L’ actuelle crise du socialisme est une crise du sens du socialisme.
Pour la première fois dans l’histoire du monde [ce texte est écrit en 1966 - ndt], il est possible qu’une majorité de ses habitants se déclare « socialiste » dans un sens ou dans un autre. Mais, simultanément, il n’a jamais existé un moment historique au cours duquel cette étiquette a eu aussi peu de caractère informatif. L’élément le plus proche d’un contenu commun aux divers « socialismes » est une négation : l’anticapitalisme. En ce qui concerne la dimension positive, la variété des idées incompatibles et en conflit qui s’autodéfinissent elles-mêmes comme socialistes est plus ample que l’éventail des idées au sein du monde bourgeois.
Y compris l’anticapitalisme est de moins en moins un élément commun. A l’extrême de l’arc-en-ciel « socialiste », quelques partis socio-démocrates ont quasi éliminé de leur programme toute revendication spécifique socialiste, s’engageant à maintenir l’entreprise privée partout où cela est possible. En ce domaine, l’exemple le plus marquant est représenté par la social-démocratie allemande. « En tant qu’idée, philosophie et mouvement social, le socialisme en Allemagne n’est pas, depuis déjà fort longtemps, représenté par un parti politique », voilà ce que résume fort bien Douglas Alan Chalmers dans son récent livre, The Social Democratic Party of Germany (Yale Univ. Press, 1964). Ces partis socio-démocrates ont redonné une définition du socialisme à partir de sa non-existence [en effet, depuis le congrès de Bad Gödesberg, en novembre 1959, la social-démocratie allemande a qualifié de socialiste l’aboutissement de l’évolution « naturelle » du capitalisme, sous la forme de l’« économie mixte », c’est-à-dire d’un système d’économie de marché, de propriété privée intégrant un certain degré d’intervention étatique aux plans de quelques secteurs productifs ainsi que des services publics et d’une sécurité sociale étendue - ndt] ; ce faisant, ils formalisaient seulement une tendance à l’úuvre pratiquement dans toute la social-démocratie réformiste. Dès lors, comment peut-on définir ces partis comme « socialistes » ?
A l’autre extrême de l’éventail, à l’échelle internationale, existaient les Etats communistes dont l’affirmation d’être socialistes reposait aussi sur une négation : l’abolition du système capitaliste du profit privatisé et le fait que la classe dominante ne soit pas constituée de propriétaires privés. Toutefois, envisager sous l’angle positif ce système socio-économique, qui avait remplacé le capitalisme, n’aurait pas été reconnu comme socialiste par Marx. L’Etat était propriétaire des moyens de production, mais la question restait : qui « possède » l’Etat ? Certainement pas la masse des travailleurs qui sont exploités, assujettis et coupés de tout levier de contrôle au plan social et politique. Une nouvelle classe domine, les patrons bureaucratiques. Elle règne sur un système collectiviste : le collectivisme bureaucratique. A moins que l’étatisation soit mécaniquement assimilée au « socialisme », dans quel sens ces sociétés peuvent-elles être « socialistes » ?
Le lien entre social-démocratie et stalinisme
Il faut donc revenir à la source. Les pages qui suivent se proposent d’éclaircir, au plan historique, le sens du socialisme ; et cela sous un angle nouveau. Il y a toujours eu différentes « sortes de socialisme » et, de façon traditionnelle, elles ont été classifiées de façon discriminatoire entre réformistes ou révolutionnaires, pacifiques ou violentes, démocratiques ou autoritaires, etc. De telles divisions existent. Néanmoins, la division sous-jacente s’ancre dans quelque chose de différent. Au travers de l’histoire des mouvements et des idées socialistes, la ligne de clivage fondamentale passe entre le socialisme à partir d’en haut et le socialisme à partir d’en bas [d’aucuns, signe d’inculture pour ne pas parler d’inconscient métaphorique, ont traduit cette dernière formule par : « socialisme par en bas » - ndt].
Ce qui unifie des formes fort différentes du socialisme à partir d’en haut réside dans la conception que le socialisme - ou un fac-similé plus ou moins raisonnable de cela - doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou une autre, par une élite dirigeante qui, dans les faits, n’est en aucune mesure sujette à leur contrôle.
Le coeur du socialisme à partir d’en bas réside dans l’entendement que le socialisme ne peut être réalisé qu’au travers de l’auto-émancipation des masses [terme à interpréter au sens des différents secteurs du salariat et de ses alliés - ndt] s’affairant dans le cours d’un mouvement, dans la perspective de conquérir la liberté de leurs propres mains, mobilisées « à partir d’en bas » dans un combat visant à prendre en charge leur propre destinée ; et cela comme acteur (et non simplement comme sujet passif) agissant sur la scène de l’histoire. « L’émancipation des classes laborieuses doit être conquise par les classes laborieuses elles-mêmes »1 : voilà la première phrase des statuts écrits pour la Première Internationale par Marx. Et cela constitue le principe fondateur de l’ensemble de son œuvre.
C’est la conception du socialisme à partir d’en haut qui explique l’acceptation de la dictature communiste comme une forme de socialisme. C’est la vision du socialisme à partir d’en haut qui concentre toute l’attention de la social-démocratie sur les superstructures parlementaires de la société capitaliste et sur la manipulation des sommets dirigeants de l’économie. Et, dès lors, qui rend cette social-démocratie hostile aux actions des masses venant d’en bas. C’est le socialisme à partir d’en haut qui constitue la tradition dominante dans le développement du socialisme. Je vous prie de remarquer que cela n’est pas particulier au socialisme. Au contraire, l’aspiration à une émancipation venant d’en haut est un principe qui sans cesse s’est diffusé au cours des siècles d’existence d’une société de classes et d’une oppression politique. C’est en effet la promesse permanente articulée par chaque pouvoir dominant afin que le peuple dirige son regard vers le haut en espérant une protection en lieu et place de se libérer lui-même d’un besoin externe de protection. Le peuple déposait sa confiance dans les mains des rois pour corriger les injustices commises par les seigneurs ; et il faisait confiance au Messie pour abattre la tyrannie des rois. Au lieu de s’engager dans la voie audacieuse de l’action de masse à partir d’en bas, l’idée règne qu’il est toujours plus sûr et plus prudent de trouver un « bon responsable », un « bon guide », qui fera le Bien du Peuple.
Le modèle de l’émancipation à partir d’en haut a ses origines dans l’histoire de la civilisation et devait aussi émerger dans le socialisme. Ce n’est que dans le contexte d’un mouvement socialiste moderne que la libération à partir d’en bas pourrait devenir une aspiration réaliste. Au sein du socialisme, cette aspiration commence à émerger, mais seulement par intermittence et comme des tentatives qui éclosent. L’histoire du socialisme peut être lue comme un effort continu, mais pour l’heure largement sans succès, de se libérer de la vieille tradition, cette tradition d’une émancipation par en haut. C’est avec la conviction que la crise présente du socialisme n’est compréhensible qu’en partant de cette « Grande Division » dans la tradition socialiste que nous examinerons quelques exemples des deux âmes du socialisme. (A suivre)
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1. La traduction française traditionnelle est la suivante : « Considérant que l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’úuvre des travailleurs eux-mêmes ; que la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l’établissement des droits et devoirs égaux et pour l’abolition de toute domination de classe... », « Statuts provisoires de l’Association Internationale des Travailleurs » (AIT), in Le Conseil Général de la Première Internationale 1864-1866, Editions du Progrès, 1972. Ces statuts, rédigés par Marx, seront adoptés par le Conseil central de l’AIT le 1er novembre 1864.
Quelques ancêtres « socialistes »
Nous poursuivons la publication de l’étude de Hal Draper « Qu’est-ce que le socialisme-à-partir-d’en-bas ? ». Elle porte aussi un autre titre : « Les deux âmes du socialisme ».
Hal Draper (1914-1990) était un socialiste révolutionnaire qui vécut aux Etats-Unis.Après s’être engagé dans les jeunesses socialistes, il rejoint le mouvement marxiste-révolutionnaire américain. Au cours du débat qui traversa ce mouvement dans les années 30, Draper prit position en faveur de ceux (entre autres Max Shachtman) qui caractérisaient l’URSS comme relevant d’un système oppresseur et exploiteur qualifié de collectivisme bureaucratique. Voir à ce propos l’introduction au texte de Draper dans le N° 5 de « à l’encontre ».
Dans cette étude (dont la dernière version date de 1966), Hal Draper cherche à dégager la tendance, forte, qui marque - jusqu’à nos jours - les forces et partis se réclamant du socialisme, celle d’un paternalisme attribuant aux « élites éclairées », aux « gouvernements salvateurs » un rôle prédominant, pour ne pas dire décisif, dans toute transformation radicale de la société, dans une perspective de socialisme à-venir.
Cette étude n’a rien perdu de son actualité. Diverses contributions dans ce numéro de « à l’encontre » l’indiquent : que ce soit le dossier sur la situation politique en France, sur les luttes ouvrières en Italie ou sur la situation en Argentine. - Réd.
Karl Kautsky [1854-1938], le théoricien de relief de la IIe Internationale, commençait son livre sur Thomas More [saint Thomas More, chancelier d’Angleterre, 1478-1535, auteur de l’Utopie en 1516] avec l’observation selon laquelle les deux grandes figures qui marquent le début de l’histoire du socialisme 1 sont Thomas More et Thomas Münzer [1489-1525, il prit la tête des révoltes paysannes ; voir à ce sujet Ernst Bloch, Thomas Münzer, Coll. 10 / 18]. Tous les deux « poursuivaient la longue lignée des socialistes allant de Lycurgue [législateur mythique de Sparte, IXe siècle avant J.-C., dont Plutarque parle dans les Vies parallèles, Ed. Gallimard 2001] à Pythagore [philosophe, mathématicien, VI-Ve siècle avant J.-C.] en passant par Platon, les frères Gracchus [Tiberius et Caius Gracchus, IIe siècle avant J.-C.], Catilina [homme politique romain, Ier siècle avant J.-C.] et le Christ ». Cette liste des « premiers socialistes » est vraiment impressionnante, d’autant plus si l’on considère que Kautsky devait certainement être capable de reconnaître un socialiste lorsqu’il en rencontrait un. Mais ce qui est plus fascinant, pour ce qui a trait à cette énumération, c’est la façon dont elle se sépare en deux groupes assez différents, sous le feu d’un examen plus précis.
La vie de Lycurgue par Plutarque a conduit les premiers socialistes à en faire le fondateur du « communisme de Sparte ». Voilà la raison pour laquelle Kautsky l’inclut dans sa liste. Toutefois, comme Plutarque le décrivait, le système en vigueur à Sparte reposait sur une répartition égale de la terre, mais sous propriété privée. Ce n’était en aucune mesure un ordre « socialiste ». Le sentiment « collectiviste » que l’on pouvait retirer de cette description du régime de Sparte provenait d’une autre source très éloignée : le propre mode de vie de la classe dominante spartiate, structuré comme une garnison permanente et disciplinée, en état de siège continu. A cela il faut ajouter le régime de terreur imposé aux ilotes [esclaves d’Etat]. Je ne vois pas comment un socialiste moderne peut scruter le régime de Lycurgue sans avoir le sentiment qu’il prend connaissance non pas d’un ancêtre du socialisme, mais d’un précurseur du fascisme. Il y a une certaine différence ! Mais comment fut-il possible que ce phénomène n’a pas eu d’effet sur un des théoriciens les plus renommés de la social-démocratie, Kautsky ?
Pythagore a fondé un ordre élitaire qui agissait comme bras armé de l’aristocratie foncière contre le mouvement plébéien et démocratique. Lui et son parti ont finalement été renversés et expulsés par un soulèvement populaire révolutionnaire. Dès lors Kautsky semble être du mauvais côté de la barricade. En outre l’ordre pythagoricien reposait sur un système autoritaire et très réglementé. Malgré tout, Kautsky considéra Pythagore comme un annonciateur du socialisme, parce qu’il croyait que les personnes organisées par Pythagore pratiquaient un modèle de consommation communaliste [« partageur »]. Même si cela avait été vrai (Kautsky découvrit plus tard que ce n’était pas le cas), l’ordre social et économique pythagoricien aurait été tout autant communiste que l’est un quelconque monastère.
Nous pouvons relever dans la liste de Kautsky un second précurseur du totalitarisme 2. Il s’agit de Platon avec son ouvrage fort connu La République. Le seul élément de « communisme » dans cet Etat idéal réside dans le précepte d’une consommation monastique et communautaire pour une petite élite de « Gardiens » qui constitue une bureaucratie et une armée. Cependant, le système social environnant est marqué par la structure de la propriété privée et non pas par celle d’une appropriation socialisée. Et, ici à nouveau, le modèle d’Etat de Platon est fait d’un gouvernement aux mains d’une élite aristocratique. L’argument de Platon insiste sur une donnée : la démocratie inévitablement implique la dégradation et la ruine de la société. En fait, l’objectif politique de Platon était la réhabilitation et la purification de l’aristocratie dominante afin de combattre la poussée démocratique. Le qualifier d’ancêtre du socialisme sous-tend une conception du socialisme qui rend hors de propos tout contrôle démocratique.
Sur l’autre versant, Catilina et les frères Gracchus n’ont pas de dimension collectiviste. Leurs noms sont associés avec des mouvements de masse traduisant une rébellion populaire démocratique contre l’establishment. Ils n’étaient pas socialistes, certainement. Néanmoins, ils étaient du côté populaire de la lutte de classes dans le monde antique, du côté du mouvement populaire venant d’en bas. Or, il semble que tous relèvent de la même catégorie pour le théoricien social-démocrate [Karl Kautsky].
Ici, dans la préhistoire du sujet que nous traitons, il existait deux types de figures historiques toutes apprêtées pour être placées dans le panthéon du mouvement socialiste.
Il y avait des figures historiques avec un soupçon de (prétendu) collectivisme qui étaient en réalité des élitistes complets, autoritaristes et anti-démocrates. Il y avait des figures sans aucune caractéristique collectiviste, mais qui étaient associées avec les combats de classe démocratiques. Il existe donc une tendance collectiviste sans démocratie. Et il existe une tendance démocratique sans collectivisme. Personne, alors, ne fusionne ces deux courants.
Ce n’est qu’avec Thomas Münzer, le dirigeant de l’aile gauche de la Réforme allemande, que l’on trouve une première manifestation d’une telle convergence des deux courants. C’est-à-dire, un mouvement social avec des idées de type communiste (celles de Münzer) qui était de même profondément engagé dans un intense combat populaire démocratique venant d’en bas. En opposition à ce courant, on peut citer Sir Thomas More. Le fossé entre ces deux contemporains nous conduit au cœur de notre sujet. L’utopie de More dessine une société pleinement enrégimentée, qui évoque plus 1984 [référence au livre de George Orwell : 1984] que la perspective d’une démocratie socialiste. C’est une approche élitiste de part en part, y compris de type esclavagiste, un typique socialisme imposé par le haut. Il n’est pas surprenant que, parmi ces deux « ancêtres socialistes », qui se situent au seuil du monde moderne, l’un (Thomas More) exécrait l’autre (Thomas Münzer), et a soutenu les bourreaux qui lui ont donné la mort, à lui et à son mouvement [Münzer a été exécuté en 1525 par les princes à Frankenhausen].
Les premiers socialistes modernes
Le socialisme moderne est né au milieu du XIXe siècle. Plus exactement, il prend racine entre la Grande Révolution française et les Révolutions de 1848 [en Europe : France, Allemagne, Suisse, etc.].
Il émerge donc dans le contexte d’une démocratie moderne, mais les deux [socialisme et démocratie] ne sont pas nés attachés l’un à l’autre comme des frères siamois. Ils ont voyagé, tout d’abord, en empruntant chacun leur voie. Quand ces deux voies se sont-elles recoupées pour la première fois ?
Des décombres de la Révolution française ont surgi deux types de socialisme. Nous analyserons trois de leurs figures les plus importantes à partir de l’éclairage qu’impose notre interrogation initiale [la césure entre socialisme à partir d’en bas et socialisme à partir d’en haut].
