Six mois seulement se sont écoulés depuis la chute de Ben Ali, l’indéracinable dictateur de Tunisie, protégé par la bourgeoisie internationale – en premier lieu française. Cinq mois à peine que son homologue égyptien Hosni Moubarak, véritable coqueluche du Fonds monétaire international, devait à son tour quitter précipitamment une présidence dont bien peu pensaient pouvoir le déloger un jour.
Ces deux événements sont d’une ampleur considérable et ont constitué, constituent, et constitueront un immense espoir pour les peuples du monde arabe, et bien au-delà. Face à un monde capitaliste globalisé, impitoyable pour les plus faibles, ces deux révolutions ont démontré qu’il y avait une autre issue à la crise du système capitaliste, une autre issue que de se laisser aller au désespoir et à la résignation.
C’est le sens à donner aux multiples processus en cours actuellement, qui touchent le Maghreb et le Machrek, à des degrés et des rythmes propres à chaque pays. C’est bien la révolution tunisienne qui a permis l’entrée en lutte du peuple égyptien. C’est également la symbolique déclenchée par la combinaison et la simultanéité des deux événements qui ont sonné le début des insurrections populaires et des mouvements revendicatifs qui ont touché, sous des formes et à des degrés divers, les uns après les autres, tous les pays du monde arabe... et certains pays européens. « Il n’y a plus de doutes. Le vent qui a électrisé le monde arabe ces derniers mois, l’esprit des protestations répétées en Grèce, des luttes étudiantes en Grande-Bretagne et en Italie, des mobilisations anti-Sarkozy en France... est arrivé jusqu’ici » notent fort justement nos camarades de l’État espagnol.
Des Revendications universelles
En développant l’informatique et les réseaux sociaux de communication, le capitalisme a certes développé de nouveaux besoins aliénants, mais également de nouvelles exigences démocratiques. Plus aucun dictateur ne peut aujourd’hui organiser la répression de son peuple à huis clos. L’information en temps réel gérée directement par les protagonistes des révolutions en cours, alimente une réflexion collective de masse sur l’histoire au présent. Elle donne corps à l’universalité des revendications portées aussi bien par les manifestants de la place Tahrir que par les indignés de la Puerta del Sol... ou par les insurgés syriens contournant chaque jour par de nouvelles astuces, le black-out que voudrait imposer le président criminel Bachar al-Assad. Dès lors, c’est la confrontation des situations, leurs similitudes, l’identification aux autres, qui deviennent moteurs de la radicalisation et dessinent une sorte de « cahier revendicatif » universel :
– tous les mouvements en cours convergent dans une critique radicale des dictatures et des régimes antidémocratiques. Le fameux « Dégage ! » accompagné du gracieux geste « effaceur » de la main est maintenant décliné à toute occasion, avec pour cible, au choix, un simple patron, un roi ou un président ! Au-delà de l’anecdote et son côté ludique, il s’agit d’une volonté d’en finir avec toute forme de pouvoir personnel et monolithique.
– Ce sont les formes mêmes des représentations politiques, et institutionnelles qui sont actuellement en crise. En Tunisie, comme en Égypte, pour ne prendre que ces deux exemples, les tenants de la dictature, loin d’avoir désarmé, comptent reconstituer leur influence à l’occasion des futures élections.
– L’immolation de Mohammed Bouazizi, suivie d’autres en Algérie et en Égypte, a constitué un traumatisme majeur pour toute une jeunesse sans avenir, sacrifiée sur l’autel des profits des entreprises capitalistes. Précarité, absence d’avenir sont devenus insupportables, « là-bas » comme ici !
Oui, en quelques mois le monde a changé, et nous assistons à une remontée des luttes – y compris en Chine, où pourtant le taux de croissance n’a cessé de monter ! – qui nous permet de passer du slogan défensif « un autre monde est possible » à celui plus combatif « un autre monde est nécessaire ». Nous, anticapitalistes, y ajoutons que seules les révolutions pourront en finir avec ce vieux monde porteur d’injustice sociale et de barbarie. De nouveau, l’histoire va dans le bon sens, celui des bouleversements sociaux profonds et des révolutions ! Nous pouvons enfin l’affirmer sans passer pour des rêveurs impénitents.
Rapport de forces
Cet « optimisme de la volonté » ne doit pas, pour autant nous faire oublier que les ennemis de ces révolutions en marche sont nombreux, organisés, influents, riches, corrupteurs et tout autant déterminés que nous le sommes, et surtout que le sont les révolutionnaires arabes.
