François Sabado, membre de la direction nationale de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale), est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Nous publions ici le rapport introductif qu’il a présenté lors du débat sur la situation internationale à la réunion du Bureau exécutif le 15 novembre 2008.
Dès le début de la crise des « subprimes » de septembre 2007, nous avions noté que cette crise bancaire et financière annonçait une crise économique globale, que cela marquait un tournant historique dans l’économie et la situation mondiale. Aujourd’hui, pour tous les commentateurs, le point de repère historique pour estimer l’ampleur de la crise, c’est « la crise de 1929 », avec des différences… mais c’est de cette ampleur.
En fait, cette crise de 2007-2008, est à la croisée de plusieurs changements historiques.
1. Crise systémique généralisée
Un nouvel affaissement de l’onde longue récessive commencée à la fin des années 1960 qui, combinée à la crise écologique mondiale, atteint les « limites historiques » du système capitaliste. Immanuel Wallerstein a raison de situer cette crise à la croisée d’une crise systémique et d’une phase historique de déclin du capitalisme commencée il y a près de quarante années, mais on ne peut parler, comme il le fait, d’une « fin du capitalisme », car il n’y a pas de « situation sans issue pour le capitalisme »… jusqu’à ce qu’il y ait son renversement. Cette crise n’est pas une crise de cycle court, une crise conjoncturelle, c’est une crise structurelle. Elle montre bien les limites historiques du système capitaliste. Pour la première fois dans l’histoire ce système recouvre toute la planète : il y a un marché mondial de production généralisée de marchandises et un marché mondial de la force de travail. Plus aucun secteur de l’économie n’échappe non seulement à la domination mais à l’intégration même dans le système capitaliste.
Et cette extension/généralisation du capitalisme se produit dans une économie mondiale marquée par une onde récessive qui dure depuis près de 40 ans. C’est un système où la « production pour la production » heurte les limites de la demande solvable de millions de salariés, de paysans, de travailleurs, et où sa logique de recherche du profit capitaliste et non de la satisfaction des besoins sociaux des populations, conduit à des crises de suraccumulation du capital et de surproduction de marchandises toujours plus fortes. L’explosion du capital fictif, d’une financiarisation de l’économie mondiale, d’un endettement généralisé peut jusqu’à un certain point pousser les limites du système, différer les échéances, mais tôt ou tard ses contradictions majeures débouchent sur des crises.
Elles se succèdent et se rapprochent. Six crises en quinze ans : crise mexicaine en 1994, crise asiatique en 1997, crise russe en 1998, crise argentine en 2001, crise de la bulle internet en 2001, crise des subprimes en 2007… La crise actuelle est qualitativement plus importante parce que ce n’est plus la périphérie mais le centre du système capitaliste qui est atteint. Plus importante, et inédite dans l’histoire, est la conjonction d’une crise économique avec de multiples dimensions comme la crise alimentaire, celle des matières premières et une crise écologique majeure dont le réchauffement climatique est une des dimensions les plus graves. La crise écologique va s’aggraver parce qu’elle rencontre un capitalisme en crise. Le « capitalisme vert » est la réponse des classes dominantes à cette crise. Mais la logique de recherche du tout-profit combiné au mode de gestion capitaliste et à la destruction des services publics ne peuvent qu’entraîner de nouvelles catastrophes comme à la Nouvelle-Orléans ou dans des pays plus pauvres.
Sur ce plan, ce n’est pas être catastrophiste que de prévoir des catastrophes…
Je ne sais si nous sommes ou pas à la fin de l’onde longue récessive commencée au début des années 1970, mais en tout cas nous sommes dans une situation de crise systémique généralisée… Une crise qui va durer.
Car pour sortir de l’onde récessive il faut des facteurs exogènes à la logique économique, en général des facteurs politiques, guerres et/ou révolutions… Ces grandes cassures ne sont pas encore à l’ordre du jour, du coup, cela va durer, cela va pourrir et en attendant, le coût de la domination capitaliste risque d’être de plus en plus élevé, avec des crises à répétition de plus en plus importantes, des situations d’enlisement et de pourrissement économique et social, des catastrophes écologiques ou humaines, notamment pour les pays et les peuples les plus pauvres. Les choix productivistes d’une économie capitaliste en crise, avec récession, dévalorisation du capital, réduction des budgets publics, aggraveront aussi la crise écologique mondiale.
