26 août 2004
L’affluence aux urnes ce dimanche [le 15 août 2004, ndlr] au Venezuela fut énorme. Une grande majorité de l’électorat participa au referendum révocatoire. La nouvelle constitution [adoptée par referendum le 15 décembre 1999, ndlr] de ce pays octroie aux citoyens le droit de révoquer le mandat du président avant son terme. Aucune autre démocratie occidentale ne consacre ce droit écrit ou non écrit.
Les oligarques vénézuéliens et leurs partis, qui s’étaient opposés à cette constitution lors d’un referendum (ils ont ensuite échoué à faire chuter Hugo Chávez par un coup d’Etat qui bénéficia de l’appui de Washington et lors d’une grève pétrolière menée par une bureaucratie syndicale corrompue), l’ont utilisée maintenant pour essayer de se défaire de l’homme qui a amélioré la démocratie de son pays. Pour aussi forts et retentissants que furent les cris d’angoisse de l’opposition (et ceux de ses médias apologistes dans et hors du pays), la nation entière sait en réalité ce qui s’est passé : Chávez a vaincu ses opposants de manière démocratique pour la quatrième fois de suite. La démocratie au Venezuela, sous la bannière des révolutionnaires bolivariens, a ouvert une faille au sein du système bipartite corrompu favorisé par l’oligarchie et par ses amis en Occident.
Ce résultat a été obtenu malgré la totale hostilité des médias privés : les deux quotidiens, ainsi que les chaînes de télévision de Gustavo Cisneros [considéré comme le Murdoch latino-américain, ce magnat de la presse vénézuélien est un des principaux opposants à l’actuel gouvernement, ndlr], et de CNN, n’ont pas essayé de déguiser leur franc soutien à l’opposition. Certains correspondants étrangers à Caracas se sont convaincus que Chávez est un caudillo oppresseur et sont désespérés de traduire leurs fantasmes dans la réalité. Ils n’arrivent pas à fournir la moindre preuve qu’il existe des prisonniers politiques, et encore moins des détentions dans le style de Guantanamo ou des licenciement de dirigeants de télévision ou de directeurs de journaux (comme cela a eu lieu sans provoquer de grands scandales dans la Grande Bretagne de Tony Blair).
Quelques semaines avant le référendum, à Caracas, j’ai eu une longue discussion avec Chávez. Pour moi, il est clair que ce qu’il tente de faire n’est rien de plus ni rien de moins que la création d’une social-démocratie radicalisée au Venezuela, qui bénéficie à la strate sociale la plus basse. En ces temps de dérégulation, de privatisation et de suprématie du modèle anglo-saxon dans lequel l’économie domine la politique, les objectifs de Chávez sont considérés comme révolutionnaires, même si les mesures proposées ne sont pas différentes de celles du gouvernement britannique d’après-guerre de Clement Attlee. Une partie de la richesse du pétrole est investie dans l’éducation et la santé pour les pauvres.
Au moins un million d’enfants des quartiers les plus pauvres bénéficient maintenant d’une éducation gratuite, 1,2 million d’adultes analphabètes ont appris à lire et à écrire, l’éducation secondaire est maintenant accessible pour 250.000 enfants dont le statut social les excluait de ce privilège durant l’"ancien régime", trois nouveaux campus universitaires étaient opérationnels en 2003 et six de plus seront prêts pour 2006.
En ce qui concerne la santé publique, les 10 000 médecins cubains qui ont été envoyés pour aider le pays ont transformé la situation dans les districts les plus pauvres, où fonctionnent 11.000 cliniques de proximité, et le budget pour la santé a été triplé. Ajoutez à cela le soutien financier aux petits commerces, les nouvelles maisons construites pour les démunis, la loi de réforme agraire promulguée malgré la résistance, légale et violente, des propriétaires fonciers. Fin 2003, 2.262.467 hectares avaient été distribués à 116.899 familles.
Les raisons de la popularité de Chávez sont évidentes. Aucun régime antérieur n’avait ne serait-ce que remarqué la difficile situation des pauvres. Et on ne peut éluder qu’il ne s’agit pas seulement d’une simple division entre riches et pauvres, mais aussi d’une différence de couleur de peau. Les chavistes tendent à être de peau obscure, reflétant en cela leurs ancêtres, natifs et esclaves. L’opposition tend à être de peau claire et quelques-uns de leurs plus désagréables supporters traitent Chávez de " singe noir ". Un spectacle de marionnettes dans lequel Chávez était représenté par un singe a même été organisé par l’ambassade des Etats-Unis à Caracas. Mais Colin Powell n’a pas trouvé cela amusant et l’ambassadeur a dû s’excuser.
L’étrange argument présenté cette semaine dans un éditorial hostile de The Economist, selon lequel tout ce qui a été fait [les réformes, ndlr] l’a été pour gagner des voix, est extraordinaire. C’est plutôt le contrait qui s’est produit. Les Bolivariens voulaient le pouvoir pour que des réformes réelles puissent être mises en oeuvre. Il est ridicule de suggérer que le Venezuela est au bord d’une tragédie totalitaire. Les Bolivariens ont fait preuve d’une incroyable prudence.
Quand j’ai demandé à Chávez de m’expliquer sa philosophie, il a répondu : "Je ne crois pas dans les postulats dogmatiques de la révolution marxiste. Et je n’accepte pas que nous vivions dans une période de révolutions prolétariennes. La réalité nous le dit tous les jours. Mais s’ils me disent que face à cette réalité je ne peux rien faire pour aider les pauvres, alors je dis ‘partons camarades’. Je n’accepterai jamais qu’il ne puisse pas y avoir de redistribution de la richesse dans la société. Je crois qu’il est préférable de mourir dans la bataille plutôt que soutenir à tout prix une idée très pure et très haute de la révolution, et de ne rien faire... Tente-le, et fais ta propre révolution, bats-toi, avance un peu, même si c’est seulement d’un millimètre, dans la direction correcte, au lieu de rêver avec des utopies". Et ceci, c’est la raison pour laquelle il a gagné.
Source : Pagina 12, Argentine, 18 août 2004.
Traduction : Fab & Frédéric Lévêque. Risbal