15 000 personnes accueillent à Québec, le 7 mai 2005, la Charte mondiale des femmes pour l’humanité dans son périple autour de la planète. Silence dans les médias ou presque : l’événement est relégué aux pages intérieures et aux mentions rapides. Un père en colère escalade le pont Jacques-Cartier : malgré les critiques qui fusent, il accapare l’attention des caméras et fait la une de tous les journaux. Le traitement médiatique est-il vraiment le même pour tous ?
Une femme d’expérience brille la direction d’un parti politique : on lui reproche ses foulards, l’argent de son mari et son ambition "sournoise". Un homme plus jeune vise le même poste : on le juge élégant, mesuré, en possession de ses moyens et d’une légitime ambition. Les partis politiques sont-ils prêts à porter une femme au pouvoir ?
De toute évidence, le double standard empêche encore les femmes d’être jugées équitablement malgré leurs réalisations scolaires, professionnelles. Aucune n’est à l’abri du "deux poids deux mesures". Étudiantes en médecine, premières de classe ou politiciennes aguerries, toutes doivent redoubler d’efforts pour concurrencer leurs collègues masculins.
Il ne suffit pas d’avoir une égalité de droits - et ça, les Québécoises l’ont acquis, ne pas le reconnaître serait de la mauvaise foi - pour vivre tous les jours, une égalité de faits. Et le meilleur conseil - ou Conseil - à donner aux chantres de l’égalité serait bien celui-ci : ne confondez pas égalité et symétrie.
S’il y avait égalité réelle, entre les hommes et les femmes du Québec, les secondes gagneraient-elles encore quand elles sont travailleuses syndiquées et à temps plein, 83% du salaire horaire des premiers ? Passeraient-elles encore chaque semaine dix heures de plus que leur conjoint à nager dans le bonheur de tâches domestiques et familiales ? Ne franchiraient-elles pas le cap des 30% de femmes en politique ? Se gâcheraient-elles encore la santé à coup de régimes amaigrissants et de petits pots de jeunesse pour garder la ligne, et, sur elles le regard des hommes ? Verraient-elles leurs filles grandir la bedaine à l’air, victimes candides de la publicité sexiste ? Seraient-elles si nombreuses à exiger de véritables mesures de conciliation famille-travail... que les gouvernements leur accordent à la miette alors que les employeurs, la bouche fleurie de compétitivité-concurrence-déréglementation, se font tirer l’oreille qu’ils ont si dure ?
"Questions saugrenues ! Vous n’en n’aurez jamais assez ! Vous êtes déjà allées trop loin !", rugissent une poignée de masculinistes qui prétendent parler au nom de tous les hommes. Les médias tendent leurs micros et leurs colonnes à ces vibrants défenseurs de la condition masculine quand ils imputent aux avancées des femmes et aux féministes le recul de certains hommes, leur taux de suicide trop élevé, leur taux de diplômation trop bas. Problèmes réels et graves, mais qui ont bien d’autres causes que l’entrée massive des filles à l’Université ou le nombre d’enseignantes dans les écoles. Les femmes ont investi elles aussi le milieu de l’éducation. Devraient-elles s’en sentir coupables ?
Oui, les pères ont des droits, mais faut-il commettre des gestes irresponsables du haut d’un pont pour dénoncer la prétendue collusion des mères et des juges en matière de garde d’enfants.
Ces attaques masculinistes illustrent un anti-féminisme latent dans la société québécoise et une misogynie que certaines femmes ont intégrés, malheureusement,. Elles aussi sont convaincues que l’égalité entre hommes et femmes est atteinte, qu,elles ne sont pas victimes de discrimination, que leur chum à elle est "correct", que celles qui se battent encore sont de vieilles chialeuses ringardes.
En fait, malgré les grandes avancées des les gains arrachés de haute lutte, les femmes et les féministes ne sont pas allées assez loin. Trop d’inégalités persistent et les acquis sont trop fragiles pour que les vaillantes que nous sommes ne gardions pas l’œil ouvert, la tête haute, les alliances soupes et, s’il le faut, la pancarte dressée !
Ces inégalités petites ou grands, nous les vivons tous les jours. D’abord comme travailleuses. Quand un droit comme l’équité salariale devient une norme d’échange pour le gouvernement en période de négo : quand une bachelière gagne moins, après cinq ans sur le marché du travail, quand son collègue d’université ; quand la maternité continue d’appauvrir les femmes alors que la paternité n’entrave pas la carrière d’un homme ; quand ce sont en majorité des travailleuses qui portent plainte pour harcèlement psychologique : quand le travail à temps partiel, précaire ou atypique, touche surtout les femmes.