2. Épuisement du modèle d’accumulation néolibéral
Ce changement historique s’exprime dans la crise et l’épuisement du modèle d’accumulation néolibéral mondial dont la pointe explose par l’économie américaine. L’origine de cette crise c’est le consensus de Washington, une série de défaites et reculs sociaux des années 1980 et du début des années 1990, une nette dégradation des rapports de forces globaux entre les classes au détriment du monde du travail. C’est une baisse considérable des salaires réels et de la part des salaires dans les richesses produites, une déréglementation généralisée, des privatisations des services publics. Entre 1980 et 2006 la part des salaires est passée de 67 % à 57 % de la production des richesses dans la plupart des quinze pays de l’OCDE. Elle a donc perdu 10 points et celle des profits en a gagné autant. Selon le « Rapport sur le travail dans le monde » de l’Organisation mondiale du travail (OIT) de 2008, « le plus fort déclin de la part des salaires dans le produit intérieur brut s’est produit en Amérique latine et dans les Caraïbes — moins 13 %, suivi par le Pacifique et l’Asie — moins 10 %, et les économies développées — moins 9 points ». Il s’agit là d’un « niveau exceptionnellement bas selon les normes historiques », dixit Alan Greenspan, ancien directeur de la FED (Banque fédérale américaine).
Les profits ont donc considérablement augmenté mais ils ne se sont pas réinvestis dans la production, ils sont allés là où il y avait le plus de « gains », le plus de rentabilité, à savoir sur les marchés financiers. Ce mécanisme logique a débouché sur une baisse durable de l’investissement : en 2005, pour les États-Unis, l’Europe et le Japon les taux de profit ont augmenté de 5,5 % et les taux d’investissement de seulement 2 %. Cette masse de profits non réinvestis dans la production a envahi les marchés financiers : aux USA, en 2005, les investissements financiers ont progressé de 21 % et les profits financiers de 150 %... En 2006, à l’apogée des marchés financiers, les transactions sur ces marchés représentaient 50 fois le montant du produit intérieur brut (PIB) de l’ensemble des pays du monde ! Alors que ce PIB mondial s’élevait à 45 000 milliards de dollars, les transactions s’élevaient à la somme astronomique de 2 100 000 milliards de dollars. Ces différences entre les salaires et les profits ainsi qu’entre les profits et les investissements ont donc été comblés par l’explosion de la finance, par l’industrie de luxe et par la recherche de nouveaux marchés en Chine et dans les ex-pays de l’Est. Aux États-Unis, c’est l’endettement généralisé qui s’est substitué aux salaires en baisse : l’endettement des ménages est passé de 62 % du revenu disponible en 1975 à 127 % en 2006. Et le déficit commercial — 700 milliards en 2008 — a été financé par les placements de fonds chinois ou de fonds « souverains » qui ont remplacé le déclin de l’industrie américaine… dont une bonne partie a été délocalisée en Asie.
Cette approche de la crise est importante car elle n’oppose pas un « capitalisme financier » prédateur de l’économie à un capitalisme « entrepreneurial » sain. C’est la logique interne du capitalisme qui recherche le profit maximum, ponctionne les salaires et conduit le capital financier (qui, depuis des décennies, est déjà la fusion des capitaux industriel et bancaire) à toujours plus de spéculation.
Ce modèle est aujourd’hui épuisé. Les milliards du Plan Pawlson ont contenu la crise bancaire et financière… mais jusqu’à quand ? On ne saura que dans plusieurs mois l’ampleur des produits « toxiques » dans l’ensemble des systèmes bancaires américain et mondial, surtout après les dernières modifications du plan Pawlson qui consistent à laisser les actifs « toxiques » sur les marchés bancaires.
