par Claudio Katz
Si nous comparons le cadre politique actuel avec le paysage de concerts de casseroles, piquets et mobilisations qui régnait l’an passé, il est évident que la classe dominante a réussi à reconstruire ses mécanismes de domination. Du "que se vayan todos" ("qu’ils s’en aillent tous") nous sommes passés à un "retour de la majorité". Il y a des visages nouveaux dans les vieux partis, mais les Ruckauf, Reuteman et plusieurs gouverneurs sont aussi revenus. Après le sommet de la rébellion populaire enregistré lors des meurtres du Pont Pueyrredón [1], les propriétaires du pouvoir ont réussi à dissoudre la révolte, en faisant appel aux mêmes mécanismes électoraux, d’assistance et discursifs, qu’ils ont utilisés dans le passé pour faire taire les protestations. C’est pourquoi, les responsables de la tragédie sociale ont déjà dépassé la panique de la révolte, la terreur des piquets et fêtent avec soulagement la réadaptation du système politique.
Contrairement à Duhalde [le président précédent, N.d.T.] qui a seulement maintenu sur pied un régime branlant, Kirchner a réussi à stabiliser le système, en orchestrant des mesures qui canalisent les demandes populaires, et, en même temps, recomposent les institutions mises en question par la mobilisation de la rue. L’objectif primordial de ses initiatives est de transformer le repli temporaire de la lutte en un reflux général. Pour y parvenir, il élude la répression mais fait taire les revendications et isole les secteurs les plus combatifs, en cherchant l’usure de la résistance.
Le gouvernement essaye d’induire la résignation de la population face à la misère. Il cherche à ce que les épargnants oublient l’argent confisqué, que les chômeurs s’habituent à la mendicité, que les travailleurs supportent le suremploi et que la jeunesse démoralisée abandonne les rues. Kirchner désactive même les espoirs existants dans son propre gouvernement qui peuvent dériver sous forme de revendications sociales concrètes.
Pour que la population adopte une attitude passive et attende des solutions sans recourir à la lutte, Kirchner mène à bien une politique qui inclut certaines concessions et beaucoup de gestes camouflent la continuité du modèle capitaliste qui a appauvri la majorité.
Reconstruction d’un système
La priorité de Kirchner est de reconstruire les piliers du régime politique qui ont éclaté en décembre 2001 [ à l’occasion de l’Argentinazo, N.d.T.]. Sans cette recomposition, il n’est pas possible de recréer le contexte dont la classe capitaliste a besoin pour préserver ses privilèges et ses profits.
Pour rétablir l’autorité de l’État, Kirchner a commencé à dévier vers les vieux tortionnaires le rejet populaire des politiciens, banquiers et chefs d’entreprise, responsables de la catastrophe sociale. C’est pourquoi il a réouvert les procès et a promu le retour de Videla et d’Astiz [des anciens tortionnaires de la dictature, N.d.T.] dans des cellules dorées et protégées de l’extradition. Comme l’ « Obéissance Due » et la « Grâce » [2] n’ont pas pu casser l’exigence démocratique d’une punition des répresseurs, Kirchner essaye de calmer l’irritation de la population envers un système qui depuis 25 ans garantit l’impunité des criminels.
La réouverture des procès marque aussi la reconstruction du prestige de l’Armée et facilite sa participation aux opérations que supervise le Pentagone. Sans faire le nettoyage parmi les hauts gradés militaires [3], il n’est pas possible de recréer une certaine approbation pour des actions qui incluent la présence de "Marines" dans le pays. Kirchner a essayé d’éviter la mise en cause d’un exercice conjoint avec les occupants de l’Irak, en centrant les objections sur l’opération Aguila III sur le degré d’impunité qu’auraient les Etats-uniens.
La rénovation des dirigeants de la police poursuit le même objectif de reconstruction étatique. Ici, Kirchner essaye de contenir la "colombianisation" du pays, parce que le pouvoir criminel de la Bonaerense [Police de la province de Buenos Aires, N.d.T.]) et de ses associés menacent la capacité des forces répressives à maintenir les privilèges des classes dominantes. Sans nettoyer l’image de la Police, il s’avère très difficile d’utiliser les gendarmes contre les mobilisations populaires et expulser à nouveau les piqueteros des rues.
