« Aujourd’hui, on reste calme, bien en place, on ne frappe personne, c’est compris ? » Sanglé dans un uniforme bien repassé, le capitaine de police passe ses troupes en revue, et transmet la consigne. Mardi 18 janvier 2011 à Tunis, la police dispersait les manifestants avec des tirs tendus de grenades lacrymogènes et un usage intensif des matraques. Mercredi 19 janvier, c’est donc « le calme ».
Alors, peu à peu, des centaines de manifestants se pressent sur le terre-plein central de l’avenue Bourguiba, dans le centre-ville. Leur nombre grandit d’heure en heure, tous scandent des slogans hostiles au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de l’ancien président Ben Ali. Le RCD a conservé les quatre ministères clés du gouvernement provisoire formé lundi. Certains manifestants brandissent des photos des ministres RCD affublés de croix gammées : « Fascistes, terroristes ! Dégage ! ».
Au sein de la foule, plusieurs jeunes se relaient avec un mégaphone fourni par l’UGTT, l’Union générale tunisienne du travail, la centrale syndicale fondée en 1924. C’est, de fait, la seule organisation politique représentée en tant que telle et tolérée parmi les manifestants, qui s’agrègent de manière spontanée jusqu’à la nuit tombée.
Selon une annonce faite mercredi matin (le 19 janvier) par le ministre du développement rural, le premier conseil des ministres doit se tenir jeudi. Mais le gouvernement paraît déjà condamné par la démission, mardi, de plusieurs ministres de l’opposition, dont trois affiliés à l’UGTT, qui réclame, comme les manifestants, le retrait du RCD. Le parti de Ben Ali semble en bout de course. L’UGTT, elle, apparaît plus que jamais comme la seule force politique incontournable.
« L’opposition est très faible ; aujourd’hui, ce qui compte, c’est l’UGTT, et l’armée », juge Hassan, un manifestant pourtant sympathisant du parti démocrate progressiste (PDP, opposition légale). Lundi, avant la démission des trois ministres affiliés à l’UGTT, pas moins de six membres du gouvernement faisaient ou avaient fait partie de la direction de la centrale syndicale, qui est aussi représentée à l’Assemblée et au Sénat.
Implantée dans chaque région, la centrale revendique 5000’00 adhérents, principalement dans le secteur public. C’est une force politique sans équivalent aujourd’hui en Tunisie, sur laquelle l’opposition politique légale tente de se greffer. Toute la journée de mercredi, le Forum démocratique pour le travail et les libertés et Ettajdid, les deux organisations d’opposition également en dehors du gouvernement, ont discuté avec la direction de l’UGTT pour unifier leur position.
Beaucoup de Tunisiens souhaitent désormais voir l’UGTT jouer un rôle politique plus important, à la mesure de sa participation au mouvement révolutionnaire. Déléguée syndicale de la branche des médecins hospitaliers, Ahlem Belhal a commencé à militer dans l’UGTT en 1987. Également militante et ancienne présidente de l’association tunisienne des femmes démocrates, elle se souvient du tournant de 2009, quand son syndicat a peu à peu pris la mesure du mouvement de Gafsa, dans le sud du pays, pour faire évoluer la ligne de l’organisation après la réélection de Ben Ali fin 2009.
« Les mouvements sociaux étaient très forts, explique-t-elle. L’exécutif de l’UGTT a été obligé de suivre ses militants, qui étaient massivement investis dans ces mouvements. Aujourd’hui, l’UGTT doit être le garant du changement, politique, économique et social. Il n’en existe pas d’autres, l’organisation doit donc assumer un rôle politique important. L’UGTT, c’est notre garde-fou social. »
Les trois ministres affiliés à l’UGTT qui ont démissionné mardi du gouvernement, sont issus de la gauche tunisienne. Économiste reconnu en Tunisie, inlassable critique du régime, Abdeljedid Bédoui, promu lundi pour occuper un obscur portefeuille de « ministre auprès du premier ministre » selon le communiqué officiel, est par exemple une figure de la gauche altermondialiste locale, très loin de la politique de privatisation engagée depuis 2000.
