80 ans après Cronstadt : Le mythe de la "tragique nécessité"
En mars 1921, l’Armée rouge écrasait militairement la révolte des marins de Cronstadt. Erreur, "tragique nécessité" ou révélateur de l’impasse à laquelle conduisait la politique menée par le parti bolchevik ? Un retour critique sur la période 1917-1923 reste une impérieuse nécessité.
L’écrasement de la révolte des marins de Cronstadt ainsi que la lutte sans merci entre les bolcheviks et l’armée populaire paysanne de Makhno constituent deux points d’achoppement majeurs entre les anarchistes et libertaires et les trotskystes. Dans ce débat, il faut reconnaître que nous avons largement fait l’impasse sur l’appréciation globale de la politique menée par le parti bolchevique au lendemain de la Révolution. Pire, celles et ceux qui adoptaient une position critique étaient souvent accusés de vouloir remettre en cause la légitimité de la révolution d’Octobre, ou alors de laisser entendre qu’il y aurait quelque part une continuité entre léninisme et stalinisme.
Nos insuffisances
Dans la seule brochure jamais éditée par la LCR sur Cronstadt, l’auteur de l’introduction à divers textes de Lénine et de Trotsky conclut, paraphrasant Trotsky, que ce "fut pour les bolcheviks une page douloureuse de la révolution, une tragique nécessité", justifiée par la situation militaire et économique de l’Urss. Certes, il est arrivé parfois que nous nous risquions à dire que ce fut une erreur, ce que par ailleurs Trotsky ne reconnaîtra jamais. C’est mieux. Mais c’est encore insuffisant. Car s’agissait-il d’une erreur isolée, ou au contraire d’une erreur, parmi beaucoup d’autres, conséquence tragique de la politique mise en oeuvre par les bolcheviks depuis 1919 au moins ?
Dans les débats qui ont opposé après la révolution d’Octobre, en Russie même, les diverses composantes du mouvement anarchiste et les socialistes-révolutionnaires de gauche au parti bolchevique, jamais la légitimité de la prise du pouvoir, de l’insurrection et même celle du rôle décisif joué par le parti bolchevique n’ont été mises en cause. Quant à la dissolution de l’Assemblée constituante, elle faisait l’objet d’un large consensus. Enfin, tous se retrouvaient d’accord sur la nécessité de faire front en commun à l’offensive des armées blanches, avec toutes les contraintes que cela pouvait entraîner. Le débat portait sur une tout autre question : la dislocation du pouvoir des soviets et son remplacement par le pouvoir dictatorial du parti. Le contexte historique, marqué par l’isolement, le blocus économique et l’effondrement de l’économie, et l’offensive des armées blanches pèse évidemment très lourd et aggrave qualitativement les contradictions et tensions propres à toute économie de transition, marquée à la fois par la gestion de la pénurie et par le maintien de la division du travail. Mais les choix faits après la Révolution n’ont-ils pas favorisé la victoire de la bureaucratie ? Sauf à en admettre l’inévitabilité, la question est légitime.
Répression injustifiable
Le parti bolchevique a toujours été méfiant à l’égard des soviets. Ce fut le cas lors de la révolution de 1905 mais aussi après février 1917, où le développement des soviets est largement indépendant, autonome de la politique des bolcheviks. Or dès le milieu de l’année 1918, cette méfiance se transforme en une remise en cause à peine voilée de la légitimité des soviets et de leurs diverses structures, à commencer par ceux où les bolcheviks sont minoritaires. La création, le 7 décembre 1917, de la Tchéka (commission extraordinaire pour combattre la contre-révolution et le sabotage), censée protéger la révolution de 1917 contre les blancs, va engendrer un corps répressif de plus en plus autonome, qui s’en prendra non seulement aux nostalgiques du tsarisme mais aussi à tous les courants du mouvement ouvrier opposés à la politique des bolcheviks, même si cette opposition ne s’exprime que sur le plan idéologique. Il y aura des dizaines de milliers d’arrestations arbitraires, des milliers d’exécutions sommaires qui ne peuvent être en aucun cas justifiées par les contraintes de la guerre civile.
Le problème majeur est de savoir qui décide, même dans les conditions les plus difficiles. Poussant le volontarisme et le substitutisme à l’extrême, le parti bolchevique va accaparer l’essentiel des pouvoirs. Dès lors, il sera de plus en plus rendu responsable de la dégradation des conditions de vie et contesté non seulement par la paysannerie, mais aussi par des secteurs significatifs de la classe ouvrière. Des dizaines de grèves vont se déclencher contre la détérioration des conditions de vie et de travail, grèves auxquelles, le plus souvent, il sera répondu par la répression... au nom de la défense des intérêts historiques du prolétariat, dont le parti bolchevique est bien sûr le dépositaire légitime. La logique sera impitoyable. Tous les groupes politiques indépendants se situant dans le camp de la révolution se verront réduits au silence. Et cette logique ne tardera pas à toucher au fonctionnement du parti bolchevique lui-même, avec l’interdiction des fractions en son sein, des logiques d’exclusion des minoritaires, une conception dictatoriale du centralisme démocratique. Et cela à un moment où les contraintes de la guerre civile étaient largement amoindries à partir de 1921.
Si les anarchistes ont tort d’essayer de chercher un plan minutieusement établi dès 1917 qui devait permettre au parti bolchevique d’exercer seul le pouvoir - Lénine fait au contraire preuve d’un pragmatisme permanent -, il n’en reste pas moins que l’orientation mise en oeuvre allait conduire à un isolement croissant du parti bolchevique et favoriser la consolidation et la prise du pouvoir réel par la bureaucratie. La mise en oeuvre de la NEP, décidée en mars 1921, ne pouvait inverser cette dynamique, d’autant qu’elle allait accentuer substantiellement les différenciations sociales. D’autres choix étaient possibles. Celui de favoriser de manière optimale, malgré les difficultés extrêmes de la situation, tout ce qui allait dans le sens du développement des structures d’autoorganisation, de la prise des décisions par le plus grand nombre, de l’extension de la démocratie ouvrière et du pluralisme, d’une alliance avec la paysannerie qui ne se fasse pas sous la contrainte des baïonnettes.
Ne plus esquiver
La Révolution russe reste une expérience unique et majeure du mouvement ouvrier, qu’il s’agit de faire fructifier à la lumière des conditions de la lutte des classes au début de ce siècle. Mais pour ce faire, il est indispensable de tirer toutes les leçons de ce qui s’est passé dans les années qui ont suivi la prise du pouvoir, et de rompre avec une vision du monde qui a conduit à présenter Cronstadt comme une "tragique nécessité" ou l’armée de Makhno comme une bande de brigands antisémites. Il nous faut faire le deuil d’une telle lecture religieuse de l’histoire, qui esquive les responsabilités, par les choix qu’ils ont faits, du parti bolchevique et de ses principaux dirigeants dans la dégénérescence de la Révolution russe.
Léonce Aguirre