Après son apparition en Europe, le virus H5N1 a été détecté à plusieurs reprises sur le territoire français. L’épidémie de grippe aviaire pourrait avoir des répercussions, tant sanitaires qu’économiques et sociales. Dominique de Villepin proclame que « la France est le pays au monde le mieux préparé face à la grippe aviaire ». On aurait aimé plus de prudence et de modestie face aux nombreuses incertitudes concernant la lutte contre une épidémie annoncée. Surtout de la part d’un État qui a tant attendu face au chikungunya, dont les hôpitaux et les services d’urgence - au pain sec depuis des années - sont souvent débordés par une simple épidémie de grippe saisonnière, et qui n’a pas réagi lors de la canicule de l’été 2003, drame ayant fait plus de 15 000 morts.
Reste que le gouvernement a décidé d’anticiper l’épidémie de grippe aviaire. Avec treize millions de traitements par Tamiflu (bientôt dix-huit) et 200 millions de masques commandés, le gouvernement français semble avoir réagi beaucoup plus vite, par exemple, que son homologue américain, dont les commandes ne permettraient de protéger que 2 à 4 % de la population, contre 21 % en France.
Prévention
Certains ne manqueront cependant pas d’être frappés par ces millions d’euros dépensés pour une épidémie qui n’existe pas encore. Et cela, alors que des dizaines de millions d’êtres humains meurent chaque année, surtout dans les pays dominés, de pathologies bien réelles, pour lesquelles existent déjà traitements et vaccins depuis des années. Mais leurs cris de désespoir ne pouvant augmenter les profits des trusts de la pharmacie, il n’y aura pas de médicaments, de trithérapies, de vaccins pour le tiers monde. Quel contraste avec le Tamiflu, cet antiviral à l’efficacité contestée contre la grippe aviaire, mais qui a fait monter le cours de l’action du géant suisse Roche de 60 % en un an, à mesure que les carnets de commandes se remplissaient !
Tout cela est vrai mais, pour deux raisons au moins, il serait dramatiquement faux de s’en tenir à ces remarques. D’abord, parce que le risque d’une pandémie humaine est malheureusement plus que réel. Il faut s’en persuader et s’y préparer. Rappelons que la grippe espagnole de 1918-1919 a fait de 40 à 80 millions de morts. Ensuite, parce que, loin d’opposer les besoins du Nord et du Sud, il nous faut mettre en avant les exigences communes du droit à la santé, partout dans le monde, comme un bien commun universel, retiré des lois du marché. Avec la démocratie et l’égalité, c’est la seule vraie manière de lutter contre l’épidémie. Tout ce qui sera gagné de cette manière-là contre la grippe aviaire sera gagné aussi pour toutes les autres pathologies, ici et là-bas.
Deux exemples. L’un des premiers objectifs pour éviter une pandémie humaine est de « juguler la maladie chez les animaux », comme le réclamait l’Organisation mondiale de la santé animale. Amélioration des services vétérinaires des pays pauvres, réduits sous les injonctions du Fonds monétaire international (FMI), information adaptée aux populations locales, abattage rapide et systématique des volailles malades, compensation immédiate et transparente des paysans, quarantaine, vaccination ciblée... Faute de budgets internationaux, faute de démocratie dans les pays où règnent corruption et répression, cette partie est en train d’être perdue sous nos yeux. L’épidémie animale se mondialise.
Un autre exemple. En cas de début de transmission interhumaine d’un virus grippal muté, le foyer sera localisé. Un objectif central de la solidarité internationale serait de retarder le plus possible - quelques mois - sa diffusion régionale et mondiale, peut-être inéluctable. Pour mettre à profit ce répit, par exemple pour fabriquer un vaccin efficace, qui demandera de quatre à six mois pour être disponible en quantité. Cela suppose de reconstruire les systèmes de santé des pays du Sud, d’y rendre massivement disponible le Tamiflu et les masques de protection ; d’y développer une information sur la santé inséparable de l’éducation et de la démocratie. Jamais l’armée n’a réussi à imposer une quarantaine efficace, si la population n’est pas persuadée qu’elle sera soignée et protégée.
Urgence mondiale
Les maîtres du monde font confiance au marché pour lutter contre le risque de pandémie. Au marché et à l’État fort, corollaire inévitable de la pénurie et de la concurrence. Même s’ils pointent l’obligation de solidarité internationale, ils sont incapables de mobiliser les budgets, de reconstruire les systèmes de santé, les solidarités, l’accès aux médicaments essentiels, que les restrictions du FMI ont contribué à détruire partout.
Leur mondialisation libérale accroît aussi le risque de pandémie. Depuis des siècles, en Asie notamment, les oiseaux sauvages sont le réservoir naturel de l’influenza aviaire. Ils côtoient une agriculture pauvre et familiale, où cohabitent hommes et animaux d’élevage, dans les zones humides prisées par le virus. Cela facilite le passage du virus des oiseaux sauvages aux oiseaux domestiques et à l’homme, mais sur une petite échelle, locale. L’exode rural a poussé à la concentration de populations dans de gigantesques mégapoles qu’il faut nourrir. La concentration des capitaux a favorisé l’explosion de gigantesques élevages industriels, appartenant aux mêmes variétés, souvent importées d’Occident, très productives mais moins résistantes à la maladie. Cela donne vite au virus une masse critique, qui favorise sa diffusion le long des routes de transport et des marchés. Rupture écologique qui favorise la pandémie, même s’il ne faut pas nier le rôle des oiseaux migrateurs.