1. Babeuf [François Noël, dit Gracchus Babeuf, 1760-1797]. Le premier mouvement socialiste moderne a été dirigé, au cours de la dernière phase de la Révolution française, par Babeuf (la « Conspiration des Egaux ») : il était conçu comme une suite du jacobinisme révolutionnaire [par référence aux Jacobins, club politique dont Robespierre fut la figure de relief entre 1792 et 1794]. Il lui ajoute un objectif social plus cohérent : une société communiste égalitaire. C’est la première fois au cours de l’époque moderne que l’idée du socialisme est intriquée avec celle d’un mouvement populaire. Une combinaison qui ne durera pas.
Cette combinaison pose immédiatement une question cruciale : quelle est, dans chaque cas, la relation concrète, et celle intrinséquement conçue, entre l’idée socialiste et celle de mouvement populaire ? Cela constituera l’interrogation centrale pour le socialisme au cours des deux cents ans qui suivront.
Le mouvement de masse populaire a échoué, du moins tel que le concevaient les babouvistes [les partisans de Babeuf]. Les couches populaires semblaient avoir tourné le dos à la révolution, mais elles souffraient toujours ; elles avaient toujours besoin du communisme.
Cela, nous [les babouvistes] le savons. La volonté révolutionnaire du peuple a été battue par une conspiration de droite, dès lors, ce dont nous avons besoin, c’est d’une conjuration de gauche, afin de re-créer un mouvement populaire qui rende efficiente la volonté révolutionnaire. Dès lors, il est nécessaire, pour nous, de nous emparer du pouvoir en leur nom [au nom du peuple], afin d’élever le peuple jusqu’à ce niveau. Il en découle la nécessité d’une dictature temporaire qui admet ouvertement être celle d’une minorité, mais ce sera une « Dictature Educative », visant à créer les conditions qui vont rendre possible le contrôle démocratique dans le futur (dans ce sens, nous sommes des démocrates).
Ce ne sera pas une dictature du peuple, comme le sera la Commune, et même pas du prolétariat. C’est franchement une dictature sur le peuple - avec de très bonnes intentions.
Pour l’essentiel des cinquante années futures, la conception d’une « Dictature Educative » sur le peuple reste le programme de la gauche révolutionnaire, cela au travers des trois B : de Babeuf à Buonarotti [Filippo Buonarotti, né à Pise en 1761, mort à Paris en 1837, disciple de Babeuf, auteur de La conspiration pour l’égalité dite de Babeuf], puis à Blanqui [Louis Auguste Blanqui, 1805-1880]. Et, avec Bakounine [1814-1876], s’y est ajouté le verbiage anarchiste. Le nouvel ordre sera offert au peuple souffrant par des cercles révolutionnaires. Ce socialisme à partir d’en haut est la première forme primitive du socialisme révolutionnaire. Mais il y a encore aujourd’hui des admirateurs de Castro et de Mao qui pensent qu’il est le dernier mot du révolutionnarisme.
2. Saint-Simon [1760-1825, Claude Henri de Rouvray, comte de Saint-Simon]. Emergeant de la période révolutionnaire, un esprit brillant, Saint-Simon, s’engagea sur une voie totalement différente. Saint-Simon était sous l’emprise d’une répulsion pour la révolution, le désordre, les émeutes. Ce qui le fascinait résidait dans les potentialités de l’industrie et de la science. Sa vision n’avait rien à voir avec quelque chose ressemblant à l’égalité, à la justice, à la liberté, aux droits des êtres humains ou à des passions apparentées.
Il recherchait seulement la modernisation, l’industrialisation, la planification, tout cela séparé des considérations précitées. L’industrialisation planifiée était la clé d’un nouveau monde. Et il allait de soi que les personnes aptes à conduire à bien ce projet étaient les oligarchies financières et les hommes d’affaires, les scientifiques, les techniciens et les gestionnaires. Lorsqu’il ne faisait pas appel à eux, il réclamait Napoléon ou son successeur, Louis XVIII, afin qu’ils mettent en œuvre de tels schèmes pour une dictature royaliste.
Ces schèmes variaient, mais tous étaient absolument autoritaires, se déroulant de manière planifiée jusqu’à la dernière consigne. Saint-Simon était un raciste systématique et un militant impérialiste. Il était un ennemi furibond de toute idée d’égalité et de liberté qu’il haïssait comme étant un sous-produit de la Révolution française.
Ce ne fut qu’au cours de la dernière phase de sa vie (1825) que - déçu par les réactions des élites naturelles face à l’accomplissement de leur devoir et face aux modalités avec lesquels s’imposait la nouvelle oligarchie modernisante - Saint-Simon opéra un tournant et fit appel aux travailleurs des derniers rangs.
Le « Nouveau Christianisme » [la « physiologie sociale » de Saint-Simon débouche sur le message d’un « nouveau christianisme », titre utilisé pour une sélection de ses textes, publiés en anglais en 1825] serait un mouvement populaire. Mais son rôle consisterait simplement à convaincre le pouvoir en place de tenir compte des conseils des planificateurs saint-simoniens. Les travailleurs devraient s’organiser afin de faire pression [pétitionner, protester] pour demander aux capitalistes et aux patrons managers de s’emparer du pouvoir des « classes oisives ».
Quelle était sa conception de la relation entre la Société Planifiée et le mouvement populaire ? Le peuple, le mouvement pourrait être utile comme une batterie de tambours commandée par quelqu’un [Saint-Simon ou un de ses pairs]. En dernière instance, l’idée de Saint-Simon était un mouvement venant d’en bas pour mettre en place un Socialisme venant d’en haut. Mais le pouvoir et le contrôle doivent rester là où ils ont toujours demeuré : en haut.
3. Les Utopistes. Un troisième type de socialisme, qui a surgi au cours des générations post-révolutionnaires, fut celui des socialistes utopiques, au sens propre du terme : Robert Owen [1771-1858, manufacturier ; ses idées ont imprégné le mouvement chartiste], Charles Fourier [1772-1837], Etienne Cabet [1788-1856, en exil en Grande-Bretagne, il fut influencé par Owen ; il est l’auteur de Voyages en Icarie, 1840, et Colonie icarienne aux Etats-Unis d’Amérique, 1856], etc.
Ces socialistes utopistes établirent les plans d’une colonie communaliste idéale, conçue dans ses plus petits détails par le cerveau du Dirigeant, colonie qui devra être financée grâce à un riche philanthrope placé sous l’aile du Pouvoir Bienveillant.
Owen (sous beaucoup de traits le plus sympathique de cet ensemble) était aussi catégorique que chacun d’entre eux : « Ce grand changement… doit être et sera accompli par le riche et le puissant. Il n’y a aucun autre parti pour le faire. C’est une perte de temps, de talents et de moyens financiers pour le pauvre que de combattre, dans l’opposition, le riche et le puissant. » Naturellement, il était contre « la haine de classe », la lutte de classe. Parmi tous ceux qui croyaient en ces idées, peu ont écrit aussi nettement que le but de ce « socialisme » est « de gouverner ou de traiter toute société comme les médecins les plus accomplis gouvernent et traitent leurs patients dans les meilleurs hôpitaux faits pour les déments », avec « tolérance et gentillesse ». Tout cela est accompli en faveur de ces infortunés qui sont « devenus tels à cause de l’irrationalité et de l’injustice produites par l’actuel et si délirant système sociétal ».
La société de Cabet prévoyait des élections, mais il n’y aurait pas de libres discussions. Et une presse contrôlée, un endoctrinement systématique et une uniformité produit d’un embrigadement complet occupaient une place privilégiée dans son ordonnance [médicale].
Pour ces utopistes socialistes, quelle était la relation entre les idées socialistes et le mouvement populaire ? Ce dernier était un troupeau [une foule] dont s’occupait un bon berger. Il ne faut pas penser que le socialisme venant d’en haut implique nécessairement des intentions cruellement despotiques.
Cette dimension du socialisme venant d’en haut est loin d’avoir disparu. Au contraire, un écrivain aussi moderne que Martin Buber [philosophe juif, né à Vienne en 1878, décédé en 1975 à Jérusalem], dans son ouvrage Paths in Utopia [« Sentiers dans l’utopie », publié en anglais en 1946], peut réussir la remarquable prouesse de traiter des grands utopistes comme s’ils étaient de grands démocrates et « libertaires ».
Ce mythe est assez répandu et il met le doigt, une fois de plus, sur l’extraordinaire insensibilité des écrivains et historiens socialistes face aux conceptions fortement enracinées du socialisme à partir d’en haut qui recouvrent une part dominante des deux âmes du socialisme. n (A suivre)
1. Kautsky a publié un ouvrage en deux volumes intitulé Forläufer des neueren Sozialismus en 1895.
2. Voir sur le thème du totalitarisme l’ouvrage édité par Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Le Seuil, Poche janvier 2001.
« Qu’est-ce que le socialisme-à-partir-d’en-bas ? » (III)
L’apport de Marx
La troisième partie de l’étude de Hal Draper « Qu’est-ce que le socialisme-à-partir-d’en-bas ? » est publiée ci-dessous.87
Les deux première parties peuvent être lues dans « à l’encontre » n° 5 et 6 et sont accessibles sur notre site www.alencontre.org.
Pour rappel, Hal Draper (1914-1990) s’est engagé dans les jeunesses socialistes aux Etats-Unis. Il rejoint dans les années 30 le mouvement marxiste-révolutionnaire. En son sein, fin des années 30, il adoptera une position favorable à la caractérisation de l’URSS comme un régime bureaucratique collectiviste, exploiteur et répressif. Parmi ses oeuvres, il faut mentionner son ouvrage en plusieurs volumes « Karl Marx Theory of Revolution » publié dans les années 70 et début 80 par les éditions Monthly Review Press. Les thèmes abordés par Hal Draper éclairent sous un angle rafraîchissant - par un lecteur minutieux de l’oeuvre complète de Marx - des éléments constitutifs de la pensée marxienne. Cette oeuvre, dont on parle beaucoup, mais qui est très rarement lue est soumise, dès lors, à la répétition de quelques passages stéréotypés. En outre, l’ombre portée du stalinisme et de la social-démocratie a recouvert les écrits de Marx. Certains, qui les méconnaissent, n’en cherchent pas moins à s’en éloigner en modernisant un vocabulaire. Le résultat est clair : ils ventriloquent « par en bas » pour se dispenser de réfléchir « par en haut ». Cela revient au formalisme superficiel de la pensée critique critique dont Marx opère la critique dans ses écrits sur Bruno Bauer, ce que Hal Draper met en lumière. - Réd.
L’utopisme était élitiste et antidémocratique parce que, intrinsèquement, il était utopique ; c’est-à-dire parce qu’il envisageait des normes à partir d’un modèle préfabriqué, parce qu’il établissait un plan rêvé dont l’existence devait être imposée. Avant tout, il était, en tant que tel, hostile à toute idée de transformation de la société provenant d’une intervention dérangeante des masses laborieuses à la recherche de leur libération. Et cela même dans le cas de figure où l’utopisme acceptait le recours à cet « instrument » du mouvement de masse afin de faire pression sur les sommets. Dans le mouvement socialiste tel qu’il s’est développé avant Marx, jamais l’orientation de l’idée socialiste ne recoupait celle de la démocratie à partir d’en bas.
Cette intersection, cette synthèse, fut la plus grande contribution de Marx. En comparaison, l’entièreté du contenu de son Capital passe au second rang. Ce recoupement se trouve au coeur du marxisme : « Cela est la loi, tout le reste n’est que commentaire. » Le Manifeste communiste de 1848 marque les premiers pas de l’autoconscience du mouvement (selon les termes d’Engels) « dont la conception était, depuis le tout début, que l’émancipation de la classe ouvrière doit être mise en oeuvre par la classe ouvrière elle-même ».
Le jeune Marx a eu un parcours intellectuel qui s’est ébauché depuis les étapes les plus élémentaires, au même titre où embryon humain passe par le stade branchial. Ou, pour le présenter différemment, il a été vacciné, pour la première fois, lorsqu’il a attrapé le microbe le plus répandu, à savoir l’illusion en un despote illuminé. Lorsqu’il était âgé de 22 ans, le vieil empereur est mort, et Frédéric Guillaume IV a accédé au trône1 au milieu des hosannas [de l’hébreu « sauve-nous de grâce », acclamations dans une procession religieuse] lancés par les libéraux et des attentes de réformes démocratiques venant d’en haut. Aucune de ces expectatives ne s’est concrétisée. Dès lors, plus jamais Marx n’est retombé dans cette conception, qui a embrouillé tout le socialisme à partir de ses espoirs placés dans des dictateurs-sauveurs ou des présidents-rédempteurs.
Marx est entré en politique comme l’éditeur de combat d’un journal qui était l’organe de l’extrême gauche du courant démocrate-libéral de la Rhénanie industrialisée [éditeur en 1842 de la Rheinische Zeitung]. Et rapidement, ce journal s’est transformé en l’expression écrite de la totalité du courant démocratique radical de l’Allemagne. Le premier article qu’il publia était une polémique en faveur d’une liberté de presse illimitée face à toute censure de l’Etat.
Lorsque le gouvernement impérial le fit révoquer [du poste de rédacteur], il se tourna vers les nouvelles idées socialistes venant de France. Dès lors, ce héraut reconnu de la démocratie libérale devint socialiste ; il continua à se faire le champion de la démocratie. Mais, pour lui, la démocratie avait acquis un sens plus profond. Marx était le premier penseur et dirigeant socialiste qui adhéra au socialisme au travers d’un combat pour la démocratie libérale.
Dans les Manuscrits de 1842, il rejette le « communisme vulgaire existant » qui nie la personnalité de l’être humain. Il était à la recherche d’un communisme qui serait un « humanisme complètement développé ». En 1845, lui et son ami Engels ont développé une argumentation contre l’élitisme d’un courant socialiste représenté par quelqu’un comme Bruno Bauer3. En 1846, ils commencent à organiser les « communistes démocratiques » allemands en exil à Bruxelles. Engels écriait alors : « Dans notre époque, démocratie et communisme ne font qu’un. [...] Seuls les prolétaires sont capables de réellement fraterniser sous le drapeau de la démocratie communiste. »
En élaborant le premier point de vue qui unit la nouvelle idée communiste avec les nouvelles aspirations démocratiques, Engels et Marx sont entrés en conflit avec les sectes communistes existantes, comme celle de Weitling 4, qui rêvait à une dictature messianique. Avant de s’unir au groupe qui se transformera en Ligue communiste - pour laquelle ils écriront le Manifeste communiste - ils ont stipulé qu’il fallait que l’organisation passe d’une élite conspirative d’un ancien style à un groupe ouvert de propagande et que tout « ce qui pouvait conduire à un autoritarisme superstitieux soit éliminé des statuts ». De plus, le comité dirigeant devait être élu par l’ensemble des membres, cela contre la tradition des décisions depuis le haut. Ils ont gagné la Ligue à cette approche et, dans un journal en 1847, peu de mois avant la parution du Manifeste communiste, le groupe déclarait : « Nous ne faisons pas partie de ces communistes qui aspirent à détruire la liberté personnelle, qui désirent transformer le monde en une énorme caserne ou en une vaste maison de correction. Il y a certainement des communistes qui, avec la conscience légère, refusent d’admettre la liberté personnelle et voudraient la faire disparaître du monde, car ils considèrent qu’elle constitue un obstacle à une harmonie complète. Mais nous ne désirons en aucune mesure échanger la liberté contre l’égalité. Nous sommes convaincus... que dans aucun ordre social la liberté personnelle ne sera plus assurée que dans une société fondée sur la propriété commune... [Commençons] à nous mettre au travail afin de participer à l’établissement d’un Etat démocratique dans lequel chaque partie pourra par la parole ou l’écrit gagner une majorité à ses idées. »
Le Manifeste communiste, qui est le fruit de ces discussions, proclama que le premier objectif d’une révolution consistait à « gagner la bataille de la démocratie ». Lorsque, deux ans plus tard, et après le déclin des révolutions de 1848, la Ligue communiste scissionna, ce fut une fois de plus à partir d’un conflit avec le putchisme du « communisme vulgaire », qui désirait substituer au mouvement de masse réel d’une classe ouvrière éduquée et consciente des groupes de révolutionnaires déterminés. Marx leur dit : « La minorité fait de la simple volonté la force motrice de la révolution en lieu et place des relations de force réelles. Tandis que nous disons aux travailleurs : « Vous devrez traverser 15, 20 ou 50 ans de guerre civile [les auteurs de trouvent dans un contexte européen d’affrontements et de guerres civiles - réd.] ou de guerre internationale [quelque 50 ans plus tard éclatera la Première Guerre mondiale avec les crises de 1917 à 1920 - réd.] non seulement afin de changer les conditions existantes, mais aussi pour vous changer vous-mêmes afin d’être aptes à une hégémonie [domination] politique », vous, sur l’autre versant, vous dites aux travailleurs : « Nous devons obtenir le pouvoir d’un coup, de suite, autrement nous devons aller nous coucher. »
« Afin de vous changer vous-mêmes afin d’être aptes à une hégémonie [domination] politique » : voilà le programme de Marx pour le mouvement de la classe travailleuse et cela aussi bien contre ceux qui disent chaque dimanche que les travailleurs peuvent prendre le pouvoir que contre ceux qui affirment qu’ils ne le pourront jamais. Le marxisme est donc né dans un combat devenu conscient contre les avocats des dictatures éducatives, des dictateurs-sauveurs, des élites révolutionnaires, des communistes autoritaires que contre des bienfaiteurs philanthropiques [ce protestantisme caritativiste qui a marqué si fortement la gauche helvétique - réd.] et des bourgeois libéraux. Cela était le marxisme de Marx et non pas cette monstruosité caricaturale qui est labellisée à la fois par l’establishment académique - qui frémit face à l’esprit inébranlable d’opposition révolutionnaire de Marx au statu quo capitaliste - et par les staliniens et néo-staliniens qui doivent cacher que Marx avait déclaré une guerre à leur modèle. « Ce fut Marx qui a lié ensemble les deux idées de socialisme et de démocratie »5, parce qu’il a développé une théorie qui a rendu possible cette synthèse pour la première fois. Le « noyau dur » de cette théorie réside dans la proposition suivante : il existe une majorité sociale qui a un intérêt et un mobile afin de changer le système ; et l’objectif du socialisme peut être l’éducation et la mobilisation de cette masse majoritaire. Elle est constituée de la classe des exploités, de la classe laborieuse, d’où provient, en fin de compte, la force motrice d’une révolution. De là un socialisme à partir d’en bas est possible, sur la base d’une théorie qui envisage les potentialités révolutionnaires d’amples majorités, même si elles apparaissent attardées, à certains moments et dans certaines régions. Le Capital, après tout, n’est rien d’autre que la démonstration des fondements économiques de cette proposition.