Tournant décisif, début janvier
Longtemps pourtant, le syndicat a dû affronter une bureaucratie fidèle au régime de Ben Ali. Elu au congrès de 2002, réélu en 2007, le secrétaire général Abdessalem Jrad n’a pas toujours soutenu des positions progressistes hostiles au président tunisien, loin s’en faut. En 2009, il s’était prononcé, comme l’ensemble du bureau exécutif, pour la réélection de Ben Ali. C’était alors la position majoritaire au sein de la commission administrative de l’UGTT, qui regroupe 84 délégués par branche, en plus des 13 membres du bureau exécutif élu au congrès.
« J’ai eu l’honneur de rencontrer le chef de l’Etat et ce fut l’occasion d’un très important entretien, au cours duquel nous avons abordé la situation douloureuse dans certaines régions du pays, ainsi que des idées et des propositions de l’UGTT, affirmait-il encore, le... 12 janvier 2011, deux jours avant la fuite de l’ancien président tunisien (!), avant de conclure : J’ai trouvé auprès du Président de la République une vision profonde des principaux problèmes et de leurs causes et une volonté de les résoudre. »
Son intelligence tactique, reconnue par nombre de militants, lui a toutefois permis de sentir l’importance du mouvement et de plier, quand le régime lui-même demeurait aveugle. Début janvier, lors d’une assemblée générale extraordinaire, le secrétaire général avait entériné la décision d’entamer des grèves générales tournantes par région.
« Ce fut un tournant, estime Sami Souhli, secrétaire général des médecins et des pharmaciens, historiquement à gauche, et qui siège à la commission administrative. Nous avons voté pour une grève générale tournante afin de s’accorder avec ce qu’était la réalité du terrain. Nos militants étaient déjà très impliqués, mais le régime était féroce, tirait à vue, il fallait encadrer un minimum le mouvement. Car dès ce moment, beaucoup de camarades avaient le sentiment que le régime était fragile, et était prêt à tout. L’UGTT a alors joué son rôle, d’où sa popularité aujourd’hui. »
Cinq jours après la chute de Ben Ali, le tournant progressiste de l’UGTT a donc été entériné à tous les étages, validant ainsi l’investissement syndical que ses militants ont parfois payé cher depuis la prise de pouvoir de l’ancien dictateur tunisien.
Les positions progressistes de certaines branches de la centrale syndicale, comme celle des PTT ou de l’enseignement supérieur, ont été construites pas à pas par les militants de base durant les années 1990, quand le régime se déchaînait contre tout ce qui pouvait de près ou de loin lui faire un peu d’ombre. « La gauche était tellement faible alors, se rappelle Lamjed Jemli, professeur de philosophie et militant de l’UGTT. Nous étions tellement fractionnés à l’époque, si divisés par une répression très dure. On ne pouvait même pas faire de grève de la faim en prison pour attirer l’attention : ou bien ils nous forçaient à manger, ou bien on héritait d’une balle dans la tête. »
Son apprentissage politique, Lamjed Jemli l’a effectué au sein de l’Union générale des étudiants tunisiens, ce qui lui a valu de fêter ses 20 ans en prison. 27 mois d’emprisonnement, de 1994 à 1996. Admis au concours du Capes de philosophie une fois ses études achevées, envoyé dans un lycée à Monastir, il est licencié au bout d’un mois par l’administration en raison de son parcours politique. Contraint de chercher un emploi dans le privé, il profite finalement de l’ouverture d’un call center à Ben Arous, au sud de Tunis, pour s’y faire embaucher et fonder le premier syndicat tunisien de ce secteur d’activité.