Les Bourses se sont effondrées : moins 50 % sur les principales places, soit 25 000 milliards de perte de capitalisation boursière. L’injection de milliers de milliards dans les banques et la baisse des taux d’intérêt ne relancent pas la machine économique. L’hypothèse d’une accélération de la baisse de la livre anglaise peut conduire à une situation où la Grande-Bretagne ne puisse plus continuer à emprunter et donc à rembourser sa dette. La banqueroute islandaise est aujourd’hui le cauchemar des classes dominantes dans le monde. Le ralentissement économique, enregistré avant la crise financière, et maintenant la contraction du crédit (le « credit crunch »), transforment la crise en récession économique généralisée : baisse de l’activité, baisse de la consommation, restructurations, licenciements. C’est la montée du chômage dans tous les pays capitalistes avancés. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit pour 2009 une croissance mondiale autour de 3 %, voire moins, qui se déclinerait sous la forme d’une croissance de 0 % aux États-Unis et en Europe et de 6 % dans le reste du monde. Il estime à 25 millions le nombre de chômeurs. Aux États-Unis près de 1,2 million d’emplois ont été détruits depuis le début de l’année, dont 240 000 au cours du seul mois d’octobre. Le secteur automobile est en panne. General Motors et Ford exigent des fonds publics pour repartir ! Des milliers de licenciements sont prévus chez Renault, Volvo, Seat ainsi que chez les équipementiers et la sous-traitance.
Nous parlions, tout à l’heure, de la crise de 1929 : il y a beaucoup de points communs dans l’ampleur de la crise actuelle mais aussi de grandes différences. La première, c’est que forts de l’expérience, les États et les gouvernements sont intervenus pour la contenir. La deuxième — nous l’avons déjà indiqué et nous ne pouvons en mesurer toutes les conséquences — c’est l’interpénétration des économies nationales dans une économie capitaliste mondiale globalisée. Cette internationalisation amplifie la crise. L’économie marchande mondiale a pénétré tous les secteurs de l’économie, le monde rural, les pays de l’ex-tiers monde et, du fait de la restauration du capitalisme, aussi ce qui était nommé le « deuxième monde » (ex-URSS et son « glacis », la Chine, l’Indochine). Les ondes de choc de la crise sont mondiales. Mais du coup, cette « internationalisation » peut aussi en amortir le choc et différer les échéances. C’est dans ce cadre que se pose une question : est-ce que le développement capitaliste en Chine mais aussi dans les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) peut limiter les effets de la crise mondiale ?
Il y a déjà des éléments de réponse. La croissance des BRIC n’a pu éviter la crise. La théorie du « découplage » entre la récession mondiale et la Chine ne s’est pas confirmée. La croissance en Chine et en Asie est aussi touchée par la récession mondiale : la dépendance des exportations chinoises de la capacité d’absorption des marchés américain et européen, pèse directement sur leurs équilibres économiques. Les prévisions de la croissance chinoise passent de 11 % à 7 %. C’est une réduction importante. Il y a eu, dans les derniers mois, dans la région de Canton, la fermeture de plus de 3 000 usines. Cette croissance, même amoindrie, sera-t-elle suffisamment importante pour amortir le choc de la crise mondiale ? Cela pose une autre question : est-ce que le marché intérieur chinois se sera suffisamment développé pour relancer la machine économique mondiale. Cela suppose un certain niveau de salaires, un certain développement des infrastructures et services publics en Chine. Questions politiques qui renvoient à la lutte de classes et à la lutte politique au sein même de la société et du parti au pouvoir (le PCC).
Mais au-delà des interrogations sur la place de la Chine dans son rapport à l’économie mondiale, la crise aux États-Unis et dans la Zone Euro, ne fait que commencer. Nous en sommes à ses premières phases. Les économistes bourgeois sont eux-mêmes en panique. Les prévisions pessimistes se succèdent. Les effets cumulatifs à la crise sont difficiles à prévoir. Mais dans les mois qui viennent, l’activité va de plus en plus se réduire, les conditions du crédit se durcir, les faillites d’entreprises se multiplier, les licenciements et le chômage exploser, la consommation se réduire. Ce sera aussi l’occasion pour les grands groupes capitalistes de restructurer, intensifier la productivité, licencier et baisser les salaires. Cela aura des effets sur le commerce mondial avec une plus grande concurrence. La transformation de la récession en profonde dépression n’est pas exclue. On ne peut prévoir les rythmes, les aller et retour, mais la perspective des mois qui viennent, c’est la crise.