Ce n’est qu’une telle théorie d’un socialisme de la majorité salariée qui rend possible la fusion d’un socialisme révolutionnaire et d’une démocratie révolutionnaire. Nous ne voulons pas ici argumenter en quoi notre conviction de ce que nous croyons est justifiée. Nous insistons seulement, ici, sur l’alternative. Tous les socialistes ou les prétendus réformistes qui rejettent cette approche doivent se ranger dans le camp du socialisme à partir d’en haut, que ce soit sous les variantes réformistes, utopiques, bureaucratiques, stalinistes, maoïstes ou castristes.
Cinq ans avant le Manifeste communiste, un récent converti au socialisme, âgé de 23 ans, écrivait dans la vieille tradition élitiste : « Nous pouvons recruter dans nos rangs dans ces classes [sociales] qui ont joui d’une assez bonne éducation, c’est-à-dire dans les universités et parmi les couches de commerçants... » Le jeune Engels [car c’était lui] a appris, par la suite, bien mieux. Mais cette sagesse obsolète continue à nous accompagner plus que jamais.
Le mythe de l’anarchisme libertaire
L’un des autoritaires les plus convaincus dans l’histoire du radicalisme [au sens de la gauche] n’est autre que « le père de l’anarchisme », Proudhon [1809-1865] dont le nom est, périodiquement, remis à l’ordre du jour comme un modèle « libertarien », à cause de sa répétition laborieuse du vocable « liberté » et parce qu’il invoquait la « révolution à partir d’en bas ».
Certains pourraient être prêts à passer par-dessus son antisémitisme de type hitlérien (« Le juif est l’ennemi de l’humanité. Il est nécessaire de renvoyer cette race en Asie ou de l’exterminer... »). Ou même d’omettre son racisme plus général (il pensait qu’il était correct que le sud des Etats-Unis maintienne les Noirs américains dans une situation d’esclavage dans la mesure où ces derniers se trouvaient à l’échelle le plus bas des races inférieures). Ou encore de se désintéresser de son exaltation de la guerre en tant que telle (sous une forme très similaire à Mussolini). Ou encore d’oublier sa perception selon laquelle la femme n’avait aucun droit (« Je lui dénie tout droit politique et toute véritable capacité d’initiative. Pour la femme, la liberté et le bien-être ne résident que dans le mariage, la maternité, et les devoirs ménagers. »). Cela revient à la formule « Kinder-Kirche-Küche » des nazis. Il n’est pas possible de dissimuler son opposition violente non seulement aux syndicalistes, mais, y compris, au droit de grève (il a même soutenu des actions de police brisant des grèves) et à toute et à chaque idée ayant trait au droit de vote, au suffrage universel, à la souveraineté populaire ainsi qu’à l’idée en soi de Constitutions (« Toute cette démocratie me dégoûte. Que ne donnerais-je pas pour voler dans les plumes, avec mon poing serré, de cette populace. »).
Ses écrits pour une société idéale intègrent spécialement la suppression de tout autre groupe [politique], de toute réunion de plus de 20 personnes, de toute presse libre et de toute élection. Dans les mêmes écrits, il envisage une « inquisition générale » et la condamnation de « plusieurs millions de personnes » aux travaux forcés, « une fois la révolution faite ». En arrière-fond de ses vues, il y avait un mépris virulent pour les masses populaires, ce qui constitue le fondement nécessaire d’une conception du socialisme venant d’en haut, cela en contraste total avec le marxisme qui s’ancre dans une vision opposée. Les masses sont corrompues et bonnes à rien (« J’adore l’humanité, mais je crache sur les êtres humains ! »). Les hommes ne sont « que des sauvages que nous devons civiliser et cela sans en faire nos souverains », écrit-il à un ami qu’il reprend avec dédain : « Vous croyez toujours dans le peuple. » Le progrès, pour lui, ne peut être atteint que par la maîtrise que s’arroge une élite qui prend soin de n’accorder au peuple aucune souveraineté. A certains moments, il fut à la recherche de quelque dirigeant despotique comme pouvant être le dictateur unique qui pourrait amener la révolution : Louis Bonaparte (il écrivit un livre entier, en 1852, portant aux nues l’empereur, Napoléon III, comme le vecteur de la Révolution), puis le prince Jérôme Bonaparte et finalement le tsar Alexandre II [empereur de Russie dès 1855] à propos duquel il écrivit : « N’oubliez pas que le despotisme du tsar est nécessaire à la civilisation. »
Il y avait un candidat pour le travail de dictateur qui était évidemment plus proche de son domicile : lui-même. Il a élaboré un schéma détaillé pour un système économique mutualiste, à la forme coopérative, qui pourrait se diffuser afin d’intégrer tous les secteurs économiques et, de là, l’Etat. Dans ses écrits, Proudhon se donna le poste de gérant en chef (PDG), qui, naturellement, n’était pas soumis à un contrôle démocratique, qu’il méprisait tant. Il avait pris soin, à l’avance, d’en dessiner tous les détails : « Etablissement d’un programme secret pour tous les gérants. Elimination irrévocable de la royauté, de la démocratie, des propriétaires,etc. » « Les gérants sont les représentants naturels du pays. Les ministres ne sont que des dirigeants supérieurs ou des directeurs généraux : comme ce sera le cas un jour... Lorsque nous serons les maîtres, la religion sera ce que nous voulons qu’elle soit ; il en ira de même pour l’éducation, la philosophie, la justice, l’administration et le gouvernement. »
Le lecteur qui serait plein d’illusions sur l’anarchisme « libertarien » pourrait poser la question : y avait-il quelque chose qui ne soit pas sincère à propos de son grand amour pour la liberté ?
Pas du tout : il est seulement nécessaire de saisir ce que la « liberté » anarchiste signifie. Proudhon a écrit : « Le principe de liberté est celui à l’oeuvre dans l’abbaye de Thélème [par référence à Rabelais] : faites ce que vous voulez. » Et ce principe signifie : « Toute personne qui ne peut pas faire ce qu’elle veut et rien de ce qu’elle veut a le droit à la révolte même seule contre le gouvernement, même si le gouvernement était formé par tous les autres. » Le seul homme qui dispose de ce genre de liberté est le despote. Cela représente la brillante intuition de Dostoïesvski exposée de la sorte par Shigalev [le plan pour le « bonheur universel » et la « ville future » de Shigalev est présenté dans Les Démons en 1871] : « En commençant par la liberté illimitée, j’arrive au despotisme illimité. »
L’histoire est similaire pour ce qui a trait au deuxième « père de l’anarchisme » Bakounine [1814-1876] dont les canevas pour la dictature et la suppression du contrôle démocratique sont mieux connus que ceux de Proudhon.
La raison de fond de cette similarité est la même : l’anarchisme n’est pas concerné par la création d’un contrôle démocratique venant d’en bas, mais seulement par la destruction de « l’autorité » sur l’individu, y compris l’autorité de la régulation la plus démocratique de la société qu’il soit possible d’imaginer. Cela a été exposé de manière très claire par les porte-parole les plus reconnus de l’anarchisme. Par exemple, George Woodcock6 : « Même si la démocratie était possible, l’anarchiste ne la soutiendrait pas... Les anarchistes ne proposent pas la liberté politique. Ce qu’ils proposent, c’est la liberté par rapport à la politique... »
L’anarchisme est, par principe, foncièrement antidémocratique, dans la mesure où une autorité même idéalement démocratique reste toujours une autorité. Mais, dans la mesure où, rejetant la démocratie, il ne dispose d’autre moyen de résoudre les désaccords et les différences inévitables parmi les habitants de Thélème, la liberté sans limites pour chaque individu non contrôlé est impossible à distinguer du despotisme sans limite exercé par un tel individu. » Dès lors, la liberté illimitée pour chaque individu hors de tout contrôle devient impossible à distinguer d’un despotisme sans limite exercé par ce type d’individu, cela aussi bien en théorie qu’en pratique.
Le grand problème de notre époque réside dans l’achèvement d’un contrôle démocratique à partir d’en bas sur le vaste pouvoir de l’autorité sociale moderne. L’anarchisme, qui est plus généreux que tout autre en termes de verbiage sur « quelque chose venant d’en bas », rejette cet objectif. C’est l’autre face de la médaille du despotisme bureaucratique, avec ses valeurs inversées. Mais ce n’est ni une solution ni une alternative à ce despotisme.
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1. Il devient roi en 1840, doit céder devant l’insurrection populaire en 1848 et se voit offrir en mars 1849 par le Parlement de Francfort la couronne impériale qu’il refuse, après un échec de constitution d’un empire il s’engagera dans une voie très autoritaire et réactionnaire. Réd.
2. Textes rédigés par Marx en 1844, publiés sous le nom de Manuscrits de 1844. Le sous-titre donné par Emile Bottigelli, « Economie politique et philosophie » traduit les diverses facettes de ces textes. Editions sociales, 1962, pour la version française. Réd.
3. Voir l’ouvrage de Marx intitulé La sainte famille, ou critique de la critique critique, contre Bruno Bauer et consorts. Ce texte est avant tout une úuvre polémique. Publication en français : Editions sociales, 1969. Réd.
4. En janvier 1846, Wilhelm Weitling arrive à Bruxelles à partir de Londres. Sur la genèse et sur la Ligue des communistes, voir La Ligue des communistes - Documents constitutifs rassemblés par Bert Andreas, Aubier-Montaigne 1972. Réd.
5. Cette citation vient de l’autobiographie de H. G. Wells, l’inventeur des utopies les plus sombres du socialisme à partir d’en haut dans toute la littérature ; Wells, dans ce passage, dénonce Marx pour cette fusion historique. H.D.
6. Ecrivain anarchiste né au Canada en 1912, décédé en 1995. Il fut partie prenante du mouvement anarchiste lors de la révolution espagnole en 1936-37. Son ouvrage L’anarchisme fut publié en 1962.
La social-démocratie à l’ombre de l’Etat
Dans cette quatrième partie de l’étude de Hal Draper - étude publiée en 1966 et aussi intitulée « Les deux âmes du socialisme » -, l’auteur met en lumière l’influence d’une conception étatiste du socialisme qui marquera la social-démocratie dès sa naissance. Les influences de Lassalle ou des fabiens sont souvent méconnues. Pourtant, on les retrouve dans la mise en úuvre des choix stratégiques de la social-démocratie. - Réd.
Le véritable modèle de la social-démocratie moderne - c’est-à-dire le Parti social-démocrate allemand [au cours de la période allant de la fin du XIXe siècle aux années 50-60 du XXe] - est souvent présenté comme s’il s’était développé à partir d’un fondement marxiste. Cela constitue un mythe comme beaucoup d’autres qui jalonnent l’histoire du socialisme. Certes, l’impact de Marx était fort, y compris sur un certain nombre de dirigeants, tout au long d’une période historique.
Néanmoins, la politique de la social-démocratie qui se développa et imprégna finalement le parti provient, avant tout, de deux autres sources. La première remonte à Ferdinand Lassalle1 qui a créé le socialisme allemand en tant que mouvement organisé (en 1863, Lassalle fonde l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein - Association générale allemande des travailleurs). L’autre provient du mouvement fabien 2 anglais, qui a inspiré le « révisionnisme » d’Eduard Bernstein 3.
Ferdinand Lassalle est le prototype du socialiste d’Etat, c’est-à-dire de quelqu’un qui vise à atteindre le socialisme en quelque sorte par le biais d’un don qui serait effectué par l’Etat existant. Lassalle n’était pas le premier exemple de ce type ; il y eut auparavant Louis Blanc [1811-1882, connu entre autres pour son initiative d’ateliers nationaux]. Toutefois, pour ce qui a trait à Ferdinand Lassalle, il faut savoir que l’Etat existant était celui du Kaiser sous le règne de Bismarck.
L’Etat, disait Lassalle aux travailleurs, constitue un facteur qui « pourra réaliser pour chacun d’entre nous ce qu’aucun d’entre nous ne peut réaliser pour lui-même ». Marx proposait exactement le contraire : la classe ouvrière (les salariés) devait mener à bien, elle-même, sa propre émancipation et, dans le cours de cette conquête, abolir l’Etat existant. Eduard Bernstein avait raison en affirmant que Lassalle « rendait un véritable culte » à l’Etat. Devant un tribunal prussien, Lassalle déclara : « Je défends avec vous, contre ces modernes barbares [la bourgeoisie libérale], l’Etat, cette vestale qui garde le feu immémorial de la civilisation. » Cela faisait de Marx et de Lassalle des « opposants fondamentaux », comme le souligne le biographe de Lassalle Footman 4 qui a mis en relief les positions pro-prussiennes, pro-nationalistes prussiennes, pro-impérialistes prussiennes de Lassalle.
Lassalle organisa le premier mouvement socialiste allemand comme devant obéir à sa dictature personnelle. De façon très consciente, il engagea sa construction comme un mouvement venant d’en bas pour construire un socialisme venant d’en haut. Son objectif était de convaincre Bismarck de faire quelques concessions, particulièrement sur le terrain du suffrage universel. Sur cette base, un mouvement parlementaire, sous la conduite de Lassalle, aurait pu devenir un allié de masse de l’Etat bismarckien contre la bourgeoisie libérale.