Pour réhabiliter les institutions du régime, le gouvernement a entamé aussi la rénovation de la Cour suprême, l’emprisonnement de Maria Julia Alsogaray [ex-ministre du président Carlos Menem, Nd.T.] et le déplacement de Barrionuevo, parce que depuis le 20 décembre 2001 [4], on ne peut plus justifier la misère en étalant la richesse. Pour que le retraité accepte de survivre avec 200 pesos, il faut exhiber à nouveau quelques corrompus dans les prisons VIP qu’ont utilisées Alderete ou Cavallo. Même pour une action hautement symbolique de recomposition de l’État (la confection de nouvelles cartes d’identité), le président Kirshner fait deux poids deux mesures : il annule un contrat ménémiste, mais crée une banque de données compatible avec celle du FBI.
Double discours sur tous les fronts
Pour canaliser les demandes populaires et reconstituer simultanément le régime, Kirchner décharge toute la responsabilité de l’effondrement économique et social sur certains groupes (sur les entreprises privatisées aux mains de transnationales européennes, sur Macri [5] sur l’Administration du Fond des Pensions et Retraites (AFJP) et en sanctifie d’autres (exportateurs, industriels et banques locales), comme s’ils étaient innocents de ce qui s’était produit pendant la décennie passée. Avec cette différenciation, il déguise la présence d’ex-ménémistes (Scioli, Beliz) dans son gouvernement et cache son propre passé comme gouverneur du Parti justicialiste [péroniste, N.d.T.] et acteur à part entière de la privatisation de YPF [6].
Il a cherché à résister à sa faible légitimité électorale initiale par des gestes de différenciation politique. Il dialogue avec les organisations piqueteras et calme les conflits sociaux pour se démarquer de l’autoritarisme de Duhalde ; il dévoile un agenda hyperactif pour se démarquer de l’inutilité de De la Rúa, et surtout, il remet en question le "modèle des années 90" pour se présenter comme l’antithèse de Menem.
Jusqu’à présent, il dispose d’un climat favorable, qui, en grande partie, obéit à l’absence d’espoirs préalables. Il jouit ainsi d’un "état de grâce" prolongé parce que contrairement à ses prédécesseurs, il n’est pas obligé de répondre aux promesses de campagne. Il est arrivé au gouvernement sans jamais dire ce qu’il ferait.
Mais en outre, dans le nouveau contexte anti-libéral de l’Amérique latine, Kirchner cherche à recréer l’adhésion populaire, en reprenant le double discours traditionnel des politiciens justicialistes. Il invite Fidel et adopte quelques positions de Chávez, mais ne prend pas la décision de renouveler le système politique interne, ni de faire face à Bush. Au contraire, il a mis de l’eau dans le vin de sa relation avec l’occupant de l’Irak, qui inclut l’approbation de la loi des brevets exigée par les laboratoires étasuniens et la pénalisation des créanciers privés qui ne disposent pas de la faveur du FMI. Il encourage la présence d’entreprises étasuniennes pour compenser l’hégémonie des Européens dans la gestion des services publics privatisés et accepte de négocier l’ALCA [Zone de Libre Échange des Amériques, N.d.T.] sans la compagnie des Brésiliens.
En suivant l’exemple de Lula, Kirchner a incorporé des figures progressistes dans les secteurs de grande visibilité (culture, éducation, droits humains) pour maintenir invariablement l’ajustement économique. Mais comme la crise a déjà produit son effet dévastateur et a abouti à un cycle de reprise, l’homme de Santa Cruz [Province de la Patagonie, N.d.T.] dispose d’une plus grande variété d’options que son homologue brésilien pour préserver cette direction. Comme perspective, Kirchner parie sur l’obtention d’une recomposition du système qui lui permettrait ultérieurement d’essayer une certaine forme de gestion multi-partisane. Son modèle est celui de Lagos [le président chilien, N.d.T.] et la concertation qu’a développée la bourgeoisie chilienne pour jouir d’un plus grand niveau de stabilité que dans le reste de l’Amérique du Sud.
Soulagements immédiats et déséquilibres en vue
Les résultats des élections illustrent le caractère partiel de la reconstitution du régime. Le justicialisme a largement gagné les élections et le "voto bronca" [les votes nuls et blancs, N.d.T.] s’est décomposé, mais le péronisme est moribond dans la Capitale, le vote blanc a obtenu la seconde place à Buenos Aires et un pourcentage très élevé à Cordoba. En outre, le gouvernement de la Province de Santa Fe s’est maintenu par une frauduleuse « loi de lemas ». [7]
Comme la légère hausse de l’UCR [L’Union civique radicale des anciens président Alfonsín et De la Rúa, N.d.T.] ne compense pas la furieuse raclée subie par Moreau et Caram-Artaza, il est très peu probable que le bipartisme ressuscite. L’ARI [Afirmación por una República Igualitaria, N.d.T.] est maintenu en course, mais a perdu des députés et ne représente plus une alternative nationale. La droite néo-libérale non plus ne se profile pas comme une option de gouvernement après le recul de Lopez Murphy [Ricardo Lopez Murphy est un ex-fonctionnaire de la dernière dictature. Il a rassemblé 16% aux dernières élections présidentielles, N.d.T.] et la défaite de Macri, et le ménémisme cherche un caudillo [leader] pour freiner sa décadence. En résumé : le système politique a fonctionné à nouveau mais de manière inconsistante.