Réaffirmons-le : le mouvement ouvrier, le mouvement altermondialiste doivent se saisir de la question de la grippe aviaire, produire, avec les experts - car le sujet est complexe - leurs propres exigences. Par exemple, pourquoi si peu de place est donnée aux masques respiratoires ? Parce que les enjeux financiers ne sont pas les mêmes ? Les masques sont réservés aux professionnels dans les plans gouvernementaux. Les masques FFP2 sont assez complexes à produire et doivent être changés, face à un risque important, deux fois par jour. Mais les masques FFP1, plus simples, n’ont-ils pas une réelle efficacité préventive pour le reste de la population, soumise à un risque moins important ?
Soyons sûrs qu’une épidémie de grippe aviaire ne serait pas qu’une crise sanitaire. Elle serait aussi une crise économique. Il suffit de voir aujourd’hui les élevages en plein air de qualité, qui sont immédiatement menacés par les mesures de confinement. Et aussi une crise politique, révélant l’incapacité du marché à faire face à l’urgence mondiale.
Tamiflu, le brevet qui tue
Voilà un antiviral dont personne ne parlait. Peu efficace, peu utilisé, et aux effets secondaires non négligeables, notamment chez les enfants. Mais la grippe aviaire menace et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décide de recommander à tous les gouvernements d’acheter massivement du Tamiflu, pour couvrir 25 % de la population... ayant les moyens de se le payer. Le laboratoire Roche, qui a racheté le brevet à Gilead Sciences, voit le cours de son action grimper de 60 %.
Pourtant, fonder toute la stratégie de lutte sur le Tamiflu est un leurre. Son efficacité sur le H5N1 semble faible, il doit être administré dans les premières heures de la maladie, et l’apparition de résistances inquiète déjà les infectiologues. Malgré ces limites, au vu de l’efficacité, même relative, du Tamiflu sur une pathologie extrêmement grave, celui-ci pourrait jouer un rôle important. Au tout début de l’épidémie, pour essayer d’étouffer un foyer naissant, réduire la mortalité de la grippe, ou encore protéger les soignants.
Face à la demande qui explose, pendant tout un temps, Roche refuse de laisser fabriquer des génériques de son produit. Pour se faire « pardonner », il offre quelques millions de doses à l’OMS, pour intervenir rapidement sur un foyer initial. Puis, la colère grondant, le débat sur la nécessité de lutter contre les brevets s’amplifiant, la multinationale suisse décide d’accepter de céder des licences secondaires sur lesquelles elle toucherait des royalties.
Depuis la signature, en 1994, sous l’auspice de l’OMC, de l’accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (Adpic), les copies génériques des médicaments récents sont interdites. Leurs prix sont donc restés hors de portée des pays du Sud. L’exemple le plus connu concerne, dans la lutte contre le Sida, les trithérapies.
Après une forte mobilisation internationale, face au scandale du droit de propriété qui tue, un compromis a été trouvé à Doha, en 2001 : en cas d’urgence sanitaire, des licences pourront être délivrées en contrepartie d’un reversement de royalties aux alentours de 5%. Compromis boiteux et contourné, qui n’a pas permis de progresser significativement dans le droit à la santé pour tous les peuples puisque, chaque année, onze millions de personnes meurent de maladies infectieuses, faute d’accès aux médicaments essentiels. En finir avec le droit de propriété intellectuelle permettrait de fabriquer le Tamiflu en quantité suffisante, et de baisser son coût. Les médicaments essentiels, biens communs de l’humanité, doivent pouvoir être disponibles pour tous.
L’enjeu du vaccin
En cas de pandémie humaine de grippe aviaire, le rôle d’un vaccin pourrait être fondamental. Soit la population mondiale acquiert ses capacités de résistance au contact du nouveau virus, mais au prix de millions de victimes, soit elle l’acquiert à travers la vaccination. Un schéma idéal bien loin de la réalité capitaliste.
Pour six milliards d’habitants, la capacité annuelle de production de vaccin antigrippal ne dépasse pas 300 millions de doses. Les pays riches concentrent 90 % de ces capacités, et 10 % de la population mondiale. La France seule a déjà commandé 40 millions de doses. Même avec un taux de couverture vaccinale souhaité minimal de 30 à 35 %, réclamé par l’OMS, le fossé est immense entre les futurs besoins mondiaux et les capacités de production. Moins de 5 % de la population mondiale pourront être vaccinés.
Même si Sanofi Pasteur, qui réalise 40 % de la production mondiale de vaccins antigrippaux, agrandit ses unités de production de Val-de-Reuil et de Swiftwater, aux États-Unis, on est loin du compte. D’autant que pour mettre en route une nouvelle unité de production, il faut de quatre à cinq ans !
Devant la mission parlementaire sur la grippe aviaire, Didier Hoch, PDG de Sanofi, a livré le fond de l’explication : « Une augmentation significative du potentiel de production confronterait les industriels à un risque économique et financier non négligeable. » L’industrie du vaccin est jugée traditionnellement peu lucrative. Ces dernières années, aux États-Unis par exemple, la plupart des fabricants s’étaient retirés du marché, en dehors de Sanofi Pasteur, parce que les vaccins grippaux n’étaient plus assez rentables. Ils reviennent maintenant, mais seulement en rapport avec la demande solvable prévisible, celle des pays riches. Les risques semblent minimes. Sanofi, par exemple, a reçu l’assurance du gouvernement français que le groupe n’aurait pas à supporter les risques financiers liés à d’éventuelles complications vaccinales
Le marché avoue son incapacité à relever le défi de fournir demain un vaccin antigrippal à toute l’humanité. Comme il l’avoue déjà pour d’autres pathologies. Selon les chiffres de l’OMS, deux millions d’enfants sont morts, en 2002, d’une maladie contre laquelle il aurait été facile - et peu coûteux - de les vacciner. Il manquait seulement un milliard de dollars pour les vacciner.