Dans ce but, Lassalle a effectivement tenté de négocier avec le chancelier de fer. Lassalle envoya à Bismarck les statuts - de type dictatorial - de son organisation, les présentant comme « la constitution de mon royaume que peut-être vous m’envierez ». Lassalle continuait ainsi : « Mais cet exemple miniature sera suffisant pour faire la démonstration de ce fait avéré : la classe ouvrière ressent une inclination instinctive en faveur de la dictature, si elle peut à juste titre se persuader que la dictature sera exercée dans son intérêt. Et, malgré les points de vue républicains - ou précisément à cause d’eux -, cette classe ouvrière serait dès lors encline, comme je vous l’ai dit il y a peu, à voir dans la couronne, en opposition à l’égoïsme de la société bourgeoise, le représentant naturel de la dictature sociale, si la couronne, de son côté, pouvait se rendre à l’idée - ce qui est certainement très improbable - d’avancer une orientation réellement révolutionnaire et de se transformer elle-même de monarchie en faveur d’ordres privilégiés en une monarchie sociale et révolutionnaire du peuple. »
Bien que cette lettre secrète n’ait pas été connue à l’époque, Marx avait parfaitement saisi la nature du lassallisme. Il lança à la face de Lassalle qu’il était un « bonapartiste ». Il écrivit de façon prémonitoire que « son attitude est celle d’un futur dictateur ouvrier ». Il caractérisa la tendance de Lassalle comme « un socialisme royal prussien gouvernemental » et dénonça son « alliance avec les opposants absolutistes et féodaux contre la bourgeoisie libérale ».
« Au lieu d’envisager un processus révolutionnaire de transformation de la société », écrivait Marx, Lassalle envisageait le socialisme comme issu « de l’aide de l’Etat que ce dernier apporterait aux sociétés coopératives de production, socialisme que l’Etat et non pas les travailleurs engendrerait ». Marx ridiculisait cette perspective. Il écrivait : « En ce qui concerne les sociétés coopératives actuelles, dans la mesure où elles sont concernées, elles possèdent une valeur seulement si elles sont des créations indépendantes des travailleurs et non des structures protégées du gouvernement ou de la bourgeoisie. » On trouve ici une affirmation classique éclairant le sens du terme indépendant comme étant la pierre angulaire distinguant le socialisme à partir d’en bas par rapport au socialisme étatique. [...]
Le modèle fabien
En Allemagne, derrière la figure de Lassalle, vont surgir une série de « socialismes » se développant dans une direction qui mérite notre intérêt.
Lesdits socialistes académiques (les socialistes des chaires universitaires : Kathedersozialisten, un courant de l’establishment académique) plaçaient leurs espérances en Bismarck encore plus ouvertement que Lassalle. Mais leur conception d’un socialisme d’Etat n’était pas, quant aux principes, éloignée de celle de Lassalle. Si ce n’est que ce dernier se risquait à promouvoir un mouvement de masse partant d’en bas pour mettre en úuvre sa perspective ; risqué donc, parce qu’une fois enclenché, ce mouvement pouvait lui échapper des mains, comme cela s’est produit plusieurs fois dans l’histoire.
Bismarck lui-même n’hésita pas à présenter ses mesures de politique économique paternalistes comme une sorte de socialisme. Des livres ont été écrits sur le « socialisme monarchique » ou encore le « socialisme d’Etat bismarckien »...
En se déplaçant encore plus à droite, on arrive au « socialisme » de Friedrich List 5, en quelque sorte un protonazi, pour atteindre finalement des cercles où l’anticapitalisme est une forme de l’antisémitisme (E. Dühring 6, A. Wagner) qui forgeront des éléments du mouvement qui se qualifiera de socialiste sous Aldof Hitler. L’élément qui réunit cet éventail, au-delà de toutes les différences, consiste dans la conception d’un socialisme qui équivaut, pour l’essentiel, à une intervention de l’Etat dans la vie économique et sociale. Comme le déclarait Lassalle : « Etat, prends en charge les choses. » C’est ce socialisme qui est le propre de tout ce courant.
C’est pour cette raison que Schumpeter 7 observe avec justesse que l’équivalent britannique du socialisme d’Etat germanique est le socialisme de Sidney Webb 8, le « fabianisme ».
Les fabiens (plus exactement les webbiens) sont, dans l’histoire des idées socialistes, le courant socialiste moderne qui a consommé de la façon la plus radicale son divorce avec le marxisme ; il est le plus éloigné du marxisme. C’était un réformisme social-démocrate presque chimiquement pur, sans aucun mélange, particulièrement avant la montée du mouvement de masse et socialiste en Grande-Bretagne, mouvement que les fabiens ne désiraient pas et qu’ils n’ont pas aidé à construire (malgré un mythe très répandu qui prétend le contraire). Les fabiens constituent dès lors une expérience très importante par rapport à d’autres courants réformistes qui payaient leur tribut au marxisme, adoptant une partie de son langage, mais le distordant dans sa substance.
Les fabiens clairement issus des classes moyennes au plan de leur extraction sociale et de leur champ d’influence ne voulaient en aucune mesure construire un mouvement de masse et encore moins un mouvement de masse fabien.
Ils se pensaient comme une petite élite de conseillers intellectuels qui pourraient imprégner les institutions sociales existantes, influençant ainsi les dirigeants réels aussi bien dans la sphère conservatrice que libérale [allusion aux deux partis bourgeois conservateur et libéral qui monopolisaient alors la sphère politique anglaise] en impulsant le développement social en direction de son objectif collectiviste avec la force d’un « gradualisme imparable ». Dans la mesure où leur conception du socialisme reposait dans la seule intervention de l’Etat (au niveau national et municipal) et que leur théorie indiquait que le capitalisme lui-même était en train de développer des tendances collectivistes, rapidement, jour après jour, et qu’il devait poursuivre dans cette direction, leur fonction consistait simplement à hâter ce processus [lune idée analogue règne dans la social-démocratie lors de l’adoption du programme dit de Bade Godesberg en Allemagne ou de Winterthour en Suisse, 1958-1959]. La société fabienne fut conçue en 1884 comme devant être le poisson pilote d’un requin. Tout d’abord, le requin fut le Parti libéral ; mais lorsque l’influence sur le libéralisme échoua misérablement et que le Travail aboutit finalement à constituer son propre parti de classe [Labour Party] malgré les fabiens, le poisson pilote rejoignit simplement ce dernier.
Il n’y a peut-être aucune autre tendance socialiste qui, aussi systématiquement et consciencieusement, a élaboré une théorie du socialisme à partir d’en haut. La nature de ce mouvement a été identifiée très vite, même si, par la suite, son caractère a été obscurci lorsque le fabianisme s’est intégré dans l’ensemble du réformisme travailliste.
Un dirigeant socialiste chrétien au sein de la Fabian Society attaqua une fois Webb comme un « collectivisme bureaucratique » (c’est peut-être là la première utilisation de ce terme). Le livre, une fois fameux, de Hilaire Belloc 9, L’Etat servile, publié en 1912, fut largement provoqué par le « collectivisme idéal » de Webb qui était pour l’essentiel bureaucratique. G.D.H. Cole [historien anglais de renom du mouvement ouvrier, membre de la société fabienne] rappelait que « les Webb à cette époque aimaient à dire que toute personne active en politique était soit un « a », soit un « b » - soit un anarchiste, soit un bureaucrate - et que eux étaient des « b ». Ces caractérisations servent tout juste à transmettre le sens effectif du collectivisme des Webb qu’était le fabianisme. C’était une orientation complètement dirigiste (managériale), technocratique, élitiste, autoritaire, « planificatrice ». Webb aimait à utiliser le terme d’influence (de manúuvre) comme synonyme de politique.
Une publication du courant fabien écrivait qu’ils voulaient être « les jésuites du socialisme ». Leur évangile était l’Ordre et l’Efficacité. Le peuple, qui devait être traité avec indulgence, n’était apte qu’à être dirigé par des experts compétents. La lutte de classes, la révolution, les soulèvements populaires relevaient de la folie, de la démence. Dans l’ouvrage Le fabianisme et l’empire, l’impérialisme était loué et accepté. Si une fois le mouvement socialiste a développé son propre courant collectiviste bureaucratique, ce fut bien dans ce cas.
On a pu penser que le socialisme était essentiellement un mouvement à partir d’en bas, un mouvement de classe, écrit un représentant du fabianisme, Sidney Ball, afin de détourner de cette idée le lecteur ; mais, continue Ball, les socialistes maintenant « abordent la question sous un angle scientifique plutôt que populaire ; ce sont des théoriciens des classes moyennes », s’enorgueillent-ils. Il en arrive à affirmer qu’il existe une claire rupture entre le socialisme de la rue et le socialisme de l’académie.
Les séquelles de cela sont bien connues, quoique le plus souvent camouflées. Alors que le courant fabien comme tendance spécifique a disparu en 1918 dans le mouvement beaucoup plus large du réformisme travailliste, les dirigeants fabiens ont adopté une autre direction.
Aussi bien Sidney et Beatrice Webb que Bernard Shaw 10 - le trio le plus connu de la Fabian Society - devinrent des supporters par principe du totalitarisme stalinien des années 30. Antérieurement Bernard Shaw, qui pensait que le socialisme nécessitait un superman, en avait trouvé plus d’un. Il avait appuyé Mussolini et Hitler en tant que despotes bienveillants devant faire cadeau du « socialisme » aux rustres. Il fut déçu que ces despotes n’aient pas aboli effectivement le capitalisme. En 1931, Shaw déclara, après une visite en URSS, que le régime de Staline était le fabianisme mis en pratique. Les Webb de même se rendirent à Moscou et y trouvèrent Dieu. Dans leur ouvrage Le communisme soviétique : une nouvelle civilisation ?, ils prouvaient (à partir des documents fournis par Moscou et des propres déclarations de Staline, minutieusement analysées) que la Russie était la plus grande démocratie du monde. Staline n’était pas un dictateur. L’égalité totale régnait. La dictature du parti unique était nécessaire. Le Parti communiste était une élite complètement démocratique qui conduisait vers la civilisation les esclaves et les Mongols (mais pas les Anglais !). La démocratie politique avait échoué dans tous les pays d’Occident et il n’y avait aucune raison à ce que les partis politiques doivent survivre dans notre époque. Ils appuyèrent fermement Staline et les procès de Moscou ainsi que le pacte Hitler-Staline, sans qu’aucune nausée puisse être observée.
Ils moururent en étant des pro-staliniens acritiques d’un type qu’aujourd’hui [Draper écrit en 1966] on ne pourrait même pas rencontrer au sein du bureau politique du Parti communiste de l’URSS.
Comme Bernard Shaw l’a expliqué, les Webb n’avaient que du mépris pour la Révolution russe en tant que telle : « Les Webb ont attendu jusqu’à ce que le changement [révolution] se termine par la destruction et les ruines, jusqu’à ce que les erreurs soient corrigées et que l’Etat communiste soit vraiment lancé. » C’est-à-dire qu’ils ont attendu jusqu’à ce que les masses révolutionnaires aient été enfermées dans une camisole de force, que les dirigeants de la révolution aient été destitués et que la tranquillité efficace de la dictature se soit imposée sur la scène, autrement dit que la contre-révolution soit fermement établie. C’est alors que les Webb arrivent pour déclarer l’idéal accompli.
Cela relève-t-il d’une incompréhension gigantesque, d’une erreur incompréhensible ? Ou bien les Webb n’avaient-ils pas raison de penser que cela [l’Etat stalinien] représentait ce « socialisme » qui entrait en correspondance avec leur idéologie, certes au prix d’un peu de sang. Le tournant du fabianisme - qui visait à influencer les classes moyennes - en direction du stalinisme représentait le pivotement d’une porte autour de la charnière du socialisme à partir d’en haut.
William Morris
Lorsque l’on jette un regard quelques décennies avant le tournant du siècle qui vit le courant fabien se développer à l’échelle internationale surgit une autre figure. C’est l’antithèse des Webb. Cette personnalité du socialisme révolutionnaire, William Morris 11, devint un socialiste et un marxiste au cours des années 1880. Les écrits de Morris expriment dans toutes ses dimensions l’esprit du socialisme à partir d’en bas, au même titre où chaque ligne des Webb traduit l’opposé. Cette orientation se fait peut-être la plus claire dans son attaque dévastatrice du courant fabien, ainsi que dans sa dénonciation du « marxisme » britannique à la Lassalle représenté par le dictatorial H.M. Hyndman 12. Il en va de même dans sa dénonciation du socialisme d’Etat et son aversion pour l’utopie bureaucratique collectiviste de Bellamy13, présenté dans l’ouvrage Looking backward.
Les écrits socialistes de Morris sont traversés d’une insistance sur tous les aspects de la lutte de classes. Et pour ce qui a trait au socialisme futur, son News from nowhere fut écrit comme une antithèse à l’ouvrage de Bellamy. Morris nous avertit que « les individus ne peuvent pas se défaire des problèmes de la vie sur les épaules d’une abstraction nommée l’Etat, mais doivent faire face à ces questions au travers d’une association consciente des uns avec les autres... La diversité vivante est tout autant un but pour un vrai communisme que l’égalité en est une condition et... rien, si ce n’est l’unité de ces deux dimensions, ne pourra conduire à une véritable liberté. »
« Y compris certains socialistes, note Morris, sont capables de confondre la machine coopérative vers laquelle tend la vie moderne avec l’essence du socialisme lui-même. » Il en découle « le danger que la communauté dégénère en bureaucratie ». Ainsi, il exprimait sa crainte face à une bureaucratie collectiviste se pointant dans le futur. Réagissant violemment contre le socialisme d’Etat et le réformisme, il retourne à une position antiparlementaire, mais il ne tombe pas dans le piège anarchiste : « Les gens devront s’associer dans l’administration et, quelquefois, il y aura des différences d’opinion... Que faire ? Quel parti devra céder ? Nos amis anarchistes affirment que cela ne doit pas être décidé par une majorité. Dans ce cas, la décision relèvera d’une minorité. Et pourquoi ? Y a-t-il un droit divin en faveur des minorités ? »
Ces remarques visent le cúur de l’anarchisme beaucoup plus profondément que l’opinion commune qui voudrait que l’inconvénient avec l’anarchisme réside dans son hyperidéalisme.
William Morris contre Sidney Webb. Voilà une façon de résumer cette histoire [des deux branches du socialisme à partir d’en bas et du socialisme à partir d’en haut].