L’absence de solution de rechange à l’hégémonie justicialiste (majorité dans les deux chambres et dans les gouvernements de province) pourrait aggraver cette fragilité, parce que, traditionnellement, les conflits pour le pouvoir ont perdu le contrôle quand la vie politique argentine est restée réduite à "une grande primaire péroniste". Étant donné les antécédents, les divergences entre Kirchner et Scioli ou Duhalde effraient les fabricants d’opinion de l’establishment.
Mais ce quatrième retour du péronisme au gouvernement est très différent des précédents. Le nationalisme des années 50, la Jeunesse Péroniste (JP) radicalisée des années 70 et aussi les illusions ingénues qu’a réveillées Menem n’existent plus. Le justicialisme est actuellement un appareil de « chefaillons » de quartier, orphelin de l’enthousiasme populaire et Kirchner sait qu’il ne peut pas seulement administrer avec le verticalisme du Parti justicialiste, ni non plus avec les concertations qui ont dominé au moment l’Alliance. C’est pourquoi il cherche à combiner le justicialisme avec la transversalité vers le centre-gauche, c’est-à-dire partager l’appareil avec Duhalde et décider avec Ibarra ou Binner.
Le président remet à flot la tentative péroniste réformatrice des années 80 (Cafiero) et aussi le projet d’atténuer le régime présidentiel avec un plus grand contrepoids parlementaire ("Chacho" Alvarez). Mais s’il amoindrit la gestion unipersonnelle pour stabiliser le système, il perdra les attributions du "gouvernement par décret" dont il a besoin pour mettre en oeuvre l’ajustement décidé avec le FMI. C’est pourquoi il est très peu probable qu’il avance vers le parlementarisme. La consolidation de Kirchner dépend d’une consolidation de la reprise qui ne sera pas simple, malgré la hausse cyclique qu’enregistre l’économie après quatre années de récession. L’effondrement du pouvoir d’achat a créé des limites inexistantes dans le passé pour recréer, par exemple, une période équivalente à celle de la convertibilité entre le peso et le dollar [les années 90, N.d.T.].
Mais le renforcement de Kirchner s’appuie avant tout sur le repli de la lutte. Si au lieu de normaliser la misère, les travailleurs et les chômeurs reprennent la résistance, le gouvernement affrontera une perspective qui ne cadre pas avec ses plans actuels. Les porte-parole de l’establishment reconnaissent au président sa capacité à désactiver la protestation sociale et c’est déjà pourquoi ils ne se méfient pas de son "gauchisme". Mais ce qu’ont compris les hommes du Capital, les courants progressistes ne l’ont toujours pas compris.
Aveuglement progressiste
Dans leurs variantes populiste et centro-gauchiste, tous les courants du progressisme approuvent la gestion de Kirchner. Le premier secteur fantasme sur un retour au « camporisme » [8], en oubliant que « le flaco » (le maigre) de la JP [Jeunesse Péroniste, N.d.T.] gouverne au service de la transnationale YPF-Repsol depuis de nombreuses années. Pour la même raison que Lula s’est éloigné de Salvador Allende, Kirchner s’est éloigné de la "Patrie socialiste". Le président peut éblouir avec sa légèreté les nostalgiques des années 70, mais il s’est comporté comme un fonctionnaire du système. Loin d’agir comme porte-parole du 20 décembre 2001, il cherche à diluer les exigences de cette rébellion. Les éloges de Bush devraient dissiper les analogies que certains établissent avec Chávez (M.Bonasso), à moins qu’on ne découvre dans l’envahisseur de l’Irak un nouvel allié du pays contre le FMI.
Kirchner est "transversal" mais appartient au Parti justicialiste et pactise avec Duhalde. Ceux qui supposent qu’ "il n’est pas péroniste" (JP Feinman), ne remarquent pas son soutien actif pour que Ruckauf entre au Congrès. Cet appui a affecté y compris directement les inconditionnels du gouvernement (D’Ëlia) qui ont formé des listes autonomes de celles du parrain Duhalde. On affirme que le président "a besoin de tisser des alliances", comme si ces accommodements étaient obligatoires et que les prébendes étaient devenues acceptables.