3. Déclin des États-Unis ?
Les USA restent la puissance dominante de l’économie et de la politique mondiales. Mais une série de facteurs altèrent cette position. La crise au cœur même de l’Empire, l’évolution des rapports entre les USA et la Chine, comme l’affaiblissement du dollar posent en pointillé une question centrale : est-ce que l’hégémonie américaine sur le monde n’est pas remise en cause… N’y a-t-il pas la fin d’un cycle politique ouvert dans les années 1980-1990, autour de la chute du mur, qui est maintenant en train de se refermer ?
La victoire d’Obama est un événement historique. Il faut, de ce point de vue, distinguer deux choses, l’immense signification de la victoire d’Obama pour les Noirs américains, pour les populations noires et plus généralement les plus pauvres, pour le monde entier, et la politique que va mener celui-ci, celle de la classe capitaliste et de la machine politico-militaire nord-américaine. Ces dernières, ainsi que la direction du parti démocrate, ont choisi Obama parce que la position américaine était si affaiblie qu’il fallait non seulement un nouveau visage mais une nouvelle équipe qui d’une certaine façon enregistre les nouveaux rapports de forces et reprenne la main. Il est trop tôt pour mesurer toutes les conséquences de l’arrivée au pouvoir d’Obama, mais cet événement historique — l’élection d’un président noir aux USA — ne peut se comprendre qu’en enregistrant le recul nord-américain dans le monde. Ce recul exigeait un changement fort — c’est ce qui explique le choix d’Obama plutôt que celui de Hilary Clinton au sein même du Parti démocrate. C’est aussi la raison du soutien de l’essentiel des classes dominantes à Obama. La crise a fait le reste… Car pour des millions d’Américains, voter Obama c’était aussi sanctionner la droite républicaine et les sommets de Wall Street. Quelle sera la politique d’Obama ? Il a beaucoup parlé de sécurité sociale, de nouvelle politique fiscale, de nouvelles politiques environnementales, de retrait des troupes en Irak. Sur le retrait… les échéances se diluent avec le temps. Sur les questions économiques et sociales, il est vraisemblable, dans la continuité de son soutien au plan Pawlson, qu’il fera payer la crise aux salariés et aux classes populaires.
Mais au-delà des élections américaines, il y a un déclin de la part des États-Unis dans le PIB mondial, déclin accentué par la crise actuelle (rappelons que le FMI prévoit une croissance zéro pour les États-Unis, le Japon et la Zone Euro en 2009). Déclin manifesté par l’inversion des flux de capitaux à l’échelle mondiale : ces derniers viennent maintenant de Chine, des pays émergents et de leurs fonds « souverains » pour se placer aux États-Unis.
L’affaiblissement de la position nord-américaine se traduit aussi lorsqu’on discute de l’hypothèse d’accompagner le dollar comme monnaie de référence par d’autres monnaies, l’euro ou le yuan. A cette étape le dollar résiste bien : il en va de la valeur des placements faits aux USA. Mais la crise risque d’affaiblir la position de la monnaie nord-américaine. Car, au-delà de ces discussions monétaires, il y a de nouveaux rapports de forces économiques qui émergent dans l’économie mondiale. La crise économique va aussi déboucher sur une nouvelle phase de concurrence qui aiguise les relations entre les États-Unis, l’Europe et l’Asie. Du coup des rapports multipolaires sont en train de restructurer le monde. La position états-unienne est affaiblie, notamment sur le plan économique, mais n’oublions pas qu’elle reste décisive sur le plan politico-militaire. Même si les États-Unis rencontrent des obstacles de taille en Irak et en Afghanistan et que leurs capacités d’intervention dans d’autres parties du monde sont affaiblies (comme en Amérique latine ou sur les marches de la Russie), ils restent hégémoniques sur le plan militaire.
Et ils vont s’en servir. L’aiguisement de la concurrence économique, la lutte pour le contrôle des ressources pétrolières ou de la production de matières premières, les exigences stratégiques face à la Chine et la Russie, comme le contrôle de l’Amérique latine face à Cuba et aux « régimes progressistes » (Venezuela, Bolivie, Équateur) peuvent les conduire à de nouvelles interventions militaires. La crise géorgienne est un bon exemple d’aventurisme militaire américain dans un contexte d’accentuation des contradictions inter-impérialistes. La situation en Iran sera, de ce point de vue, décisive dans les mois qui viennent.