Et si ça s’arrêtait là ! Parmi nous, il y a aussi des mères d’enfants, aux besoins multiples, des conjointes de partenaires à bout de souffle, des filles de parents vieillissants, des amoureuses en quête de temps et d’équilibre. Nous avons tant de choses à faire, et l’obsession de trop bien faire. Nous courons du boulot à la garderie à l’épicerie au centre d’accueil, malgré nous condamnées à la triple tâche, transformées, veut pas en aidantes naturelles, peu soutenues par un État qui se déleste de ses responsabilités en nous surchargeant. Un État qui veut économiser dans les services de garde, qui n’investit pas assez dans les services à domicile pour personnes en perte d’autonomie, qui risque de ralentir l’accès des filles moins fortunées à l’éducation supérieure, qui se demande sans cesse plus à son propre personnel,s ans lui offrir en échange plus d’autonomie professionnelle et de reconnaissance.
La diminution des services publics, la transformation accélérée des réseaux de la santé, des services sociaux, de l’éducation et des services de garde : tout cela nous frappe de plein fouet comme travailleuses et comme citoyennes. Dans la course folle à la privatisation, les plus pauvres surtout des femmes, seront perdants encore une fois.
Citoyennes, voilà un autre rôle que nous tenons à jouer. Nous voulons intervenir sur l’État des choses, la politique, l’environnement, les finances publiques, la privatisation de la santé, l’accès à l’éducation et à l’emploi, le développement des régions et la gouvernance locale. Le bien commun nous tient à cœur, nous entendons les appels de Michèle Asselin, Laure Waridel, Hélène Pednault. Nous voulons continuer d’améliorer de l’intérieur le militantisme syndical,. Nous voulons assouplir la ligne des partis politiques. Nous voulons du temps pour nous engager dans ces causes plus gandes que nous, qui nous tirent en avant.
Pour toutes ces raisons, parce que la tâche n’est pas finie, nous devons nous engager encore et toujours. Résister ne suffit pas, il faut avancer ensemble. Faire taire le défaitisme, le cynisme, la démobilisation, la contagieuse morosité ambiante.
Toujours engagées comme travailleuses syndiquées.
Parce que la syndicalisation améliore nettement les conditions des travailleuses et que les dizaines de milliers de Québécoises au bal de l’échelle valent qu’on les soutienne. Parce que les syndicats sont de formidables outils de changement social : les victoires des syndiquées servent de locomotive à l’amélioration des droits de toutes les femmes. Parce que le gouvernement en refusant par la loi 8 le statut de salariées aux éducatrices et ressources intermédiaires en milieu familial, nie à ces quelque 14 000 travailleuses leur droit fondamental à la syndicalisation,. Parce qu’il faut se dresser contre un gouvernement qui recourt cavalièrement à la matraque législative pour décréter les conditions de travail de milliers de travailleuses et travailleurs du secteur public, au mépris total des personnes et, dans bien des cas, des principes élémentaires de négociation. Parce que c’est une majorité de femmes, tant salariées qu’utilisatrices de services, qui écopera des conséquences de ce coup de force. Et parce que, même si nous y avons de solides appuis, nous n’avons pas fini de prendre dans les structures syndicales toute la place qui nous revient, trop peu nombreuses encore aux postes de décisions.
Toujours engagées , comme femmes féministes. Parce que les mots n’ont jamais tué personne et que le féminisme est d’abord un humanisme à la recherche de justice et d’équilibre. Parce que les jeunes femmes ont besoin de savoir la vérité, de connaître l’histoire. Tout ce dont elles profitent n’est pas tombé du ciel et peu leur être retiré : jamais les acquis ne sont à l’abri des reculs. Parce que la fierté d,une juste colère mène plus loin que la gentillesse à tout prix. Et parce qu’il y a du plaisir à marquer des buts en équipe.
Toujours engagées, comme mère travailleuses invisibles. Parce que la triple tâche à moitié rémunérée, ’est assez. Parce que les Québécoises ne feront pas grimper le taux de natalité pour les beaux yeux de politiciens nostalgiques, sans mesures de conciliation, sans aide à domicile, sans fiscalité équitable, sans services de garde accessibles. Et parce que les hommes et les pères doivent donner plus que leur 30%... -leur part des tâches domestiques !
Toujours engagées, comme citoyennes solidaires. Parce que la classe moyenne et syndiquées n’est pas le Québec, et que le Québec n’est pas le monde. Parce que la pauvreté qui sabote une enfance sur cinq, qui rogne les ailes de générations entières, est notre voisine trop discrète. Parce que trop de femmes d’ailleurs n’ont pas, comme nous, le vent dans les voiles et que voilées, trafiquées ou vitriolées pour l’honneur, elles attendent de nous plus que de la compassion.
Oui, pour une réelle égalité, toujours engagées. C’est vrai, le travail à abattre est énorme. Mais depuis quand les défis nous font-ils peur ?