C’est tout d’abord sur le plan de la bataille idéologique que se mène la contre-révolution, qu’elle prenne la forme d’articles de presses défaitistes, ou du maintien coûte que coûte des anciennes cliques dirigeantes dans les sphères du pouvoir :
– certains articles de propagande publiés sur internet par des blogueurs, purs produits des « think-tank » américains tentent la démoralisation, prédisent à répétition l’échec des processus. C’est le cas par exemple de Shadi Hamid de la Brooking Institution (tout un programme !) pour qui « le printemps arabe est terminé » et que « tout le monde se fait massacrer ». Comme si nous ne savions pas que les processus révolutionnaires sont de nature complexe, que leurs parcours peuvent être longs, chaotiques, parsemés de reculs, d’incertitudes, de doutes même.
– Les élections qui vont se tenir dans les tout prochains mois en Égypte et en Tunisie constituent un enjeu majeur dans l’évaluation du rapport entre forces sociales après seulement quelques mois de remise en cause de l’ordre établi. En Tunisie comme en Égypte, l’impérialisme veille à ses propres intérêts et verrait d’un très mauvais œil l’organisation d’élections réellement démocratiques qui donneraient la parole aux sans-voix et jetteraient les bases d’un véritable pouvoir populaire issu des mobilisations, remettant en cause les équilibres géopolitiques antérieurs. Ce débat est au cœur des mobilisations actuelles dans les deux pays et débouchera au terme de l’actuel bras de fer soit sur un pouvoir calqué sur l’ancien régime, une démocratie formelle alignée sur les « exemples » occidentaux, soit sur l’édification d’un nouveau système, issu d’une assemblée constituante, basé sur les organes de contre-pouvoir que sont les comités révolutionnaires et autres structures populaires de terrain.
Les forces politiques issues des régimes post-coloniaux ont toutes, plus ou moins, participé à la survie des régimes dictatoriaux et ont permis aux capitalistes occidentaux de maintenir les peuples du Maghreb et du Machrek sous leur domination. C’est la raison essentielle qui fait qu’aujourd’hui leur crédibilité est faible voire inexistante face aux aspirations populaires. Elles n’ont plus le moindre rôle historique à jouer dans la situation actuelle, où la question du pouvoir est posée. Cela ne veut pas dire qu’elles vont quitter ce pouvoir par un claquement de doigt.
Dans la floraison des nouvelles formations politiques postulant aux prochaines élections, tant en Égypte qu’en Tunisie, survivent des caciques des dictatures affublés de nouveaux masques plus présentables.
Les rassemblements des derniers jours au Caire et à Tunis s’en prennent systématiquement à la persistance de ces anciens partisans de Ben Ali et de Moubarak, toujours présents dans l’appareil d’État (police, justice, armée) ou dans les conseils d’administration des multinationales. Les centaines de milliers de manifestants ont conscience qu’un futur ne sera possible que débarrassé à jamais des forces contre révolutionnaires. Ce ne sont pas non plus les partis religieux, entrés tardivement dans l’action, et pour un temps marginalisés, qui constitueront autour d’eux une vraie opposition révolutionnaire à même d’accomplir un renversement social de cette importance. Leur projet de société ne remet en cause ni le capitalisme ni la propriété privée des moyens de production.
C’est bien du côté des forces révolutionnaires et progressistes que doivent s’élaborer les actions de masse, qui en dehors de la tenue d’élections seront les seules à imposer et à garantir les avancées sociales voulues par le plus grand nombre. Cette tâche est immense, indispensable et devra s’appuyer sur un soutien international sans faille. L’absence cruelle d’une alternative anticapitaliste, internationaliste implantées dans chaque pays est assurément aujourd’hui un handicap sérieux à ce programme.
Troupes impérialistes... dégagez !
Alors qu’ils ont toujours été les plus fidèles alliés des dictatures, les pays engagés dans les forces de l’Otan interviennent militairement sur le sol libyen au prétexte d’en chasser Kadhafi , créant parallèlement de toutes pièces une coalition alternative, le CNT composé – pour la partie connue de ses membres – de bon nombre d’anciens responsables de la dictature. Sans revenir ici sur ce débat, il nous faut réaffirmer que jamais la libération des peuples, ni au Maghreb ni en Syrie, ne pourra se faire à l’ombre des bombardiers des forces impérialistes. Les insurgés syriens le répètent en permanence, « Nous ne voulons pas d’intervention étrangère ! Nous chasserons nous-mêmes Bachar ».
Notre devoir de militantEs anticapitalistes résidant dans des pays engagés dans l’Otan est de dénoncer cette ingérence impérialiste qui vise à reprendre le contrôle de toute la région, au profit des multinationales. Il est également de renforcer notre soutien à la cause palestinienne qui demeure un étendard universel de la lutte contre l’impérialisme. Il est aussi bien sûr d’agir enfin contre les entreprises européennes et françaises qui continuent de surexploiter dans une indifférence médiatique complice les salariés des centres d’appel... Comme le dit le député espagnol Luis Zamora, « Il y a une révolution permanente, ininterrompue dans la tête de millions de personnes ! »