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Mai 68 - 2008 : Il y a une place plus grande aujourd’hui pour une gauche anticapitaliste qu’à l’époque

lundi 21 avril 2008

Mai 68 - 2008 : Il y a une place plus grande aujourd’hui pour une gauche anticapitaliste qu’à l’époque. INTERVIEW

Par Alain Krivine le samedi, 19 avril 2008

"En 1968, l’extrême gauche était une petite organisation implantée parmi les étudiants, mais sans aucune implantation ouvrière. C’est presque l’inverse aujourd’hui." par Alain Krivine, Ligue Communiste Révolutionnaire, France

Interview : Chris Den Hond

En Mai 68, il n’y a pas que des étudiants qui se sont révoltés ?

Mai 68, c’est vrai que dans la plupart des pays, c’était une révolte étudiante, qui était à la convergence de deux choses : d’une part dans beaucoup de pays l’arrivée des enfants de couches populaires dans des universités complètement archaïques, - il y avait une vraie contradiction à l’intérieur, donc sur des problèmes universitaires - et la deuxième raison c’était la politisation extrême des étudiants sur la guerre du Vietnam. C’est la convergence de ces deux facteurs qui fait qu’en France, au Mexique et dans une série de pays il y a eu une explosion étudiante. Il y a eu – pour moi c’est essentiel – une explosion ouvrière qui s’est ralliée à l’explosion étudiante essentiellement dans deux pays : en France et un petit peu plus tard en Italie où ça a duré pendant un an, ce qu’on a appelé le Mai rampant. Mais ils ont aussi connu une explosion ouvrière. En France, ce que je retiens essentiellement, en dehors du mouvement étudiant que beaucoup de gens ont étudié, c’est le fait qu’on a eu la plus grande grève générale qu’on aie jamais connu, parce qu’on a eu pendant plus de trois semaines 10 millions d’ouvriers en grève et la quasi totalité des usines occupées, avec le drapeau rouge sur les usines. Ca c’est l’aspect essentiel.

Que sont devenus tous ces activistes et dirigeants de Mai 68 ? Certains parmi eux comme Daniel Cohn-Bendit disent que des gens comme toi n’ont pas évolué depuis lors ?

Une série de porte paroles de 68, connus comme Jeismar, Sauvageot, ont un peu changé de camp. A l’époque ils ont vraiment cru que c’était une révolution, sans trop savoir où on allait. Bendit étant plutôt libertaire et Jossmar plus proche du parti centriste PSU (parti socialiste unifié), mais je crois qu’ils ont eu beaucoup d’illusions sur les perspectives de 68. Ce qui s’est passé c’est qu’après l’échec politique de 68 (la société capitaliste est restée en place), ils ont essayé un peu arbitrairement de ressusciter les événements, juste après 68, en tombant un peu dans le gauchisme et ils se sont aperçus que la classe ouvrière ne les suivait pas, ni en 68 ni après 68. Très vite ils en ont déduit qu’il n’y avait plus de classe ouvrière et que la lutte de classe était finalement une vieillerie, une histoire de dinosaures et ils se sont adaptés au système. Daniel Cohn-Bendit – je l’ai bien connu en 1968 et plus récemment au parlement européen – a conservé de bons restes sur le plan sociétal – antiracisme, antifascisme -, mais sur les problèmes de fond, il est devenu un libéral. Il travaille aujourd’hui avec les libéraux. C’est adieu à la classe ouvrière et adieu à ce qu’était fondamentalement 68.

Les années 60 étaient des années de croissance du capitalisme, est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

C’est vrai qu’en 68, il y avait un grand boom économique. Pour ne donner qu’un chiffre, il ne devait pas y avoir plus de 3 à 400.000 chômeurs en France. Aujourd’hui il y en a 5 millions. C’est la fin de ce boom économique. On a même l’inverse. Aujourd’hui la crise financière peut aller très très loin et surtout la mondialisation fait qu’actuellement les capitalistes dans le cadre d’une concurrence effrénée, d’une course aux profits, ne donnent aucune miette aux réformistes pour faire des réformes. C’est ce qui explique que les réformistes se social-libéralisent. La social-démocratie aujourd’hui s’adapte complètement au capitalisme parce qu’elle ne peut plus faire des réformes, on ne lui laisse plus les miettes. Donc là il y a un changement radical, ce qui explique qu’il y a une place plus grande aujourd’hui pour une gauche anticapitaliste qu’à l’époque.

En 1968, la lutte anticoloniale et anti-impérialiste politisait beaucoup les gens, est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

C’est vrai qu’en 1968, il y a eu une grande politisation qui était liée notamment à la guerre au Vietnam, mais qui, en tout cas en France, touchait aussi une génération qui sortait de la guerre d’Algérie où nous nous étions politisés dans l’aide au FLN algérien. La guerre d’Algérie puis le Vietnam, ça a compté énormément. Là par contre aujourd’hui, c’est presque plus important, parce que la guerre est quasiment partout. Beaucoup de gens pensaient qu’avec la chute des pays de l’Est c’était fini et ils disaient : "Maintenant il n’y a plus de bloc, il n’y a plus de guerres". C’est exactement l’inverse, il n’y en a jamais eu autant. Surtout aujourd’hui avec par exemple la guerre menée par Israël contre le peuple palestinien, la guerre en Irak. La seule différence c’est qu’on n’a plus tellement à faire à des guerres Etats contre Etats. Maintenant ce sont des guerres menées par les Etats impérialistes, surtout les Etats-Unis, contre des peuples, pas contre des armées en tant que telles et ça rend les choses encore plus compliquées, encore plus terribles. On est en pleine période de guerre. Je crois que le mouvement anti-guerre peut être une dimension et est une des dimensions de politisation des nouvelles générations à l’heure actuelle.