<font size = 2> 1. Ferdinand Lassalle (1825-1864) était en contact avec Marx. Des divergences éclatèrent, entre autres à propos de l’orientation de Lassalle en direction de l’Etat prussien. 2. En octobre 1883, Edith Nesbit et Hubert Bland décident de former un groupe de débat socialiste avec leur ami quaker (groupement religieux protestant) Edward Peace. En janvier 1884 se formera la Fabian Society (les fabiens). Le nom fait référence à l’histoire romaine : le général Quintus Fabius Maximus avait choisi contre le Carthaginois Hanibal la stratégie d’affaiblissement de l’opposition par des opérations de harcèlement, évitant des batailles frontales. Dès mars 1884, un nombre significatif d’intellectuels rejoignent la Fabian Society. Parmi eux, il faut mentionner Sidney et Beatrice Webb, George Bernard Shaw, Ramsay MacDonald. En 1889 sont publiés les Fabian Essays on Socialism (« Essais fabiens sur le socialisme ») qui incluent des chapitres écrits par G. B. Shaw, S. Webb, Hubert Bland. Cet ouvrage deviendra une référence. En 1952, Clement Attlee affirmera qu’il s’agit du « premier exposé cohérent d’une philosophie gradualiste par opposition aux doctrines utopiques ou catastrophiques ». Eduard Bernstein subira la forte emprise de cette doctrine « fabienne ». 3. Eduard Bernstein (1850-1932) développa sa vision « révisionniste » de la théorie marxiste dans une série d’articles de la revue du Parti social-démocrate Die Neue Zeit entre 1896 et 1898, articles regroupés sous le titre Probleme des Sozialismus. 4. David Footman, The primrose path : a life of Ferdinand Lassalle, London, The Cresset Press, 1946. 5. Friedrich List (1789-1846), économiste, homme politique, inspirateur du « nationalisme économique ». Pour List, le libre-échangisme servait à camoufler les intérêts de l’impérialisme britannique. List développa toute une théorie de la nation et de son évolution. 6. Eugen Dühring (1833-1921) écrivit deux ouvrages au début des années 1870 - Kritische Geschichte der nationale Oekonomie und des Sozialismus et Cursus der Philosophie als streng wissenschaftlicher Weltanschauung und Lebensgestaltung - qui eurent un impact auprès de dirigeants sociaux-démocrates allemands tels qu’Eduard Bernstein et même August Bebel. Karl Liebknecht demanda à Engels d’engager une critique de ses oeuvres. Ce dernier le fit entre 1876 et 1878. Ses articles furent réunis et publiés en 1878 dans l’ouvrage actuellement connu sous le titre de L’anti-Dühring. 7. Joseph Aloys Schumpeter (1883-1950). Draper fait ici allusion à un des ouvrages les plus connus de cet économiste de renom, Capitalisme, socialisme et démocratie, publié en 1942. 8. Sidney Webb (1859-1947). Au sein de la Fabian Society il écrit divers ouvrages, argumentant en faveur d’une réforme : Facts for Socialists, 1887, Facts for Londoners, 1888, The Eight Hour Day, 1891. Webb considérait que l’inspirateur du socialisme anglais était Robert Owen et non pas Karl Marx. En 1891, Beatrice Potter prend contact avec Sidney Webb à propos des recherches qu’elle effectue sur le mouvemement coopératif. Beatrice Potter épousera Sidney Webb. En 1932, les Webb visitent l’Union soviétique et publient en 1935 l’ouvrage Soviet Communism : A New Civilization ? En 1942, ils publieront un nouvel ouvrage favorable à l’URSS stalinienne, intitulé The truth about Soviet Russia. Beatrice Webb meurt en 1943. 9. Hilaire Belloc (1870-1953) a été un auteur catholique très prolixe. Il dirigeait un hebdomadaire politique The Eye-Witness - auquel ont collaboré G. B. Shaw et H.G. Wells. En 1911, il publia un livre intitulé The Party System. Dans son ouvrage de 1912, L’Etat servile, il attaquait les réformes proposées par ses anciens amis de la société fabienne, d’un point de vue de droite. 10. George Bernard Shaw (1856-1950) est né à Dublin. Il se rendra à Londres en 1876 et adhérera aux idées socialistes au début des années 1880. Il aura des liens avec William Morris, Eleanor Marx dans la Fédération sociale démocratique. Puis dans le cadre de la Fabian Society, il collaborera étroitement avec Webb. Il rejoindra le Parti travailliste en 1906 et restera attaché aux idées socialistes jusqu’à sa mort. Conjointement à ses activités politiques, à son talent de vulgarisateur des idées socialistes, il a été un romancier, un critique littéraire et un auteur dramatique de premier plan. 11. William Morris (1834-1896) a eu une activité de poète, de romancier, de traducteur, de peintre, de rénovateur des arts décoratifs. Il a joué un rôle dans le mouvement socialiste anglais. Il s’engagea tout d’abord contre la guerre menée par le gouvernement conservateur d’Israeli contre la Russie entre 1876 et 1878. En 1983, Morris rejoint la Fédération démocratique qui sera très vite renommée Fédération sociale démocratique. En décembre 1884, avec le soutien d’Engels, Morris sortira de cette organisation pour créer la Ligue socialiste. Cette organisation sera clairement anti-parlementariste. 12. Henry Mayers Hyndman (1842-1922). Jusqu’en 1880, Hyndman a une position de démocrate mais cultive des liens avec les conservateurs (Tories). Il adhérera à la Fédération sociale démocrate en 1881 après une lecture du Capital. En 1914, il sera un patriote ardent et sera favorable à l’intervention impérialiste contre la Révolution russe. 13. Edward Bellamy (1850-1898), auteur de Looking backward 2000-1887, publié en 1888. Ce livre dit utopique a eu un succès considérable. William Morris, dans une conférence à propos de cet ouvrage, souligne que ce dernier « ne devrait pas être pris comme la bible socialiste de la reconstruction, un danger auquel peut-être il n’échappera pas ».
La devanture « révisionniste »
Nous publions ici la suite de l’étude de Hal Draper intitulée Le socialisme à partir d’en-bas ou Les deux âmes du socialisme. Ce chapitre est consacré, pour l’essentiel, au décryptage de l’úuvre de Eduard Bernstein (1850-1932) à partir de la ligne de partage introduite par Hal Draper entre les tenants d’un socialisme par en haut - qui se calent sur les institutions de l’Etat capitaliste et sur des structures organisationnelles des salarié·e·s en syntonie avec ce projet - et les partisans du socialisme à partir d’en bas qui misent sur « l’autoactivité des masses » et un processus de conscience et d’organisation qui rendent possible une rupture avec les diverses facettes de la domination bourgeoise.
Eduard Bernstein s’est approché du marxisme en 1878-1879, après avoir lu l’Anti-Dühring d’Engels. Il travaillait alors, à Lugano, comme secrétaire du philanthrope social-démocrate allemand Karl Höchberg. En 1879, il participa à la rédaction d’un article dans la revue de ce dernier, l’alors célèbre Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. Cet article, Rücklibke auf die sozialistische Bewegung in Deutschland (Rétrospective sur le mouvement socialiste en Allemagne) laissait entrevoir une adhésion à une version libérale du socialisme. Ce qui lui valut une critique de Marx et Engels (Lettre adressée à Bebel, Liebknecht etc. de septembre 1879). Par la suite, durant quelque 15 ans, Eduard Bernstein fit montre « d’orthodoxie » ; celle-ci reposait toutefois sur l’idée d’un socialisme produit par les « lois de développement du capitalisme ».
En 1895-1896, il opére un tournant, clairement perceptible dans sa postface à l’ouvrage de Louis Héritier sur la Révolution de 1848 en France. L’approche de Bernstein se situe à l’opposé de l’ouvrage de MarxLes luttes de classe en France, 1848-1850. Sur le fond, Bernstein condamne tout mouvement revendicatif qui heurte la bourgeoisie libérale. On trouve là les éléments constitutifs de son ouvrage de référence, datant de 1899 : Les présupposés du socialisme et les devoirs de la social-démocratie. Des extraits des textes des auteurs qu’analyse Hal Draper dans son essai seront reproduits dans la brochure que nous publierons. - Réd.
Eduard Bernstein, le théoricien du « révisionnisme »
social-démocrate, a puisé son inspiration dans le fabianisme dont il avait subi la forte influence au cours de son exil à Londres 1. Il n’a pas inventé la politique réformiste en 1896. Il devint simplement son porte-parole théorique. La direction bureaucratique du Parti social-démocrate allemand n’avait pas de prédilection pour la théorie : « On ne le dit pas, on le fait », dit-elle à Bernstein, signifiant par là que les orientations de la social-démocratie allemande avaient été dépouillées du marxisme bien avant que ses théoriciens traduisent ce changement. Bernstein n’a donc pas « révisé le marxisme ». Son rôle consista à l’extirper tout en prétendant en élaguer les grosses branches desséchées. Les fabiens ne ressentaient pas le besoin de s’embarrasser de tels prétextes ; mais, en Allemagne, il était impossible de détruire le marxisme par un assaut frontal. Le retour au « socialisme à partir d’en haut » (die alte Scheisse - « la vieille gadoue »2) devait être exposé comme une « modernisation », une « révision ».
Avant tout, au même titre que les fabiens, le « révisionnisme » avait extrait son socialisme du processus inéluctable de collectivisation du capitalisme en tant que tel. Il envisageait le mouvement en direction du socialisme comme résultant de la somme des tendances collectivistes inhérentes au capitalisme. Il comptait sur « l’auto-socialisation » du capitalisme par en haut qui s’opérerait au travers des institutions de l’Etat existant. L’identité entre étatisation et socialisme n’est pas une invention du stalinisme ; elle a été systématisée par le courant fabien-révisionniste-socialiste-étatiste du réformisme social-démocrate.
La plupart des découvertes actuelles qui déclarent que le socialisme est obsolète, parce que le capitalisme n’existe plus vraiment 3, peuvent déjà être décelées chez Bernstein. Il était « absurde » de caractériser l’Allemagne de Weimar 4 comme capitaliste, disait-il, cela à cause des contrôles exercés sur les capitalistes. Il en découle, selon une approche à la Bernstein, que l’Etat nazi était encore plus anticapitaliste que les nazis ne cherchaient à le vendre...
La conversion du socialisme en un collectivisme bureaucratique est déjà implicite dans les attaques portées par Bernstein contre la démocratie ouvrière. En dénigrant l’idée du contrôle ouvrier sur l’industrie, Bernstein prolonge sa redéfinition de la démocratie. Est-ce « le gouvernement par le peuple » ? Il récuse ce principe à l’avantage d’une définition en négatif : « l’absence d’un gouvernement de classe ». Dès lors, la perspective même de démocratie ouvrière comme étant une condition sine qua non du socialisme est balayée avec autant d’efficacité que les rusées redéfinitions de la démocratie, usuelles dans les Académies communistes [staliniennes]. Ici, même la liberté politique et les institutions représentatives sont délaissées : un résultat théorique d’autant plus impressionnant que Bernstein lui-même n’était pas, au plan personnel, un adversaire de la démocratie comme l’étaient Lassalle ou Shaw 5. C’est la théorie du socialisme par en haut qui exige de telles formulations. Bernstein est le théoricien social-démocrate principal non seulement de l’identité étatisation-socialisme, mais aussi de la séparation entre le socialisme et la démocratie ouvrière.
Dès lors, il était logique que Bernstein doive en arriver à la conclusion selon laquelle l’hostilité de Marx à l’Etat relevait d’un « anarchisme » et que Lassalle était dans le juste en comptant sur l’Etat afin de mettre en úuvre le socialisme. « La différence entre l’Etat présent et l’ensemble des institutions administratives dans un avenir prévisible ne sera qu’une question de degré », écrivait Bernstein ; le « dépérissement » de l’Etat n’est rien d’autre que de l’utopisme, même sous le socialisme. Par contre, Bernstein, lui, a beaucoup de sens pratique. Par exemple, lorsque l’Etat du Kaiser, loin de dépérir, se lance dans la ruée impérialiste vers les colonies, Bernstein se manifeste promptement en faveur du colonialisme et du « fardeau de l’homme blanc » 6 : « Seul peut être reconnu un droit conditionnel des sauvages sur la terre qu’ils occupent ; en définitive, la civilisation supérieure peut revendiquer un droit prééminent. »
Bernstein a opposé sa propre conception de la voie au socialisme à celle de Marx. Cette dernière « donne l’image d’une armée. Elle s’élance en serpentant entre les maquis et les éboulis... Finalement, elle arrive au bord d’un gouffre profond. De l’autre côté se dresse l’attrayant but désiré : l’Etat à venir, qui ne peut être rejoint que par la mer, une mer Rouge comme certains l’ont dit. » Au contraire, la conception de Bernstein n’était pas rouge mais rose : la lutte des classes s’adoucit jusqu’à l’harmonie alors qu’un Etat bienfaiteur transforme gentiment la bourgeoisie en de bons bureaucrates. Cela ne s’est pas produit de cette façon. La social-démocratie bernsteinisée a d’abord fusillé la gauche révolutionnaire en 1919 7 et, ensuite, en rétablissant la bourgeoisie - qui ne s’était pas encore reconstituée - et les militaires au pouvoir, elle a contribué à jeter l’Allemagne dans les mains des fascistes.
Si Bernstein fut le théoricien de l’identification du collectivisme bureaucratique avec le socialisme, ce fut alors son adversaire d’extrême gauche dans le mouvement ouvrier allemand qui devint le principal porte-parole au sein de la IIe Internationale d’un socialisme-à-partir-d’en-bas révolutionnaire-démocratique. C’était Rosa Luxemburg qui, avec tant d’énergie, a placé sa foi et son espérance dans le combat spontané d’une classe ouvrière libre, à tel point que les faiseurs de mythes ont fabriqué à son sujet une « théorie de la spontanéité » qu’elle n’a jamais défendue, une théorie dans laquelle est opposée « spontanéité » à « direction ».
Dans son propre mouvement, Rosa Luxemburg s’est battue fermement contre les élitistes « révolutionnaires » qui redécouvraient la théorie de la dictature pédagogique sur les ouvriers (qui est redécouverte par chaque génération comme la toute dernière nouveauté). Elle a dû écrire : « Sans la volonté consciente et l’action consciente de la majorité du prolétariat, il ne peut y avoir aucun socialisme... [Nous] n’endosserons jamais un pouvoir gouvernemental hormis par la volonté claire et sans ambiguïté de la vaste majorité de la classe ouvrière allemande. » Et son célèbre aphorisme : « Les erreurs commises par un mouvement ouvrier authentiquement révolutionnaire sont beaucoup plus fructueuses et utiles historiquement que l’infaillibilité du meilleur des comités centraux. »
<font size=2> Rosa Luxemburg contre Eduard Bernstein : voilà le chapitre allemand de cette histoire [des deux âmes du socialisme].
1. Bernstein résida à Londres de 1888 à 1901. Antérieurement, il habitait à Zurich. Il s’était vu confier dès 1881 la direction du journal du parti, Der Sozialdemokrat. Dès le 21 octobre 1878 étaient entrées en vigueur, dans l’empire allemand, les « lois contre les visées périlleuses de la social-démocratie ». Ces lois seront prorogées jusqu’en janvier 1990.
2. Hal Draper utilise cette formule en faisant référence, avec ironie, aux polémiques que Bernstein avait fait paraître dans Die Neue Zeit en 1893 contre les « socialistes académiques et d’Etat » de l’école de Lujo (Ludwig Josef) Brentano. La formule « alte Scheisse » se retrouve à diverses reprises dans un écrit de jeunesse de Marx et d’Engels, L’Idéologie allemande. « Ce développement des forces productives (qui implique déjà que l’existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l’histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale) est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la vieille même gadoue » (p. 64, Editions sociales, 1968). Marx utilise aussi cette formule par rapport à la nécessaire « transformation massive des hommes », à leur « conscience communiste » afin que la révolution permette « à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder une société sur des bases nouvelles » (p. 68).
3. Le texte de Hal Draper, dont la dernière version date de 1966, a été écrit dans une atmosphère où la social-démocratie, dans ses programmes de Bade Godesberg en Allemagne ou de Winterthour en Suisse, 1958-1959, annonçait que l’Etat social (aujourd’hui qualifié fallacieusement d’Etat providence) et l’élargissement du secteur public conduisaient, avec une quasi-automaticité, au socialisme.
4. République de Weimar (1919-1933). Après l’écrasement du mouvement révolutionnaire qui avait pris son essor de novembre 1918 au début de janvier 1919, les institutions de la République de Weimar - Etat capitaliste - assureront, sous direction social-démocrate, la permanence du pouvoir bourgeois. Les institutions weimariennes seront de 1919 à juin-octobre 1923, à diverses occasions, proposées comme seule « alternative démocratique » aux structures conseillistes (conseils ouvriers et de soldats).
5. Voir à l’encontre n° 8, « La social-démocratie à l’ombre de l’Etat », disponible sur le site www.alencontre.org, rubrique Archives.
6. Le célèbre poème de l’écrivain Rudyard Kipling (1865-1936, prix Nobel en 1907) est paru en février 1899, dans McLure’s Magazine, à un moment critique de l’expansion coloniale de l’Occident :« Take up the White Man’s burden / The savage wars of peace / Fill full the mouth of Famine / And bid the sickness cease. » « Assumez le fardeau de l’homme blanc / Les sauvages guerres de la paix / Nourrissez la bouche de la famine / Et faites que cesse la misère. » Cette référence indirecte à Kipling renvoie, entre autres, aux multiples débats au sein de la social-démocratie portant sur l’émergence de l’impérialisme et la nouvelle « politique mondiale » qui en découlait. Les affrontements interimpérialistes (Grande-Bretagne, France et Allemagne) s’exacerbaient. Ainsi, Karl Kautsky, le pape du SPD, écrit à ce propos : « En lieu et place d’une exaltation d’une période de paix commerciale s’affirme une expansion plus énergique ; à la place d’une cure doucereuse pour sauver les âmes des nègres de l’Afrique s’affirme la préoccupation d’obtenir le plus vite possible une répartition des sphères d’influence ; en lieu et place de la poésie lyrique d’un Tennyson [1809-1892]s’affirme la poésie de caserne de Rudyard Kipling. » Pour le mouvement ouvrier européen, il s’agissait de déterminer, en quelque sorte, sa « politique extérieure ».
7. En novembre 1918, Rosa Luxemburg est libérée de sa prison de Breslau. La social-démocratie au pouvoir et la contre-révolution réclament sa tête. Le 1er janvier 1919, la gauche révolutionnaire se constitue en Parti communiste qui ne dispose pas des forces et de la qualité pour faire face à la situation. Il se lance dans l’aventure le 5 janvier. La répression tombera. Le gouvernement social-démocrate Ebert-Scheiddemann placarde le 9 janvier une affiche : « Sous peu, Berlin sera délivrée de cette canaille sanguinaire ». Le 10-11 janvier, la bataille rangée se termine par un massacre. Le 15 janvier, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg seront arrêtés, puis assassinés. A l’époque même, l’historien socialiste français Charles Andler écrivait : « Ainsi triompha la République bourgeoise en Allemagne. » (Charles Andler, La décomposition politique du socialisme allemand 1914-1919, Paris, 1919, p. 249-253).
