sainement insoumise, et aucune n’est plus fournie en initiatives civiles et sociales et en institutions fonctionnelles (incluant un miraculeux et vital conservatoire de musique). Malgré qu’ils sont le plus souvent non organisés et que, dans certains cas, ils vivent de misérables vies d’exilés et d’apatrides, les Palestiniens de la diaspora sont encore engagés énergiquement dans les problèmes de leur destinée collective, et tous ceux que je connais essaient toujours d’une quelconque façon que ce soit de faire avancer leur cause. Ce n’est qu’une minuscule partie de cette énergie qui a fait son chemin jusqu’à l’Autorité palestinienne qui, excepté la figure hautement ambivalente d’Arafat, est demeurée étrangement marginale au sort commun. Selon des sondages récents, le Fatah et le Hamas réunis auraient le soutien de 45% de l’électorat palestinien, les 55% restants évoluant vers des formations politiques plutôt différentes et beaucoup plus prometteuses.
L’une d’entre elles me semble particulièrement significative (et je l’ai rejointe), vu qu’elle fournit présentement la seule formation réellement populaire qui garde ses distances autant avec les partis religieux et leurs politiques fondamentalistes sectaires, qu’avec le nationalisme traditionnel offert par les vieux (plutôt que jeunes) activistes d’Arafat au sein du Fatah. Elle a été nommée Initiative Politique Nationale (NPI), et sa figure centrale est Mustafa Barghouti, un médecin formé à Moscou, dont le travail principal a été en tant que directeur de l’impressionnant Village Medical Relief Committee, qui a apporté des soins médicaux à plus de 100.000 Palestiniens ruraux. Ancien membre résolu du Parti communiste, Barghouti est un organisateur et un dirigeant modeste qui a maîtrisé les centaines d’obstacles physiques entravant les déplacements et voyages à l’étranger pour les Palestiniens, afin de rallier presque tous les individus indépendants et les organisations importantes derrière un programme politique qui promet des réformes sociales aussi bien que la libération au-delà des lignes doctrinaires. Étrangement dépourvu de la rhétorique conventionnelle, Barghouti a travaillé avec des Israéliens, des Européens, des Américains, des Africains, des Asiatiques et des Arabes pour construire un mouvement de solidarité bien organisé et enviable qui pratique le pluralisme et la coexistence qu’il prêche. La NPI ne se lance pas dans la militarisation sans direction de l’Intifada. Elle offre des programmes de formation pour les sans-emploi et des services sociaux pour les pauvres, pour la raison que cela répond aux circonstances présentes et aux pressions israéliennes. Par-dessus tout, la NPI, qui deviendra bientôt une formation politique reconnue, cherche à mobiliser la société palestinienne en Palestine et en exil pour des élections libres - des élections authentiques qui représenteront les intérêts palestiniens plutôt qu’israéliens ou états-uniens. Cette sensation d’authenticité est ce qui semble si manquant dans le chemin tracé pour Abou Mazen.
La vision ici n’est pas un État provisoire fabriqué sur 40% de la terre, avec les réfugiés abandonnés et Jérusalem conservée par Israël, mais un territoire souverain libéré de l’occupation militaire par une action de masse impliquant des Arabes et des Juifs partout où cela est possible. Parce que la NPI est un mouvement authentiquement palestinien, les réformes et la démocratie sont devenues une partie de ses pratiques quotidiennes. Des centaines parmi les plus valables militants et indépendants palestiniens s’y sont déjà joints, et des rencontres d’organisation ont déjà eu lieu, et plusieurs autres sont prévues à l’étranger comme en Palestine, malgré les difficultés terribles pour contourner les restrictions israéliennes sur la liberté de mouvement.
C’est une certaine consolation de penser que, pendant que des négociations et discussions formelles se poursuivent, une multitude d’alternatives informelles et non récupérées existent, parmi lesquelles la NPI et un grandissant mouvement de solidarité internationale sont maintenant les principales composantes.
Edward W. Said
Traduit de l’anglais par Olivier Roy
Solidaire du peuple palestinien
http://www.solidarite-palestine.org/