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Musicienne du Monde, Entretien avec Lhasa de Sela en 2004 par À Babord

dimanche 17 janvier 2010


Tiré du site À Babord
No 04 - avril / mai 2004


Lhasa de Sela, la superbe Llorona, vient de nous offrir un deuxième album en espagnol, français et anglais, nous livrant ainsi une autre partie de son univers magique. Après des années passées à faire de la chanson, du jazz et de la musique du monde dans les bars et cabarets de Montréal, Lhasa a sorti un premier album en 1997. Depuis, des tournées au Québec, aux États-Unis et en Europe ont porté sa voix et sa musique envoûtantes qui ont séduit le public. Cette citoyenne et musicienne du monde, née d’une mère étasunienne et d’un père mexicain, a partagé avec nous quelques réflexions et expériences à l’aube de sa nouvelle tournée.

À Bâbord ! – On vous décrit beaucoup comme nomade ; comment définiriez-vous votre identité ?

Lhasa – Ça peut paraître prétentieux de dire ça, mais je me sens comme un être spirituel, comme une âme qui est traversée par plein de situations. L’appartenance culturelle, j’ai l’impression que ça ne parle pas de moi tout ça. Sur mon nouvel album, il y a une chanson qui s’appelle La frontera : il y a une personne qui avance un peu péniblement vers la frontière et qui veut traverser ; il y a des nuages dans le ciel qui traversent aussi. Cette image-là, c’est un peu l’absurdité des frontières. L’être humain, qu’est-ce que c’est ? Tous les problèmes qui existent sur la terre viennent du fait qu’on s’identifie de façon très rigide et après on protège cette identification. Moi, j’ai eu des circonstances particulières dans ma vie qui font que j’ai une autre façon de voir les choses. Je ne dis pas que c’est la bonne…

Il y a longtemps, j’étais encore en conflit par rapport à mon identité : est-ce que je suis Mexicaine, est-ce que je suis Américaine ? Quand j’étais au Mexique, j’avais les cheveux blonds, à cause du soleil, dans un village où on était les seuls blancs qui allaient à l’école. Alors je me sentais très différente. Quand je suis arrivée aux États-Unis, je me sentais vraiment Mexicaine, mais je ne savais pas comment… J’ai pris une position de m’apitoyer sur mon sort, que les gens ne m’accepteraient pas ; je me suis beaucoup infligé un isolement parce que je croyais que les gens n’allaient pas m’accepter parce que je n’étais pas comme eux, que je n’avais pas les mêmes expériences qu’eux. Quand je suis arrivée à Montréal, à cela s’est ajoutée une autre langue ; ça a pris du temps, mais ça a eu l’effet de défaire ce conflit. Je me suis dit : pas besoin de choisir, je ne suis pas Mexicaine, pas Américaine, pas Québécoise, je suis juste moi et, qui sait, je pourrais encore aller finir ma vie en Pologne et parler comme une Polonaise ! Je veux dire, la vie est tellement mystérieuse.

ÀB ! – En vous écoutant parler et en écoutant votre musique, je trouve que vous êtes un bel exemple de mondialisation culturelle : quand on parle de mondialisation, c’est souvent négatif, mais vous en représentez la richesse positive. Que pensez-vous de la mondialisation culturelle et marchande ?

Lhasa – Je suis sûrement un peu ignorante sur certains aspects de ça, mais je lis beaucoup là-dessus, c’est vrai que ça a une connotation assez négative pour moi. J’ai l’impression que la mondialisation c’est comme si on faisait la moyenne du poids des cailloux contenus dans un sac. On dit : la moyenne c’est tant d’onces, mais il n’y a aucun des cailloux qui pèse ça… C’est créer une illusion d’homogénéité qui, en fait, n’existe pas. La mondialisation est un concept social et politique qui parle de millions d’événements et ces événements affectent la vie de milliards de gens. Pour comprendre ce que c’est la mondialisation, il faudrait aller dans la vie de chacun de ces gens-là. C’est énorme !

Ce qui me fait peur, c’est l’homogénéité. J’aime beaucoup l’individualité. Par exemple, quand on dit qu’un pays pauvre est défavorisé, pas d’éducation, tout ça, mais il y a une culture qui est là, il y a autre chose, une autre façon d’être heureux. Quand on plante du maïs OGM pour nourrir le monde sans voir qu’il y a toutes sortes de vies qui sont là, d’autres façons de nourrir le monde… Ça donne l’illusion que nous ne sommes que des animaux sociaux, qu’on n’a pas chacun en nous une espèce de vie magique, qu’on n’existe qu’en tant que bête sociale. Nos droits et tout, c’est super important, mais c’est pas que ça la vie. J’ai l’impression qu’on oublie ça dans tous les discours, les pour et les contre. Je sais qu’il y a de l’injustice dans le monde et ça me rend triste, mais chacun a sa façon de lutter contre ça.