Six variantes du socialisme-à-partir-d’en-haut
Nous publions ici la dernière partie de l’étude de Hal Draper, « Qu’est-ce que le socialisme-à-partir-d’en-bas ? » ou « Les deux âmes du socialisme ». Dans cette partie conclusive, Hal Draper cherche à établir les différentes catégories contemporaines - entre autres celles en vigueur dans les années fin 1950-début 1960.
A la lecture de ce texte, on perçoit que l’arrière-fond qui préside aux thèses développées par Hal Draper est constitué par l’idée, alors fort répandue, d’une certaine convergence des sociétés technico-industrielles, placées sous le signe de l’emprise d’appareils administratifs. Ces thèses sont fort répandues aux Etats-Unis. Dans le monde francophone, dans son ouvrage « Trois essais sur l’âge industriel » (Ed. Plomb 1966), Raymond Aron reflète cette ère du temps. Les développements des années 1970 et 1980 ont infirmé cette hypothèse.
Le critère de démarcation choisi par Hal Draper - socialisme-à-partir-d’en-bas, socialisme-à-partir-d’en-haut - trace des continuités ou des similitudes qui, parfois, échappent au contexte socio-politique, aux rapports de force internationaux entre classes et Etats. Cette approche peut aussi avoir l’inconvénient d’évacuer des interrogations en termes de stratégie politique et de programme. C’est un sujet de débat aujourd’hui, période où semblent s’articuler, d’un côté, la réaffirmation de forces anticapitalistes (encore marginales) et, de l’autre côté, un mouvement social dans lequel ces dernières trouveraient des éléments programmatiques leur faisant défaut. Les formes sociales, politiques et institutionnelles possibles d’une crise aiguë des sociétés capitalistes avancées restent à être réfléchies, au même titre que les perspectives d’appropriation sociale, d’émergence de nouvelles institutions démocratiques, de droits et pouvoir collectif-démocratique, et d’autonomie individuelle. - Réd.
Nous avons vu qu’il y a plusieurs variétés différentes ou courants distincts qui traversent le socialisme-à-partir-d’en-haut. Ils sont habituellement mêlés, mais séparons-en quelques-uns des principaux aspects pour les examiner de plus près.
1. Le philanthropisme.
Le socialisme (ou la « liberté », ou ce que vous voudrez) sera accordé, par pure bonté d’âme, depuis en haut, pour faire le bien du peuple, par les riches et les puissants. Comme l’écrit le Manifeste communiste en pensant à Richard Owen : « Le prolétariat n’existe pour eux qu’en tant que la classe qui souffre le plus. » Dans leur gratitude, les pauvres opprimés doivent surtout éviter de devenir remuants et s’abstenir de toute ineptie à propos de la lutte de classes ou encore de l’auto-émancipation. Ce courant peut être considéré comme un cas particulier de l’élitisme.
2. L’élitisme.
Nous avons déjà mentionné plusieurs exemples de cette conviction [opinion assurée] que le socialisme est l’affaire d’une minorité dirigeante, non capitaliste par nature et dès lors certifiée pure et qui impose sa propre domination soit temporairement (seulement pour une période historique), soit même pour toujours. Dans les deux cas, cette nouvelle classe dominante envisagera probablement son rôle comme devant être l’exercice d’une dictature éducative sur les masses, évidemment pour leur plus grand bien. Cette dictature sera exercée par un parti d’élite qui supprimera tout contrôle à partir d’en bas, ou par des despotes bienveillants ou par des chefs-rédempteurs de tout genre, ou par les « surhommes » de George Bernard Shaw 1, par quelques manipulateurs eugénistes, par les gérants « anarchistes » de Proudhon [1809-1865] ou les technocrates de Saint-Simon [1760-1825]. Ou encore par leurs équivalents plus contemporains qui se parent de termes à la mode et de faux-semblants verbaux salués comme étant des théories sociales rénovées à opposer au « marxisme du XIXe siècle ».
D’autre part, les partisans révolutionnaires-démocratiques du socialisme-à-partir-d’en-bas, eux aussi, n’ont sans été qu’une minorité. Mais comme nous l’avons vu dans le cas de Eugene Debs 2, la différence entre l’approche élitiste et celle de « l’avant-garde » est tout à fait cruciale. Pour Debs, comme pour Marx et Rosa Luxemburg, la fonction de l’avant-garde révolutionnaire est d’impulser la majorité des masses populaires à se rendre capables de prendre le pouvoir à leur propre compte, au moyen de leurs propres luttes. Il n’est pas question de nier l’importance décisive des minorités, mais d’établir un rapport différent entre la minorité avancée et les masses plus arriérées.
3. Le planisme.
Ses termes-clés en sont : l’efficience, l’ordre, la planification, le système et l’enrégimentement. Le socialisme est réduit à une ingénierie sociale mise en ™uvre par un pouvoir régissant la société. Ici, à nouveau, il ne s’agit pas de nier que le socialisme effectif exige une planification d’ensemble (ni que l’efficience et l’ordre sont de bonnes choses). Mais la réduction du socialisme à la production planifiée relève d’une problématique tout à fait différente. Au même titre, la véritable démocratie nécessite le droit de vote, mais la réduction de la démocratie au droit de voter de temps en temps en fait une imposture.
En réalité, il serait important de démontrer que la séparation de la planification d’un véritable contrôle à partir d’en bas aboutit à en faire une parodie de planification. En effet, les sociétés industrielles actuelles étant immensément complexes, elles ne peuvent pas être effectivement planifiées par les oukases d’un comité central tout-puissant, qui inhibent et terrorisent le libre jeu de l’initiative et des corrections venant d’en bas. C’est exactement là que réside la principale contradiction du nouveau type de système social exploiteur que représente le collectivisme bureaucratique soviétique. Mais nous ne pouvons pas plus développer ce thème ici.
La substitution du socialisme par le planisme a une histoire déjà longue, indépendamment de son incarnation dans le mythe soviétique, qui tire un signe d’égalité entre étatisation et socialisme. Cet élément de doctrine avait déjà été initialement systématisé, comme nous l’avons vu, par le réformisme social-démocrate ; en particulier par Bernstein et les Fabiens 3. Dans les années 1930, la mystique du « Plan », empruntée en partie à la propagande soviétique, avait acquis une place significative au sein de l’aile droite de la social-démocratie où Henri de Man 4 était salué comme son prophète et comme le successeur de Marx. Par la suite, Henri de Man s’éclipsa et est aujourd’hui oublié parce qu’il eut la mauvaise idée d’injecter ses théories révisionnistes d’abord dans le corporatisme, puis dans une collaboration avec les nazis.
Abstraction faite de son élaboration théorique, le planisme apparaît dans le mouvement socialiste sous les traits personnifiés d’un certain type psychologique de militants radicaux [de gauche]. Il faut rendre à César ce qui appartient à César, un des premières descriptions de cette figure se trouve dans le livre L’Etat servile de Hilaire Belloc (1912) 5 qui visait les Fabiens. Ce type de personne, écrit Belloc, « aime l’idéal collectiviste pour lui-même... car c’est une forme de société bien réglée et normalisée. Il aime à contempler l’idéal d’un Etat dans lequel la terre et le capital seront dans les mains de fonctionnaires qui soumettront d’autres hommes à leur autorité, les préservant de la sorte des conséquences de leur vice, de leur ignorance et de leur bévue. » Belloc poursuit : « Pour elle, l’exploitation de l’homme ne suscite aucune indignation. En vérité, pour cette figure, l’indignation ou toute autre passion vive lui est étrangère... [Belloc a ici les yeux fixés sur Sidney Webb - H.D.] ... la perspective d’une vaste bureaucratie au sein de laquelle l’entièreté de la vie sera programmée et réglée selon quelques recettes simples... procure à son petit estomac une satisfaction complète. »
Pour qui veut en trouver des exemples contemporains [années 1960] à coloration pro-stalinienne, les pages du magazine Monthly Review, dirigé par Paul Sweezy 6, lui en fourniront à gogo.
Dans un article de 1930 consacré aux « structures motrices du socialisme », Max Eastman 7 - lorsqu’il se prétendait encore léniniste - qualifiait ainsi ce type de personnages : absorbé par « l’efficacité et l’organisation intelligente... une véritable passion pour un plan... l’organisation de type entrepreneurial ».Eastman remarquait que la Russie de Staline produisait une fascination sur ce type de personnes : « C’est là une région qui, dans d’autres pays, sera excusée pour le moins, et qui certainement ne sera pas dénoncée à partir de ce point de vue que constitue le rêve fou de l’émancipation des travailleurs et par eux de toute l’humanité. Or, chez ceux qui ont construit le mouvement marxiste et qui ont organisé sa victoire en Russie, ce rêve fou était pourtant leur motivation centrale. Ce que certains tendent à oublier aujourd’hui, c’est que ces derniers étaient des rebelles extrêmes contre l’oppression. Quand l’émotion autour de ses idées sera retombée, Lénine apparaîtra peut-être comme le plus grand rebelle de l’histoire. Sa grande passion fut de rendre les hommes libres... si un seul concept devait être choisi pour résumer le but de la lutte de classes tel que le définissent les écrits marxistes, et particulièrement ceux de Lénine, ce serait celui de la liberté humaine... »
A cela on pourrait ajouter que, plus d’une fois, Lénine a dénoncé la poussée vers la planification totale comme une « utopie bureaucratique ».
Il faut prendre en compte une sous-catégorie du planisme qui doit être caractérisée : qualifions-la le « productionnisme ». Bien entendu, tout le monde est « pour » la production, au même titre où tout le monde est en faveur de la vertu et de la bonne vie. Mais pour les partisans du productionnisme, la production constitue simultanément le principal test et la finalité centrale d’une société. Le collectivisme bureaucratique russe est « progressiste » à la lumière de ses statistiques de production de fonte. Les mêmes tenants du « productionnisme » de gauche négligent généralement les statistiques impressionnantes de production accrue de fonte du capitalisme nazi ou japonais. Il est acceptable d’écraser ou d’interdire des syndicats libres sous Nasser [au pouvoir de 1954 à 1970 en Egypte], Castro [au pouvoir depuis la révolution cubaine de 1959], Ahmed Soukarno [président de l’Indonésie de 1949 à 1967] ou Kwame Nkrumah [premier ministre dès 1957 et président du Ghana de 1960 à 1966] parce que quelque chose étiqueté de « développement économique » est plus important que les droits humains. Ce point de vue de dur à cuir n’a bien sûr pas été inventé par ces « militants de gauche », mais par les exploiteurs impitoyables du travail lors de la révolution industrielle capitaliste. Le mouvement socialiste a pris naissance en combattant bec et ongles contre ces théoriciens de l’exploitation « progressiste ». Sur ce plan aussi, les apologistes des régimes autoritaires « de gauche » modernes prennent pour la dernière révélation de la sociologie cette doctrine ressassée.
4. Le « communisme ».
Dans son article de 1930, Max Eastman faisait référence à ce « modèle de la fraternité unie » des « socialistes grégaires ou de l’humaine solidarité », c’est-à-dire « ceux qui avec un mélange de mysticisme religieux et d’esprit grégaire animal ont soif de solidarité humaine ». Il ne faudrait pas confondre cela avec l’idée de la solidarité au cours de grèves, etc. Et de même ne pas le confondre nécessairement avec ce qui est communément appelé la camaraderie dans le mouvement socialiste ou « le sens de la communauté » ailleurs. Selon Eastman, son contenu spécifique est « la quête d’une immersion dans un tout, en cherchant à se perdre soi-même dans le sein d’un substitut de Dieu ».
Eastman visait là l’écrivain du Parti communiste américain Mike Gold. Un autre exemple excellent est Harry F. Ward, le vaillant compagnon de route vigoureusement clérical du PC, dont les livres théorisent cette sorte d’aspiration « océanique » à se dépouiller de son individualité. Les carnets de notes de Bellamy 8 révèlent en lui un cas classique. Il expose son désir « d’une absorption dans la grande omnipotence de l’univers ». Sa « religion de la solidarité »reflète sa méfiance à l’égard de l’individuation de la personnalité, son désir insatiable de dissoudre le Moi dans la communion avec quelque chose de plus grand.
Ce type de sujétion est très prononcé chez certains des représentants les plus autoritaires du socialisme-à-partir-d’en-haut. Et il n’est pas rare de la rencontrer, sous une forme plus modérée, chez des élitistes philanthropiques aux idées socialistes chrétiennes. Tout naturellement, ce genre de socialisme « communioniste » est toujours salué comme un « socialisme éthique » et loué pour avoir en horreur la lutte de classes, car il ne saurait y avoir de conflit à l’intérieur de la ruche des abeilles. Ce courant tend à opposer péremptoirement « collectivisme » à « individualisme » - ce qui est une opposition erronée d’un point de vue humaniste ; mais ce qu’il conteste réellement, c’est l’individualité.
5. L’assimilationnisme-infiltrationnisme.
Le socialisme-à-partir-d’en-haut se présente sous diverses formes pour la simple raison qu’il existe toujours de nombreuses alternatives à l’auto-mobilisation des masses à partir d’en bas. Néanmoins les exemples discutés ici tendent à se subdiviser en deux ordres.
Le premier se fonde sur la perspective de renverser la société hiérarchique capitaliste actuelle dans le but de la remplacer par un nouveau type de société hiérarchique non-capitaliste basée sur un nouveau type d’élite en tant que classe dominante. Dans les histoires du socialisme ces variétés-là sont généralement cataloguées comme « révolutionnaires ».
Le second a pour perspective d’infiltrer les centres du pouvoir de la société existante dans le but de la métamorphoser - graduellement mais inéluctablement - en un collectivisme étatisé, peut-être molécule par molécule de la même manière que le bois se pétrifie petit à petit en agate. C’est là la marque caractéristique des variétés réformistes social-démocrates de socialisme-à-partir-d’en-haut.
Le terme même d’assimilationnisme-infiltrationnisme (en anglais permeationism) a été inventé à des fins d’autoportrait par le fabianisme de Sidney Webb que nous avons décrit comme la variété « la plus pure » de réformisme jamais aperçue. Tout l’infiltrationnisme-assimilationnisme social-démocrate se base sur une théorie de l’inévitabilité mécanique : l’inéluctable auto-collectivisation du capitalisme à partir-d’en-haut est assimilée au socialisme. La pression venue à partir d’en bas (quand elle est jugée recevable) peut accélérer et remettre d’aplomb le processus, à condition de la maintenir sous contrôle pour éviter d’effrayer les auto-collectiviseurs capitalistes. C’est pourquoi les assimilationnismes-infiltrationnistes sociaux- démocrates ne sont pas seulement prêts à « rejoindre l’Establishment » plutôt que de le combattre, mais littéralement impatients de le faire, et cela à quelque titre que ce soit, comme mousses ou comme ministres du gouvernement. De manière très caractéristique, la fonction du mouvement à partir d’en-bas qu’ils organisent vise avant tout à exercer un chantage sur les dominants afin qu’ils se voient offrir des occasions d’exercer cette infiltration-assimilation.
La tendance vers une collectivisation du capitalisme n’est que trop réelle. Comme nous l’avons vu, elle signifie la collectivisation bureaucratique du capitalisme. Au fur et à mesure que ce processus s’est déroulé, la social-démocratie actuelle a elle-même connu une métamorphose. Aujourd’hui, le principal théoricien de ce néo-réformisme, C.A.R. Crosland 9, dénonce comme « extrémiste » le passage modéré du programme du parti travailliste britannique favorisant les nationalisations qu’avait rédigé à l’origine nul autre que Sidney Webb en personne, avec Arthur Henderson 10 ! Le nombre de partis sociaux-démocrates européens qui ont aujourd’hui purgé leurs programmes de tout contenu anticapitaliste explicite, un phénomène tout nouveau dans l’histoire socialiste, reflète à quel point le processus de collectivisation bureaucratique du capitalisme en cours est accepté comme un premier épisode de ce récit : le « socialisme » pétrifié.