4. « Retour de l’État » ?
Derrière cette question, il y a la discussion sur l’hypothèse d’un changement des politiques économiques bourgeoises, d’une certaine rupture avec les politiques néolibérales. Les classes dominantes vont essayer de répondre aux changements historiques produits par la crise. Leur « modèle » et encore plus, la représentation politique et idéologique du modèle, ne fonctionnent plus. Mais à cette étape, il faut distinguer les discours et les faits. Les discours peuvent être très « régulationnistes », mais à notre connaissance, aucune des décisions gouvernementales américaines ou européennes ne remet en cause le noyau dur de la politique néolibérale. La seule initiative qui mérite d’être soulignée, c’est la renationalisation des pensions et retraites en Argentine, même si elle sert aussi les autorités argentines pour gérer le service de la dette. Quant aux nationalisations des Banques, ce sont des nationalisations partielles et temporaires qui ne servent qu’à socialiser les pertes.
On est très loin des rapports politiques qui avaient dominé, par exemple, la situation de l’après-guerre. Il y a, effectivement, une série d’interventions étatiques, notamment sur le plan bancaire, où l’État vient au secours de l’économie capitaliste, où en quelque sorte « on socialise les pertes » mais il n’y a pas de retour de l’État… parce que l’État n’est jamais parti. Il y a eu des changements de modes et de fonctions de l’État mais ce dernier est toujours resté un instrument des politiques néolibérales. Toutes les théories de Negri et Hardt sur la « disparition des États dans l’Empire » sont une nouvelle fois infirmées par les faits. Ce qui est vrai, c’est que les politiques néolibérales ont fait reculer « l’État social » notamment au profit de « l’État pénal », mais les noyaux durs de l’État sont restés et le retour à « l’État social » n’est pas à l’ordre du jour.
A notre connaissance il n’y a pas de relance keynésienne, dans le sens où la priorité serait donnée à l’augmentation de la demande par des augmentations de salaires ou une politique de défense et d’extension des services publics. Au contraire la pression sur les salaires, l’emploi et les services publics va continuer.
Donc, pas de « New Deal », pas de plan de relance en Europe, pas de retour néokeynesien ! Toutes les classes dominantes, au-delà des discours ou gesticulations, restent arc-boutées sur leurs politiques néolibérales. Aucune mesure significative pour « re-réglementer ». Il est vrai que le « New Deal », comme les changements keynésiens, ont résulté de vagues de luttes aux États-Unis au début des années 1930, ou en Europe. Pour sortir de la crise capitaliste de l’époque, il a fallu la seconde guerre mondiale… Donc d’énormes changements de rapports socio-politiques… Il n’y aura pas de changements sans luttes sociales d’ampleur. Cela relativise tous les discours sur ce « retour de l’État ».
Sur un plan politique plus général, la crise va accentuer les polarisations de classe et peut mettre à l’ordre du jour, pour les classes dominantes, des solutions autoritaires qui prendront pour cible notamment les immigrés...
Autre question sur les rapports inter-étatiques, c’est l’Europe. On a entendu et surtout vu nombre de gesticulations, en particulier de Sarkozy, sur la relance d’une Europe politique. On a vu beaucoup de réunions européennes, mais pas l’équivalent d’un plan Pawlson à l’échelle de l’Union européenne et surtout une concurrence ravivée, par exemple entre la France et l’Allemagne, sur le plan des opérations de restructuration et concentration bancaires. Chaque appareil d’État veillant à ses propres intérêts.
5. Nouvelle configuration pour le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux ?
Là aussi il est trop tôt pour analyser toutes les conséquences de la crise sur le mouvement ouvrier. Avec elle les classes dominantes viennent de subir une défaite politique et idéologique. Cela redonne de nouveaux espaces aux idées antilibérales et anticapitalistes, mais cela se fait dans des rapports de forces globaux qui restent défavorables au monde du travail. Il faut, maintenant, suivre dans le détail ce qui va se passer sur le plan des luttes sociales dans les entreprises touchées par la crise, dans le secteur de l’automobile par exemple. Mais aussi plus largement dans tous les secteurs du monde du travail. En général dans les premiers mois de la crise, il y a la peur, la paralysie, la désorganisation. Mais là le potentiel accumulé, l’existence d’un fort secteur public peuvent donner des point d’appui aux résistances contre des gouvernements néolibéraux de droite comme de gauche. L’existence de luttes partielles contre les licenciements en France, comme la mobilisation exceptionnelle de la jeunesse en Italie démontrent que dans des pays qui avait connu jusque-là des mouvements sociaux combatifs, il y a des résistances sociales. La grève de deux mois des mécaniciens de Boeing à Seattle va dans le même sens.
