L’éditorial de Serge Truffaut du 28 décembre sur les élections en Ukraine est un bon exemple du parti pris idéologique et de l’ignorance du pays qui, malheureusement, caractérisent une grande partie du reportage médiatique sur l’Ukraine.
L’éditorialiste affirme que le " régime autocrate " que Iouchtchenko veut balayer a été imposé en 1991 par " une nomenklatura en suivant à la lettre les ordonnances édictées par le Kremlin. " Ce conte de fée est peut-être réconfortant pour les nationalistes ukrainiens qui s’obstinent à voir la main de Moscou dans tous les malheurs de leur pays souffrant. Mais, hélas, cela a peu à voir avec la réalité. Le régime élu en 1991 était le fait d’une coalition entre la nomenklatura ukrainienne et les nationalistes pro-occidentaux réunis dans le parti " Roukh ", essentiellement les mêmes forces nationalistes qui appuient aujourd’hui avec tant d’enthousiasme Viktor Iouchtchenko. Ces forces ont conclu cette alliance avec le diable ex-communiste, fraîchement reconverti au patriotisme ukrainien, parce qu’elles n’avaient pas à elles seules le moindre espoir de gagner une majorité de l’électorat. Moscou, dont le régime communiste était cliniquement mort et le régime capitaliste à peine né, n’y était pour rien.
Truffaut exprime l’espoir que Iouchtchenko " mettra un terme aux méfaits des oligarques qui ont fait main basse sur tout un pays. " Nous appelle-t-il donc à ignorer la présence marquante d’oligarques dans l’équipe même de Iouchtchenko ? Il s’agit, entre autres, de la milliardaire Iulia Timochenko et du " roi sucré " Porochenko. Et devrait-on oublier que Iouchtchenko a lui-même été le premier ministre sous le Président sortant Koutchma ? À l’époque, Iouchtchenko a qualifié ses rapports avec le président comme ceux entre un fils et son père. Enfin, devrait-on tourner les yeux de la présence d’éléments fascisants parmi les forces nationalistes qui font partie de la coalition de Iouchtchenko ?
Quant aux penchants pro-occidentaux de Iouchtchenko que l’éditorialiste cite avec une approbation évidente, n’oublions pas que jusqu’à 2000 le régime de Koutchma a été un favori de Washington (l’Ukraine, après Israël et l’Égypte, était le troisième plus important bénéficiaire de l’aide bilatérale des États-Unis) et un enfant chéri du FMI, dont le premier vice-directeur en 1999 a loué le président Koutchma tout en fustigeant l’obstructionnisme du parlement. Les oligarques sont évidemment des pillards cyniques, mais le désastre que constitue l’économie ukrainienne n’a pas été créé sans l’aide des gouvernements occidentaux.
Bref, les choses ne sont pas aussi nettes que l’éditorialiste tente de nous le faire croire. Que les classes populaires ukrainiennes aient une véritable soif de démocratie et de justice - j’en suis certain. Est-ce que l’administration de Iouchtchenko va la satisfaire ? Permettez-moi d’en douter. Cela m’a réchauffé le cœur de voir les masses sortir dans la rue et l’occuper. Je souhaite sincèrement que cela arrive plus souvent chez nous pour protester contre des politiques pour lesquelles on n’a pas voté et qu’on ne veut point. Mais sans leurs propres organisations politiques et sans leur propre projet de société, ces masses vont en toute probabilité avoir encore une fois servi de bélier pour des forces qui leur sont fondamentalement hostiles.
D’ailleurs, avec toutes les différences, n’est-ce pas essentiellement cela qui se passe les dernières années en Occident lors des élections ?
David Mandel
Professeur de science politique, UQAM
Co-directeur de l’école de la démocratie du travail de l’Ukraine