Voilà l’inflitration-assimilation envisagée comme une grande stratégie. Bien sûr, elle guide aussi la tactique politique. C’est un sujet que nous ne pouvons traiter ici sans mentionner que son actuelle concrétisation la plus visible aux Etats-Unis : la politique qui consiste à soutenir le Parti démocrate et la coalition dite « lib-lab » [la dite gauche des Démocrates et l’aile syndicale-social-démocrate au sein Parti démocrate] organisée autour du « Consensus Johnson » 11, ainsi que celles qui l’ont précédée et qui lui ont succédé.
La distinction entre ces deux « familles » du socialisme-à-partir-d’en-haut s’applique à des socialismes marqués par des spécificités nationales, de Babeuf en passant par Harold Wilson 12. Soit des socialismes dont la base sociale s’enracine à l’intérieur du système national, qu’il s’agisse de l’aristocratie ouvrière, d’éléments déclassés ou autres.
Le cas des « socialismes-à-partir-de-l’extérieur », représentés par les partis communistes contemporains, est quelque peu différent, car leur stratégie et leur tactique dépendent, en dernière instance, d’un pouvoir extérieur aux couches sociales du pays donné, à savoir celui les classes dominantes collectivistes bureaucratiques des pays de l’Est.
Les partis communistes se sont montrés différents de manière originale de par leur capacité à alterner ou à combiner aussi bien la tactique « révolutionnaire » et oppositionnelle que la tactique infiltrationniste, selon leur convenance. C’est ainsi que le Parti communiste américain a pu basculer de sa « troisième période » ultragauche aventuriste de 1928-1934 à sa tactique ultra-infiltrationniste au cours de la phase de « Front populaire » 13, pour revenir à un « radicalisme révolutionnaire » incendiaire durant la période du pacte Hitler-Staline [août 1939], et, enfin, au cours des hauts et des bas de la guerre froide, combiner ses deux tactiques à des degrés divers.
Aujourd’hui que les communistes [les membres des PC] se sont divisés entre Moscou et Pékin 14, les « Krouchtcheviens » et les maoïstes tendent à incarner séparément chacune de ces deux tactiques qui par le passé alternaient.
C’est pourquoi, en matière de politique intérieure, le parti communiste officiel et les sociaux-démocrates tendent à converger dans une politique d’infiltration-assimilation, quoiqu’à partir d’une approche différente du socialisme par en haut.
6. Le socialisme à partir de l’extérieur.
Les variantes de socialisme par haut que nous avons examinées jusqu’à présent se préoccupent du pouvoir situé au faîte la société. Venons-en maintenant aux espoirs placés dans une aide en provenance de l’extérieur.
Le culte des soucoupes volantes en est une forme pathologique ; le messianisme en constitue une autre, plus traditionnelle, si la notion de « au dehors » fait référence à un monde autre.
Mais pour ce qui soutient notre attention ici, « extérieur » signifie : hors des luttes sociales internes au pays. Pour les communistes d’Europe de l’Est au sortir de la Deuxième guerre mondiale, l’Ordre Nouveau avait dû être importé à la pointe des baïonnettes russes. Quant aux sociaux-démocrates allemands en exil, la libération de leur propre peuple ne pouvait finalement être imaginée que par la grâce d’une victoire militaire étrangère.
En temps de paix, cette variante peut être qualifiée de socialisme dicté par un modèle. Ce fut aussi le propre des anciens utopistes qui construisaient leurs colonies modèles dans les contrées inexploitées de l’Amérique afin de démontrer la supériorité de leur système et de convertir les incrédules. Aujourd’hui, c’est le mouvement communiste à l’Ouest qui place de plus en plus tout son espoir dans ce substitut aux luttes sociales ici.
Le modèle archétype est fourni par la Russie (ou par la Chine pour les maoïstes). Mais comme il est difficile de rendre le sort des prolétaires russes ne serait-ce qu’à demi attractif aux yeux des travailleuses et travailleurs occidentaux, même avec un assaisonnement généreux de mensonges, deux autres démarches peuvent laisser espérer plus de réussite.
a.La position relativement privilégiée qu’occupent les éléments gestionnaires, bureaucratiques et autres larbins intellectuels dans le système collectiviste russe peut être opposée, de manière démonstrative, à celle occupée à l’Ouest par ces mêmes éléments qui se trouvent subordonnés aux propriétaires du capital et aux détenteurs de la richesse. Sur ce plan, le pouvoir de séduction du système soviétique d’économie étatisée entre en résonance avec l’attraction historique qu’exercent les socialismes de type classe moyenne sur tous ces éléments mécontents parmi les intellectuels, les ingénieurs, les scientifiques et leurs employés techniques, les bureaucrates administratifs et les hommes d’organisation de tout acabit. Ces derniers peuvent plus facilement s’identifier avec une nouvelle classe dominante basée sur le pouvoir de l’Etat plutôt que sur celui de l’argent et de la propriété. Ils peuvent de la sorte se contempler eux-mêmes comme les nouveaux dépositaires du pouvoir dans un système non-capitaliste, mais élitiste.
b. Les Partis communistes officiels, eux, sont tenus de préserver une façade d’orthodoxie, présentée sous le label de « marxisme-léninisme ». Dès lors, il est plus courant que des théoriciens sérieux du néo-stalinisme - qui eux ne sont pas liés au parti - se libèrent de ce faux-semblant. Il en découle une renonciation avouée à toute perspective de victoire au travers d’une lutte sociale au sein pays capitalistes. Ce qu’ils qualifient de « révolution mondiale » est assimilé simplement à la démonstration de leur supériorité par les Etats communistes. C’est ce que viennent de formuler théoriquement deux éminents théoriciens du néo-stalinisme : Paul Sweezy et Isaac Deutscher 15.
Le livre récemment paru [1966 en anglais ; 1968 en français] de Paul A. Baran et Paul M. Sweezy Le capitalisme monopoliste rejette catégoriquement « la réponse de l’orthodoxie marxiste traditionnelle, à savoir que le prolétariat industriel devra finalement s’insurger au cours d’une révolution contre ses oppresseurs capitalistes. » Même chose pour tous les groupes sociaux marginalisés : les chômeurs, les ouvriers agricoles, les masses des ghettos, etc. « Ils ne peuvent pas constituer une force cohérente dans la société. »Il ne reste donc personne. Le capitalisme ne peut pas être défié avec efficacité de l’intérieur. Quoi alors ? Les auteurs expliquent, à la dernière page de leur livre, qu’un jour « peut-être même au cours de ce siècle », lorsque les gens ne nourriront plus d’illusions sur le capitalisme au moment où « la révolution mondiale progressant et les pays socialistes indiquant par leur exemple qu’il est possible » de « construire une société rationnelle » [p. 321, trad. fr]. C’est tout.
La phraséologie marxiste - qui remplit les 341 [éd. française] autres pages du livre - devient de la sorte une simple incantation comme la lecture du Sermon sur la montagne à la cathédrale Saint Patrick de New York.
De manière moins abrupte, Isaac Deutscher 16, qui est un écrivain faisant usage de la périphrase, présente la même perspective dans son livre The Great Contest [Oxford University Press, 1960 ; édition américaine 1961 - Le grand combat]. Deutscher se fait le porte-parole de la nouvelle théorie soviétique qui implique « que le capitalisme occidental ne succombera pas tellement, ou pas directement, de par ses propres crises et contradictions que par son incapacité à égaler les réalisations du socialisme [c’est-à-dire les Etats communistes - H. D]. » Et de compléter : « On peut dire que, dans une certaine mesure, cela a remplacé la perspective marxiste d’une révolution sociale permanente. » Nous assistons donc une rationalisation théorique de ce qui a été depuis longtemps la fonction du mouvement communiste en Occident : agir comme un garde-frontière et comme un parrain des milieux dirigeants rivaux à l’Est. En fin de compte, la perspective du socialisme-à-partir-d’en-bas devient aussi étrangère à ces professeurs de collectivisme bureaucratique qu’aux apologistes du capitalisme qui remplissent les académies américaines.
Ce type-là d’idéologue néo-stalinien est souvent un critique du régime soviétique actuel. Isaac Deutscher en fournit un bon exemple, lui qui se tient aussi loin que possible d’une apologie acritique de Moscou tel que l’exercent les communistes officiels. En réalité, il faut les concevoir comme des infiltrationnistes par rapport au collectivisme bureaucratique. Ce qui apparaît comme un « socialisme-à-partir-de-l’extérieur », quand on l’observe à partir du monde capitaliste, devient une sorte de fabianisme lorsqu’il est saisi de l’intérieur de la structure du système communiste. Replacé dans ce contexte, le changement à partir d’en haut est un principe aussi ferme qu’il l’était pour Sidney Webb. Cela a été démontré entre autres par la manière hostile avec laquelle Deutscher a réagi à la révolte est-allemande de 1953 et à la révolution hongroise de 1956 17 ; position justifiée de la manière la plus classique par la crainte que de tels soulèvements à partir d’en bas effrayeraient l’establishment soviétique et le détourneraient de son cours de « libéralisation », engagé avec la dynamique d’un gradualisme inexorable.
Dans quel camp vous situez-vous ?
Du point de vue des intellectuels qui ont le choix du rôle qu’ils entendent jouer dans la lutte sociale, la perspective du socialisme-à-partir-d’en-bas, historiquement, n’a eu peu d’attraction. Même à l’intérieur du mouvement socialiste, le socialisme-à-partir-d’en-bas a compté qu’un petit nombre d’interprètes cohérents, et guère plus d’inconséquents. Hors du mouvement socialiste, bien entendu, la posture courante conclut de ces idées qu’elles sont délirantes, sans valeur pratique aucune, irréalistes, « utopiques » ; idéalistes peut-être idéalistes, mais tout à fait donquichottesques. La grande majorité du peuple est congénitalement stupide, corrompue, apathique et en général désespérante. Les transformations progressistes doivent venir de gens supérieurs du type (tiens donc !) de l’intellectuel qui exprime ce genre de perceptions. Ceci se traduit en théorie par la dite Loi d’airain de l’oligarchie 18, ou est-ce plutôt la loi de fer blanc de l’élitisme ? Mais, quoi qu’il en soit, cela implique une théorie grossière de l’inévitabilité, à savoir l’inéluctabilité d’un changement qui ne peut provenir qu’à partir d’en haut.
Sans prétendre passer en revue en quelques mots les arguments pour et contre une opinion si répandue, nous pouvons relever sa fonction sociale, en tant que rituel autojustificateur de l’élitiste. En temps « ordinaires », quand les masses ne bougent pas, il suffit à cette théorie d’adopter une posture de mépris, tout en balayant toute cette histoire de révolution et de soulèvement social comme obsolète. Mais, la récurrence des soulèvements révolutionnaires et des troubles sociaux - qui se caractérisent précisément comme l’ingérence sur la scène de l’histoire des masses, auparavant passives - ainsi que les traits des périodes au cours desquelles le changement social fondamental est à l’ordre du jour sont tout aussi « ordinaires » dans l’histoire que les périodes de conservatisme qui les séparent. Quand le théoricien élitiste doit, dès lors, abandonner son attitude d’observateur scientifique qui ne fait que prédire que la grande majorité du peuple restera toujours inerte, quand il doit affronter la réalité inverse d’une masse révolutionnaire qui menace de subvertir la structure du pouvoir, il n’est pas en retard pour adopter une tout autre posture. Elle se résume à dénoncer l’intervention des masses à partir d’en bas comme intrinsèquement mauvaise.
C’est un fait que le choix entre le socialisme-à-partir-d’en-haut et le socialisme-à-partir-d’en-bas est pour l’intellectuel foncièrement un choix moral ; alors qu’elle relève de la nécessité pour les masses travailleuses qui, elles, n’ont aucune alternative sociale. L’intellectuel peut, lui, avoir le choix de « se rallier à l’establishment » alors que ce n’est pas le cas pour le travailleur. La même option s’offre aux dirigeants ouvriers qui, tandis qu’ils s’élèvent au-dessus de la classe dont ils sont issus, sont confrontés à un choix qui n’existait pas auparavant. La pression à se conformer aux m™urs de la classe dominante, la pression à s’embourgeoiser, devient plus forte dans la mesure où se relâchent les liens personnels et organisationnels avec la base ouvrière. Il n’est pas difficile pour un intellectuel ou pour un bureaucrate de se convaincre qu’infiltrer le pouvoir en place et de s’y adapter est une façon habile d’atteindre ses buts, surtout si (comme il arrive) cela permet de recevoir sa part des avantages de l’influence et de la prospérité.
Par conséquent, il est fort ironique que la « Loi d’airain de l’oligarchie » offre une armure à toute épreuve surtout aux intellectuels qui l’ont ébauchée. En tant que couche sociale (c’est-à-dire hormis certains individus exceptionnels), les intellectuels n’ont jamais été réputés pour se rebeller contre le pouvoir établi, à l’opposé de la classe ouvrière moderne qui l’a fait à maintes reprises, au fil de sa relativement brève histoire. Fonctionnant de manière caractéristique comme les laquais idéologiques des maîtres en place de la société, le secteur des classes moyennes non-propriétaires dont la force de travail est le cerveau est toutefois porté au mécontentement et à la mauvaise humeur par son inconfortable position. Comme beaucoup d’autres serviteurs, cet Admirable Crichton 19 se dit « Je suis un meilleur homme que mon maître et si les choses étaient différentes, on verrait bien qui devrait plier l’échine devant l’autre. » De nos jours, plus que jamais, quand le prestige du système capitaliste est en train de se désintégrer dans le monde entier, cet intellectuel est facilement porté à rêver d’une forme de société qui ferait son affaire. Une société dans laquelle c’est le Cerveau qui disposerait du pouvoir, et non pas les Mains ou l’Argent ; une société dans laquelle lui et ses semblables seraient débarrassés de l’ascendant de la propriété par l’abolition du capitalisme et délivrés de la pression des masses plus nombreuses par l’abolition de la démocratie.
Nul besoin pour lui de rêveries extravagantes, car il semble bien que des formes d’une telle société existent déjà sont sous ses yeux : les collectivismes de l’Est. Même s’il rejette ces versionspour diverses raisons, dont la guerre froide, il peutthéoriser sa propre version d’un « bon » modèle de collectivisme bureaucratique, qui pourra s’appeler aux Etats-Unis« méritocratie »ou« managerialisme » ou « industrialisme » ou ce que vous voudrez ; ou « socialisme africain » au Ghana ; ou encore « socialisme arabe » au Caire ; ou encore d’autres sortes de socialisme dans d’autres parties du monde.
La nature du choix entre le socialisme par-en-haut et le socialisme-à-partir-d’en-bas ressort avec une particulière netteté à propos d’une question qui, dans une large mesure, suscite une entente parmi les intellectuels libéraux, sociaux-démocrates et stalinoïdes. Il s’agit du prétendu caractère inévitable des dictatures autoritaires (des despotismes éclairés) dans les nouveaux pays en développement, en particulier en Afrique et en Asie, c’est-à-dire Nkrumah, Nasser, Soukarno et autres. Ces dictatures brisent les syndicats indépendants de même que toute opposition politique et s’organisent pour maximiser l’exploitation du travail de façon à extraire de la sueur des masses laborieuses assez de capital pour accélérer l’industrialisation au rythme voulu par les nouveaux maîtres. Dès lors, on voit - à un degré sans précédent - des cercles « progressistes », qui auraient par le passé protesté contre l’injustice d’où qu’elles viennent, se faire les apologistes automatiques de tout autoritarisme, pourvu qu’il soit considéré non-capitaliste.
Mis à part l’argumentation économico-déterministe habituellement donnée pour justifier cette position, deux aspects de cette question permettent d’en éclairer généralement l’enjeu.
1.L’argument économique afin de justifier la dictature - qui prétend établir la nécessité d’une industrialisation à un tempo casse-cou - est sans conteste d’un grand poids aux yeux des nouveaux maîtres bureaucratiques, qui entre-temps ne fixent pas de bornes ni à leurs revenus, ni à leur enrichissement. Toutefois, cet argument est incapable de persuader l’ouvrier tout en bas de l’échelle que lui et sa famille doivent se plier à la surexploitation et à un travail super-harasssant, durant plusieurs générations à venir, dans l’intérêt de l’accumulation rapide du capital. En fait, c’est bien pour cette raison que l’industrialisation à marche forcée requiert un contrôle dictatorial.