Nous disions qu’il n’y avait pas de changement de cap pour les classes dominantes mais il n’y a pas, non plus, de changement d’orientation de la social-démocratie et de ses alliés. La crise va entraîner des bouleversements dans toute la gauche et le mouvement ouvrier, tant le décalage entre la défense élémentaire des conditions de vie et de travail de millions de salariés et l’adaptation des grands appareils de la social-démocratie et de leurs alliés à la gestion du capitalisme libéral va s’approfondir. Il peut y avoir, au sein de ces derniers, des oscillations à gauche mais, à cette étape, la social-démocratie maintient globalement son orientation sociale-libérale, par rapport aux privatisations, aux augmentations de salaire, aux rapports avec le capital financier. La confirmation de l’orientation sociale-libérale des directions de la social-démocratie peut approfondir la crise interne de certains partis social-démocrates, voire susciter l’émergence de courants de gauche et même de petites ruptures de gauche comme dans le PS en France. Cette évolution est souvent présentée comme un retour à une social-démocratie classique. Certains de ces courants font un pas à gauche mais ils ont comme référence la politique de Die Linke et notamment sa politique d’alliances avec la social-démocratie pour gouverner.
La crise va aussi percuter le mouvement altermondialiste : des courants vont se radicaliser en s’orientant vers une rupture avec le capitalisme, d’autres se recentrer sur des propositions « réalistes ». C’est le cas du président d’ATTAC-Allemagne qui préconise de nouvelles régulations du capitalisme avec comme gouvernance un « G23 », c’est-à-dire un « G20 » élargi à de nouvelles puissances d’Asie et d’Amérique latine.
Dans le même sens, celui de l’adaptation, il faut souligner l’ampleur du processus d’intégration des directions syndicales dans l’économie et dans les institutions, en particulier européennes. La stratégie de la CES et des directions syndicales se cantonne, face à la crise, à des propositions qui se présentent plus comme de bonnes intentions que comme des mesures concrètes : moins de crédits pour la spéculation, un meilleur contrôle des banques, la demande de contrôle des paradis fiscaux, la réforme des agences de notation, le changement des normes comptables, la régulation des fonds de spéculation. Comme les responsables de l’Union Européenne viennent par ailleurs de rejeter tout plan de relance économique et tout dispositif contraignant les marchés financiers, les directions syndicales restent engluées dans le cadre néolibéral.
6. Quelques axes programmatiques face à la crise
La situation exige un « redéploiement programmatique ». Avec la crise les politiques néolibérales ont subi un échec cinglant. Deux questions sont de nouveau au centre, la répartition des richesses et la question de la propriété. Dans les batailles ou luttes sociales qui émergeront, il y a un formidable point d’appui : les milliers de milliards de dollars octroyés aux banques… en quelques heures ou quelques jours… alors que les caisses sont toujours vides pour les salariés, les chômeurs, les peuples. Il faut renverser la tendance prise depuis 25 ans dans la répartition des richesses, consacrer ces richesses à l’emploi, aux salaires, à la sécurité sociale, aux services publics et pas à la spéculation financière. La gestion de la crise, les faillites des banques et des entreprises remettent à l’ordre du jour les problèmes d’organisation de l’économie : par qui ? et au service de qui ? Va-t-on laisser dans les mains des profiteurs, des spéculateurs, des licencieurs le sort de millions de personnes ? Il faut l’intervention publique et sociale, la propriété publique ou la nationalisation des banques et des entreprises sous contrôle des travailleurs.