Aujourd’hui coordinateur des sections UGTT du secteur privé, Lamjed Jemli n’a plus de doute : pour lui, c’est sûr, le RCD va se dissoudre : « Ils n’ont pas le choix, ils ne peuvent faire le chantage de la sécurité contre le coup d’Etat militaire : notre armée, c’est 45’000 personnes, appelés compris. Une dictature militaire, ce n’est pas possible. Et la population le sait. Elle n’acceptera pas de se faire voler sa révolution sous ce prétexte. Le meilleur choix pour le RCD maintenant est de s’autodissoudre, de rendre les locaux de l’Etat qu’il occupe et les voitures de fonction. Ils pourront ainsi, s’ils en ont la capacité politique, retenter ensuite leur chance en formant de nouveaux partis. Le peuple tunisien ne demande pas de lynchage, comme pour le parti Baas en Irak, mais il veut pouvoir décider de son sort en toute transparence. »
Pas plus que la menace de l’armée, le retour dans le jeu politique des partis islamistes ne saurait justifier le maintien du RCD, selon Ahlem Belhal, militante de l’UGTT, ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates. « La soi-disant lutte contre l’islamisme nous a valu 23 années de dictature, tonne-t-elle. C’était un argument efficace pour faire plaisir à la France et aux pays occidentaux, mais ici, c’est une manière de nous opprimer encore davantage, de nous mettre en prison, y compris des membres de notre association. La concertation doit désormais se faire avec tous ceux qui le souhaitent, sans restriction, pour établir un cadre qui puisse garantir les valeurs de cette révolution, la démocratie, l’égalité, la justice sociale, la liberté de culte et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’est l’oppression et la négation de l’espace public qui nourrissent l’islam radical, pas la démocratie. »
« Le hold-up n’a pas tenu »
Si le retrait du gouvernement et la dissolution du RCD paraissent aujourd’hui le scénario le plus probable, si Nahda, le parti islamiste, a annoncé qu’il ne présenterait pas de candidat à l’élection présidentielle (dont la date demeure indéterminée) et n’apparaît pas encore comme une force d’opposition solide, quel sera le rôle de l’UGTT dans les mois à venir ?
Dans les années 1990, certains dirigeants de la centrale, tel Ali Ramdhane, songeaient à fonder un Parti des travailleurs, lié à l’UGTT. Une option abandonnée depuis. Pourtant, certains militants syndicaux redoutent que la direction du syndicat nourrisse l’ambition de court-circuiter le processus révolutionnaire en marche. Secrétaire général des médecins et des pharmaciens, élu à la commission administrative de l’UGTT, Sami Souhli raconte comment sa direction n’a pas perdu ses mauvaises habitudes en acceptant, sans consulter la base, de participer au gouvernement annoncé ce lundi. Un vote sur cette question devait intervenir lors d’une assemblée plénière de la commission administrative du syndicat.
« Mais on l’a bien vu, ce hold-up n’a pas tenu », dit-il. Pour lui, cette participation temporaire au gouvernement n’a qu’un but : gagner du temps. « On ne le rappelle pas assez souvent, mais les liens sont forts entre la direction de l’UGTT et le RCD. En acceptant cette participation au gouvernement, le bureau exécutif occupe le terrain et retarde le processus qui doit mener à un gouvernement de salut populaire, pour que les membres du RCD qui ont été le plus mouillés dans la répression et les affaires puissent fuir. Il ne faut donc pas se relâcher, et continuer de demander des comptes à la direction du syndicat, ce que nous ferons au cours de l’assemblée plénière prévue pour vendredi. »
Plusieurs branches du syndicat souhaitent aussi que le programme élaboré au sein de l’UGTT (régime parlementaire, gouvernement de salut public incluant l’ensemble des forces démocrates) soit écrit noir sur blanc, dans une résolution signée par le bureau exécutif.
De son côté, Sami Souhli insiste pour que les comités de défense des quartiers, qui ont émergé ces derniers jours dans toute la Tunisie, et les comités d’entreprise soient enfin reconnus par l’Etat, et puissent se fédérer pour être représentés au Parlement tunisien. « C’est un fait, souffle-t-il, le mouvement populaire tunisien n’est aujourd’hui pas représenté politiquement. Il est pourtant indispensable qu’il le soit. Sans quoi, la révolution initiée par le peuple tunisien lui sera bien vite confisquée. »