ÀB ! – Vous parlez d’homogénéisation et l’exemple du maïs mexicain est très bon : il y a là-bas des milliers de variétés de maïs, mais maintenant, avec les OGM, ça va disparaître. On perd de la diversité et se profile une hégémonie américaine. Au niveau artistique, c’est un peu la même crainte…

Lhasa - Oui, ce qui est fou, c’est que les artistes qui ont vraiment quelque chose à dire soient rendues vraiment des exceptions. Je trouve ça hallucinant ! Pour moi, les artistes ça ne devrait être que des gens qui ont quelque chose à dire ; la musique, la danse, le cinéma, c’est ça pour moi. Je regardais les films de Cassavetes, et ça me disait ce que le cinéma peut être. Aujourd’hui, le cinéma est devenu un véhicule de fantasmes ; la musique, c’est pareil, ça devient une machine à fantasmes qui a éloigné les gens de la réalité. En fait, la musique, l’art, sa fonction c’est de plonger dans la réalité pour y trouver la magie.

ÀB ! – Vous parliez de la magie… On retrouve cette même magie, la vôtre, sur votre deuxième album. Les influences qui vous caractérisent et des nouvelles influences, des nouveaux sons. L’album est assez différent du premier ; qu’est-ce qui vous a inspirée ?

Lhasa – Cette fois-ci, j’ai pris beaucoup plus de responsabilités, j’ai été plus présente dans tout le processus. J’ai écrit toute la musique et toutes les paroles toute seule. Je suis arrivée devant mes deux réalisateurs avec mes chansons, qui étaient précieuses pour moi. Je voulais vraiment communiquer des sons et des ambiances que j’avais dans mon imagination. Il y a des sons comme dans la première chanson, Con toda palabra, l’espèce d’orchestre très dramatique et dans J’arrive à la ville : c’est comme une musique que j’avais entendue dans un rêve. Quelque chose de super profond en moi, une espèce de souvenir imaginaire d’une musique qui m’appartenait avant que je sois née. Comme la musique de mes arrières-arrières-grands-parents, même si elle n’était pas comme ça, c’est comme ça que je l’imagine. J’ai voulu faire cette musique-là.

ÀB ! – La plupart de vos chansons sont intimistes, elles parlent beaucoup de vos expériences, alors que vous êtes quelqu’un de plutôt timide. N’est-ce pas un paradoxe ?

Lhasa – J’écris des chansons sur les choses qui me marquent le plus, sur ce qu’il y a de plus intense dans ma vie. Je ne saurais pas comment faire autrement, pour moi, c’est comme ça une chanson. J’ai besoin d’une très grande intensité d’émotion pour être portée par une chanson. (…) Lorsque j’ai fait des concerts pour les Tchétchènes, (…) ça m’a vraiment fait réfléchir à comment je pouvais avoir peur d’aller vers ce qui m’attire et que j’aime naturellement, parler des choses dont on ne parle pas, qu’on évite ou qu’on censure. Dans les autres cultures, il y a beaucoup de place pour ça : le fado, c’est que de la mélancolie ; dans la musique arabe, souvent ils vont parler de comment la vie est courte. Mais dans les cultures occidentales, on a perdu un peu l’habitude de ça. Je suis super attirée par ces choses-là, je me suis dit : je peux avoir ce rôle-là. C’est un rôle que je joue parfaitement. Parler de l’amour, de la vie et de la mort, d’une façon un peu impudique parce que c’est ça la musique, dire des choses et puis après on se regarde tous et on se dit : ah tout le monde sent ça !

ÀB ! – Alors, en Europe, vous avez enregistré une chanson en tchétchène et participé à des concerts en solidarité avec ce peuple. Comment voyez-vous le lien entre démarche artistique et engagement militant ?

Lhasa - J’essaie de trouver mon chemin avec des choses comme ça. Il y a tellement de causes et elles sont toutes importantes. Peut-être que je vais être la porte-parole d’une cause un jour… Mais je me sentais privilégiée d’être proche de ces gens qui ont tellement souffert et que ma voix réussisse à leur parler. J’étais super émue de ça. Je ne parle pas tchétchène, mais on est de la même famille, la famille humaine qui existe vraiment.

Mes parents étaient des hippies extrémistes. Ils étaient très radicaux dans leurs choix, ils ne faisaient pas que râler. Ce qui fait que moi et mes sœurs on a été élevées à la maison. On a une perspective un peu spéciale : quand les gens parlent de la société, ça ne veut pas dire grand chose pour moi. On ne s’est jamais senties assez incluses pour avoir le goût de se battre pour avoir ceci ou cela. On était tellement isolées dans notre coin qu’on créait notre propre société. C’est pour ça que j’y vais très doucement dans l’activisme, ça ne serait pas naturel pour moi d’adopter une cause sociale parce que je ne me sens pas comme un animal social, mais comme un individu avec un regard sur le monde. Je ne veux pas rester dans ma bulle, mais en même temps je ne suis pas confortable avec les « causes ».

ÀB ! – Vous allez commencer une tournée bientôt ; est-ce que ce sera un spectacle intimiste ?

Lhasa - On commence par Gatineau, l’Assomption, Sherbrooke, St-Jean-sur-le-Richelieu, Toronto. Puis on va en Europe et on revient à Montréal et à Québec pour la fin avril. Il va y avoir un peu plus de guitare électrique, des sons un peu plus modernes, moins acoustiques. La grande nouveauté pour moi, c’est que je me suis libérée du pied de micro !

Propos recueillis par Marie-Hélène Côté