Cette argumentation économico-déterministe n’est autre qu’une rationalisation effectuée d’un point de vue de classe dominante. Il ne fait sens, au plan humain, que sous l’angle des intérêts d’une classe dominante qui, comme de bien entendu, identifie ses visées aux besoins de la « société ». Il est tout aussi sensé que les travailleurs du rang doivent se mobiliser pour combattre cette super-exploitation, afin de défendre leur dignité humaine élémentaire et leur bien-être. Il en était déjà ainsi au cours de la Révolution industrielle capitaliste, lorsque les « nouveaux états en développement » étaient en Europe.
Il ne s’agit là pas simplement d’une discussion de science économique, mais de camps en présence dans une lutte de classes. La question posée est : dans quel camp vous situez-vous ?
2.On prétend que la masse du peuple dans ces pays est trop arriérée pour contrôler la société et son gouvernement. C’est sans nul doute vrai, mais pas seulement dans ces pays. Et alors, que faut-il en conclure ? Comment un peuple ou une classe deviennent-ils capables de gouverner en leur propre nom ?
Uniquement en luttant pour y accéder ; exclusivement en menant leur combat contre l’oppression - l’oppression exercée par ceux qui leur disent qu’ils ne sont pas aptes à gouverner. Ce n’est qu’en luttant pour un pouvoir démocratique qu’ils s’éduquent eux-mêmes et se hissent au niveau exigé afin d’exercer ce pouvoir. Il n’a jamais existé aucune autre voie pour aucune classe sociale.
Bien que nous ayons considéré un ensemble particulier d’arguments, les deux thèmes qui ressortent s’appliquent, en fait, au monde entier, à tous les pays, qu’ils soient avancés ou en voie de développement, capitalistes ou staliniens. Quand les manifestations et les boycotts des Noirs des Etats du Sud des Etats-Unis ont menacé d’embarrasser le président Johnson, à l’approche d’une élection, la question fut : dans quel camp vous situez-vous ? Quand le peuple hongrois s’est soulevé contre l’occupant russe, la question était : ans quel camp vous situez-vous ? Quand le peuple algérien se battait pour sa libération contre le gouvernement « socialiste » de Guy Mollet 20, la question était : dans quel camp vous situez-vous ? Quand Cuba fut envahi par les marionnettes de Washington 21, la question était : dans quel camp vous situez-vous ? Et quand les syndicats cubains ont été pris en mains par les commissaires de la dictature, la question est aussi : dans quel camp vous situez-vous ?
Depuis l’aube des sociétés, il n’a pas manqué de théories pour « prouver » que la tyrannie est inévitable et que la liberté en démocratie est impossible. Il n’y a guère d’idéologie plus commode pour une classe dominante et ses larbins intellectuels. Ces théories relèvent des prédictions auto-réalisantes, dans la mesure où elles ne restent vraies que tant qu’on les considère comme telles. En dernière analyse, la seule manière d’en démontrer la fausseté réside dans la lutte elle-même. Cette lutte à-partir-d’en-bas n’a jamais été arrêtée par des théories à-partir-d’en-haut et elle a changé le monde à plusieurs reprises. Choisir une des variétés de socialisme-à-partir-d’en-haut, c’est regarder vers l’ancien monde, vers la « vieille gadoue ». Choisir la voie du socialisme-à-partir-d’en-bas, c’est affirmer le commencement d’un monde nouveau.
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size = 2> 1. Voir les n° prédécents de à l’encontre, disponibles sur le site www.alencontre.org, rubrique Archives.
2. Eugene Victor Debs(1855-1926) est l’un des fondateurs de l’American Railroad Union (ARU). En 1894, l’ARU comptait 150 000 membres, plus que tous les autres syndicats du secteur des chemins de fer. Les Noirs n’avaient pas le droit de s’organiser (voir American Social History Project. Who Built America ? Vol. 2, p. 140-143, Pantheon Books, 1992). Dès mai 1894, Debs organise la grève des travailleurs de l’entreprise de George Pullman, après que l’ARU eut gagné contre la Great Northern Rail Road au début de l’année. Pullman avait baissé les salaires de 25 à 40%. Debs développe une conception d’un syndicat centralisé au plan organisationnel avec des représentants de sections locales. Il est favorable aux grèves de solidarité avec d’autres secteurs. La puissante grève de Pullman en 1894 sera combattue au moyen des tribunaux dont les décisions ouvrent la porte à l’intervention de l’armée. La répression et son arrestation ne changent pas l’optique de Debs « qui vise à la formation de syndicats industriels au sein desquels les travailleurs pourraient former un solide front unique face aux entreprises ainsi qu’au développement d’une action politique à une échelle de masse » (Farrell Dobbs, Revolutionary Continuity, Monad Press, 1980). Le Parti socialiste (Socialist Party of America), créé en 1901, aura une forte base ouvrière. Il gagne de nombreuses élections municipales. En 1912, il compte 118 000 membres cotisants et Debs obtient 900 000 suffrages lors de l’élection présidentielle (un ratio qui indique l’emprise du Parti démocrate). Debs est convaincu qu’une appropriation collective de l’industrie assurera la démocratie. Il écrit : « Je suis pour le socialisme, car je suis pour l’humanité. » Debs était très critique face à l’AFL (American Federation of Labor). Il participe en 1905 à la création de l’Industrial Workers of the World (IWW), une organisation très égalitaire qui a inclus femmes et hommes, qualifié·e·s et non qualifié·e.s, Noirs et Mexicains. L’IWW adoptera une position claire lors de la première guerre mondiale en soulignant qu’elle est provoquée par les antagonismes interimpérialistes. Le Parti socialiste fera de même dans une déclaration du 12 août 1914. Toutefois, le courant réformiste (Morris Hillquit), national-chauvin, prit de l’influence dans le PS. Debs proposait une grève générale contre la guerre et une unité des forces révolutionnaires. Debs sera arrêté en 1918 et condamné à 10 ans de réclusion. Il sera libéré en 1921.
3. Voir à l’encontre, N° 8, cf. site.
4. Henri de Man(1885-1953), au cours de la décennie antérieure à la première guerre mondiale, est considéré comme un socialiste révolutionnaire. Lénine loue les travaux de H. de Man (Œuvres, Tome 17, p. 162). En fait, de Man systématise bien le fatalisme optimiste (déterminisme économique) et le positivisme d’un Kautsky. Sous le choc de la guerre, H. de Man va s’éloigner de ce marxisme et du marxisme en général. Il l’explique dans Après coup(Bruxelles, 1941, p. 87). Selon de Man, l’incapacité du marxisme à expliquer « l’engagement des masses » dans la guerre - en 1914, il était traducteur au Bureau de l’Internationale socialiste, structure tétanisée - est ce qui motive sa rupture avec le marxisme. Pour lui, « la guerre est un conflit mettant aux prises tous les peuples se gouvernant eux-mêmes avec les derniers gouvernements de droit divin » (La Leçon de la guerre, Bruxelles, 1920, p. 16). Il va rompre, pan par pan, avec les concepts de valeur, d’exploitation, de classe, pour aboutir à l’idée « d’un salaire équitable pour un travail quotidien équitable » (Au-delà du marxisme, Bruxelles, 1927, p. 380). La combinaison entre un mépris pour une classe ouvrière incapable de lutter, un socialisme détaché de la classe ouvrière (Le socialisme constructif, Paris, 1933, p. 4 et 68), la conception du rôle autonome des intellectuels, le refus du parlementarisme et un plan à exécuter par l’Etat aboutit à sa position en faveur d’un Etat fort. Après ses affinités avec les régimes corporatistes, en 1946, H. de Man gratifiera l’URSS de Staline d’une reconnaissance : « ...la Russie bolcheviste travaille à l’édification d’un ordre social où la suprématie des capitalistes est... remplacée par la domination des travailleurs »(Au-delà du nationalisme, Genève, 1946, p. 262).
5. Voir à l’encontre, N° 8, cf. site.
6. Paul Sweezy (1910-) a fait ses études à Exter et Harvard University, puis à la London School of Economics. De 1934 à 1942, il a travaillé pour de nombreuses agences mises en place lors du New Deal. Il sera à Londres et Paris en 1943-1944. En 1949, il fonde, avec Leo Huberman, la Monthly Review, revue qui connut son plus haut tirage dans les années 1970 (quelque 11 000 copies). Sur l’URSS et la Chine, les positions de Sweezy ont oscillé et évolué, à partir d’un point de départ qui mettait l’accent sur le plan central et l’appropriation publique des grandes ressources, ce qui l’inclinait à caractériser l’URSS comme socialiste. L’évolution de sa réflexion peut se voir dans son recueil d’articles : Post-Revolutionnary Society (Monthly Review Press, 1980). On peut lire en français un échange entre Sweezy et Charles Bettelheim, Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme (Maspero, 1970). Sa position en faveur de la « révolution culturelle » (1966-1969) y ressort bien (p. 16) ; cette position sera maintenue. Dans ses essais, après avoir pris ses distances avec l’URSS, il incline fortement à voir dans la Chine de Mao un nouveau modèle de socialisme ; puis il déchantera.
7. Max Eastman (1883-1969). Avant la première guerre mondiale, il sera l’éditeur de la célèbre revue The Masses. Au début des années 1920, sympathisant du PC américain puis de l’Opposition de gauche, il a traduit de nombreux ouvrages de Trotsky en anglais. Il va rompre avec le marxisme et deviendra l’éditeur d’un magazine farouchement anticommuniste Reader’s Digest.
8. Edward Bellamy (1850-1898). Fils d’un pasteur baptiste, né dans le Massachusetts, il étudie le droit, puis devint écrivain et journaliste au New York Post. Son roman Looking Backward : 1887-2000, publié en 1888, sera un énorme succès. Le héros, Julian West, tombé dans un sommeil hypnotique, se réveille en 2000 pour découvrir qu’il vit dans une « utopie socialiste », où les gens coopèrent et ne se font pas la compétition. Bellamy est favorable à la nationalisation de services publics. Il répondra à ses critiques en 1897 dans un ouvrage intitulé : Equality.
9. C.A.R Crosland (1918-1977). Fabien d’origine politique, ce membre du Parti travailliste occupera de nombreux postes ministériels après l’élection de H. Wilson en 1964.
10. Arthur Henderson (1863-1935). Ce syndicaliste symbolise la trajectoire d’intégration des « sommets » de la bureaucratie. Après avoir lancé un appel à manifester contre la guerre le 1er août 1914, il ralliera à la fin du même mois le premier ministre et le leader de l’opposition pour une campagne de recrutement à l’armée. Voir sur ce type de socialisme parlementaire : Parliamentary Socialism de Ralph Miliband, Merlin Press, 1973.
11 « Consensus Johnson ». Le président Lyndon B. Johnson (1908-1973), vice-président, accède à la présidence suite à l’assassinat de John F. Kennedy en fin 1963. Il est élu en 1964. En août 1964, il monte la provocation du Golfe du Tonkin (prétendue attaque contre le destroyer Maddox) pour se voir attribuer tous les pouvoirs afin de bombarder le Nord Vietnam et d’envoyer massivement des troupes au Sud Vietnam. Sur le plan intérieur, il cherche à canaliser la montée du mouvement des Noirs pour les droits civiques et développe un vaste programme anti-pauvreté (la Grande Société). Voir à ce sujet la traduction toute récente du remarquable ouvrage de Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, Ed. Agone, 2002.
12. Harold Wilson (1916-1995) est élu premier ministre en 1964. Son élection suscite de grands espoirs dans la gauche socialiste européenne. André Gorz, dans le France Observateur (ancêtre du Nouvel Observateur), parlait, alors, de socialisme à venir en Grande-Bretagne. L’espérance ne durera pas.
13. Période ultragauche de l’Internationale stalinisée de 1928 à 1934 : la social-démocratie est présentée comme le principal danger face au fascisme. Elle est caractérisée de « social-fasciste ». Des syndicats « rouges » ultraminoritaires sont créés. Trotsky critiquera avec une grande pertinence cette politique et montrera en quoi elle facilita la victoire des nazis. La période de Front populaire, théorisée officiellement par Georges Dimitrov, commence en 1934. L’unité doit se faire avec les secteurs bourgeois et pour cela la mobilisation ouvrière doit être contenue, comme en juin 1936 en France. Voir Pierre Frank, Histoire de l’Internationale communiste, 2 vol., Ed. La Brèche, 1979.
14. Conflit sino-soviétique : depuis 1959, ouvertement, les deux castes bureaucratiques au pouvoir en URSS et en Chine s’engagent dans un conflit de « mots » recouvrant des intérêts particuliers, au plan économique, des relations internationales. Ce « conflit » servira de référence à des courants des PC pour opter en faveur de l’une ou de l’autre caste, ou pour insister sur la « voie nationale » (direction du PC italien). Le voyage de Kissinger à Pékin en 1971, en pleine guerre du Vietnam, ne servira pas à déciller les maoïstes. La direction du PC chinois soutiendra Mobutu et Pinochet. Pour les maoïstes, le soutien à Mao se poursuivra avec celui accordé à Pol Pot.
15. Paul A. Baran (1910-1964) est un des animateurs de la Monthly Review. Il publiera en 1957 un ouvrage qui sera longtemps une référence, Economie politique de la croissance (traduction française en 1967 chez Maspero). Un recueil de ses essais sera publié, sous la direction de Sweezy, en 1969, The Longer View, Monthly Review Press. Il y développe entre autres sa vision du plan.
16. Isaac Deutscher (1907-1967). H. Draper est ici certainement sous le choc de la publication de l’édition américaine (Ballantine Books, 1961) de The Great Contest. Dans sa postface de septembre 1961, Deutscher - biographe de Trotsky et ancien membre de l’opposition de gauche du PC polonais - s’emballe sur « la montée industrielle continue de l’URSS, exemplifiée par les triomphes de la conquête de l’espace » (p. 127). A la page suivante, il insiste sur « l’exceptionnelle et rapide croissance de la richesse technologique moderne, sur les avantages de l’économie appropriée publiquement et planifiée et sur la puissante impulsion qu’un nouveau système social donne à l’esprit aventureux de l’homme ». Avec les réserves d’usage, il cautionne les programmes de croissance folle de Krouchtchev (p. 131) et envisage une accentuation de la « déstalinisation ». Cette vision explique son attitude assez réservée face au soulèvement ouvrier de Berlin (1953) et à la Révolution hongroise de 1956. Durant ces années, l’optimisme sur le développement de l’économie de l’URSS était répandu, y compris dans les rangs de marxistes-révolutionnaires.
17. Sur ces deux affrontements ouvriers contre la caste bureaucratique, voir la revue mensuelle Page 2, N° 2, juin 1996, p. 47-48, et N° 5, cotobre 1996, p. 45-48, qui présentent aussi les positions prises, à ces occasions, par la gauche (PS et Parti du Travail) helvétique. On peut aussi consulter l’ouvrage des historiens hongrois, sous la dir. de György Litvan, The Hungarian Revolution of 1956. Reform, Revolt and Repression, 1953-1963(Longman, 1996).
18. Robert Michel (1876-1936) développe ladite « loi d’airain de l’oligarchie » dans ce qui se veut une double démonstration : lorsqu’une classe restreinte est unie par des intérêts communs, elle s’impose à coup sûr face à la volonté du peuple ; en outre, une concurrence pour le pouvoir s’exerce au sein même de l’élite, avec une dynamique de concentration.
19. Admirable Crichton : référence à un courtisan écossais du XVIe siècle sachant s’attirer les grâces des dominants.
20. Guy Mollet (1905-1975), secrétaire général de la SFIO (section française de l’internationale ouvrière, c’est-à-dire du Parti social-démocrate) de 1946 à 1969. Il est président du Conseil en 1956 et 1957, c’est-à-dire au moment de la « guerre d’Algérie » et de la « crise de Suez », qui révèlent, une fois de plus, le penchant pro-impérialiste de la social-démocratie.
21. En avril 1961, quelque 20 000 mercenaires cubains, appuyés par les services américains, débarquent à Cuba (baie des Cochons). Ils seront battus sans coup férir.
Tiré du site À l’Encontre