Les courants progressistes de centre-gauche traîne encore l’échec de l’Alliance et soutient Kirchner avec davantage de méfiance (E.Carrio). Mais il n’ y a pas d’autre alternative, parce que, comme la classe dominante, ils sont arrivés à la conclusion que "l’on peut seulement gouvernement avec le péronisme" (B.Sarlo).
"Moindre mal" et résignation
Kirchner est très différent de Menem, parce qu’aucun politicien n’est égal à un autre. Mais ces divergences ne justifient pas l’appui que lui offre les milieux progressistes. Les Démocrates étasuniens sont différents des Républicains, les Uruguayens rouges diffèrent des blancs et le radicalisme n’est pas analogue au péronisme. Mais ces options constituent des variantes d’un même régime d’oppression et c’est pourquoi Alfonsin, Menem, De la Rúa et Duhalde se sont différenciés seulement par le type d’épreuves qu’ils ont imposé au peuple. En outre, fréquemment, le candidat progressiste provoque une frustration plus grande, comme le démontrent Mitterrand, Blair ou Felipe Gonzalez. Ces gouvernements se sont chargés de mettre en oeuvre les mesures anti-populaires que les conservateurs ne pouvaient pas appliquer.
On affirme que Kirchner "freine l’avance de la droite", sans remarquer combien des gens de droite l’entourent dans le gouvernement. Mais, en outre, cette caractéristique présente une image grossie du danger répressif, qui est toujours latent mais qui n’est pas une menace imminente dans la conjoncture actuelle. La rébellion populaire cantonnée à la défense des répresseurs qui ont perdu deux batailles : l’état de siège et la provocation du Pont Pueyerredón. Les artisans de ces agressions n’ont pas été Patti, Riche, Macri, ni Lopez Murphy, mais De la Rúa et Duhalde, c’est-à-dire deux membres du système que reconstruit actuellement Kirchner.
Certains défendent simplement le président comme "le moindre mal", sans rappeler que cette même attitude a conduit à soutenir le radicalisme et l’Alliance. Quand le peuple donne sa confiance aux responsables de ses malheurs, le "moindre mal" se transforme en un "mal majeur", parce qu’on oublie qu’obtenir des conquêtes exige de batailler contre tous les maux.
Le plus regrettable dans l’appui de beaucoup d’intellectuels progressistes au gouvernement est la perte du sens critique. Ils se sont laissés entraîner par la publicité officielle, ils dissimulent la réalité et défendent le statu quo. Et cette conduite dans l’Argentine d’aujourd’hui revient à confirmer politiquement la misère et le génocide social.
NOTES :
[1] Il s’agit des meurtres de Darío Santillán et de Maximiliano Kosteki, deux piqueteros assassinés par les forces de l’ordre à l’occasion d’une journée de protestation sur le Pont Pueyrredón, à Buenos Aires. (N.d.T)
[2] Kirchner a soutenu la nullité des Lois « d’Odéissance due » et de « Punto Final » - ensemble de lois protégeant les responsables de la dictature - qui formaient la base de l’impunité. (N.d.T.)
[3] Kirchner a déboulonné les hautes autorités militaires et policières. (N.d.T.)
[4] jour de l’explosion populaire connue sous le nom d’Argentinazo. (N.d.T.)
[5] Ménémiste, Maurico Macri est un puissant chef d’entreprise argentin (N.d.T.)
[6] la société nationale pétrolière rachetée par la transnationale espagnol REPSOL.
[7] Un parti ou une alliance -une lema- peut présenter plusieurs candidats, en évitant de faire des élections internes et peut les transformer au deuxième tour en candidat d’un même parti.
[8] Héctor José Cámpora fut élu à la présidence du pays en 1973. Cette élection symbolise le retour du péronisme au gouvernement. Camora démissionna quelques mois plus tard pour laisser la place à Peron, qui était interdit de séjour. Durant sa brève administration, de très nombreux conflits ont éclaté entre différents courants du « péronisme ». (N.d.T.)
Claudio Katz, est économiste, professeur de l’UBA, chercheur au Conicet. Membre de l’EDI (Économistes de Gauche).
Nous avons exposé notre analyse de la situation économique dans "Le modèle est encore sur pied" (septembre 2003), Rapport au IIIe Colloque latino-américain d’Économistes Politiques publié dans Inprecor Amérique latine - n°15 - 22.sept.2003, par Claudio Katz.