Du coup, bien des questions, thèmes et revendications peuvent passer de la propagande à l’agitation, des explications générales à des propositions concrètes, à des objectifs de mobilisation ou de luttes.
a) Le point de départ sur l’urgence sociale : défense de l’emploi contre les licenciements, création de l’emploi public, augmentation des salaires, arrêt des privatisations. Ce n’est pas aux travailleurs de payer la crise, c’est aux capitalistes. « Sauver les peuples et pas les banques ! »…Voilà l’approche qui doit être la nôtre : défendre les conditions de travail et de vie de millions de travailleurs qui sont frappés par la crise et décliner cette politique en revendications concrètes qui mobiliseront dans l’unité l’ensemble du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux.
b) Sur la crise financière et bancaire, il y a une série documents qui peuvent être des points d’appui : la déclaration de Caracas (1), les interventions et documents des économistes de gauche en Argentine, l’appel de Pékin. Ces documents mettent l’accent sur des revendications contre les déréglementations financières, les taxations des transactions financières, les paradis fiscaux, le non-paiement de la dette, le contrôle des capitaux, la levée des secrets bancaire et commercial, la nationalisation des banques sans indemnisations et leur création au niveau étatique ou para-étatique, comme la Banque du Sud appuyée sur Cuba et les régimes progressistes. Nous devons appuyer ce programme de revendications et de rupture partielle avec l’impérialisme et le capitalisme financier globalisé, notamment par l’expropriation des trusts impérialistes qui se sont appropriés les ressources naturelles et les secteurs-clé de l’économie dans de nombreux pays d’Europe orientale, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
Ce programme doit être opposé aux nationalisations ou contrôle de l’État « temporaire » ou « partiel ». Il doit s’accompagner d’une remise en cause de la propriété privée bancaire, par la nationalisation intégrale de tout le système bancaire, financier et de crédit. Cette nationalisation, pour ne pas en revenir aux « vieilles nationalisations , doit s’accompagner du contrôle des travailleurs, des salariés et de la population.
c) Face à la faillite du système bancaire ou à l’effondrement de certains secteurs comme de grandes entreprises, s’il faut, pour sauver l’emploi, faire des incursions dans la propriété privée de ces grandes entreprises, il ne faut pas hésiter à aller dans cette direction en défendant leur nationalisation sous le contrôle des travailleurs.
Dans la discussion entre réformistes ou régulationnistes et anticapitalistes ou révolutionnaires il y a la question de la remise en cause de la propriété. Nous ne défendons pas seulement une nouvelle répartition des richesses mais aussi un changement des rapports de propriété. Nous voulons remplacer la propriété privée du capital et des grands entreprises par l’appropriation publique et sociale de l’économie au travers du contrôle ou de la gestion par les travailleurs. Cela doit nous pousser à redonner vie non seulement à une série de mesures transitoires mais aussi à l’actualité socialiste, à la prise en charge de l’économie par les travailleurs.
Dans ce combat socialiste, il y a une dimension éco-socialiste, en rapport avec un autre modèle économique, basé sur la lutte contre le réchauffement climatique, une autre organisation de la politique de transports, de la politique d’énergie, la lutte contre la pollution et la dégradation de l’environnement des quartiers et des campagnes. Il faut partir de l’exigence de développement durable en matière écologique pour redonner du sens à l’idée de planification économique. Là aussi la crise va pousser à des clarifications.
La mise en œuvre de ces programmes exige des gouvernements au service des travailleurs, appuyés sur la mobilisation et l’auto-activité des classes populaires. Cette bataille — et c’est aujourd’hui une bataille centrale — implique le rejet de toute participation ou de tout soutien à des gouvernements sociaux-libéraux de gestion des affaires de l’État et de l’économie capitaliste.
Plus que jamais, cette crise doit nous conduire à combiner le plan d’urgence social, les mesures de transformation radicale de l’économie et les solutions socialistes autour de la gestion de l’économie par les travailleurs et les peuples, c’est le contenu que nous donnons au socialisme du XXIe siècle
* François Sabado, membre de la Direction nationale de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale), est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Nous publions ici le rapport introductif qu’il a présenté lors du débat sur la situation internationale à la réunion du Bureau exécutif le 15 novembre 2008.
1. La déclaration finale adoptée par la Conférence internationale d’économie politique « Réponses du Sud à la crise économique mondiale » a été publiée en français dans Inprecor n° 541/542, pp. 39-41.