Comment comprendre aujourd’hui la canalisation de la grève générale par le Parti communiste français, le PCF ? Est-ce qu’aujourd’hui le PCF et le PS sont toujours aussi dominants ou hégémoniques dans la classe ouvrière qu’en 1968 ?

Il faut bien se souvenir qu’en 1968, en France en tout cas, c’était le parti communiste qui était complètement hégémonique dans la classe ouvrière. Il dirigeait totalement la CGT, le principal syndicat. Par contre le PCF n’avait pas le contrôle des étudiants. Et dès que le mouvement s’est déclenché, ils ont eu une réaction de bureaucrates staliniens, ils ont eu peur d’un mouvement qu’ils ne contrôlaient pas. Ils ont été totalement débordés. Au niveau des entreprises, le mouvement ouvrier les a débordés très vite, mais là ils ont réussi quand même à garder un peu le contrôle. Pour cela, la jonction étudiant-ouvrier a eu lieu dans la rue. Elle a été symbolique, mais elle n’a pas été profonde. Pour donner un seul exemple : quand nous avons appris que la grève se déclenchait chez Renault-Billancourt – 30.000 ouvriers, le centre névralgique de la classe ouvrière française –, on est partis en cortège à plusieurs milliers, on a été accueillis par une usine silencieuse où tous les ouvriers étaient sur les toits et aux fenêtres, mais pas un seul applaudissement. Dans leur têtes, c’était la propagande stalinienne : "les petits-bourgeois gauchistes, aventuristes qui arrivaient." Surtout au début du mouvement. Ils ont été complètement dépassés par le mouvement. D’un certain point de vue, ils s’en sont sortis, parce que lorsque le problème du pouvoir s’est posé, un jour ou deux, pas plus, à la fin du mouvement, quand De Gaulle est parti en Allemagne, les ouvriers se sont tournés vers les étudiants mais ils n’avaient absolument pas confiance dans les leaders étudiants, pour prendre le pouvoir. Ils se sont retournés vers leur parti qui n’avait pas du tout envie de prendre le pouvoir sur la base d’une grève générale et c’est De Gaulle qui a eu le génie de comprendre que le PCF ne voulait pas prendre le pouvoir et il a annoncé des élections. Le PCF a tout de suite dit : "Oui oui aux élections", ce qui était une façon d’enterrer dans les urnes un mouvement extra parlementaire. Les couches moyennes qui avaient rallié la classe ouvrière, voyant qu’il n’y avait plus aucun espace de ce côté, sont revenues à des positions antérieures de défense de l’ordre, de la sécurité et ça a basculé complètement à droite. Par contre, ce qui est curieux, c’est que le PCF n’a pas tellement payé au moment même disons sa trahison. C’est beaucoup plus tard, y compris ces dernières années qu’il y a eu un retournement total et qu’il s’est aperçu que le début de sa coupure avec la jeunesse et la classe ouvrière ça a été son incompréhension de 1968. Tu as donc un renversement total de situation. Avant on disait : "Quand on est de gauche, on vote communiste." Aujourd’hui le vote "utile", qui est inutile pour moi, mais utile institutionnellement, ce n’est plus le parti communiste, c’est le parti socialiste, mais qui a lui-même des liens essentiellement électoralistes avec la classe ouvrière. Donc il y a un vide total aujourd’hui, c’est pour ça que ça nous incite à penser qu’il faut faire un Mai 68 dans d’autres conditions, qu’il réussisse. On a une bourgeoisie qui attaque comme jamais, qui détruit les acquis sociaux. On a une gauche traditionnelle qui est discréditée, notamment le parti communiste qui est quasiment en train de disparaître même s’il ne faut pas considérer qu’il a disparu. Et puis on a toute une génération qui veut se battre, qui ne se reconnaît pas dans la gauche traditionnelle et qui est orpheline d’une gauche capable de répondre vraiment à ces objectifs, à ces préoccupations, c’est pour ça que d’un certain point de vue, on a à la fois plus de raisons de se révolter aujourd’hui qu’en 68, mais on a surtout beaucoup plus de moyens. L’extrême gauche était une petite organisation implantée chez les étudiants, mais sans aucune implantation ouvrière, c’est presque l’inverse aujourd’hui.

Mai 68 donnait naissance à des groupes révolutionnaires trotskystes, maoïstes et autres. Aujourd’hui pas mal de ces groupes ont disparu, d’autres se sont transformés. Aujourd’hui en 2008, ce n’est plus l’identité trotskyste ou maoïste qui est déterminante, on se dit marxiste ou anticapitaliste. Qu’est-ce qu’il reste encore de l’esprit 1968 aujourd’hui ?

L’extrême gauche en 1968 était le produit d’une période. 1968 était une période charnière entre un vieux mouvement ouvrier, qui s’est manifesté avec le drapeau rouge, les barricades, la Commune de Paris, la classe ouvrière, l’Internationale et de l’autre côté la naissance de ce qu’on appellerait aujourd’hui un nouveau mouvement social avec des revendications qui vont exploser après 1968, mais qui sont en germe en 1968. En plus des revendications traditionnelles de la classe ouvrière, il y a des revendications des immigrés, des femmes, des homosexuels, des mal logés et cetera, un nouveau mouvement altermondialiste. La grande différence avec aujourd’hui c’est qu’en 1968, dans la cour de la Sorbonne, il y avait les portraits de Mao, Lénine, Marx, Staline, Trotsky. Regarde les manifestations de jeunes aujourd’hui, il n’y a plus aucun portrait. Il n’y a plus aucune référence, ni à la révolution russe, ni aux grands leaders. Le seul qui persiste encore sur les T-shirts, c’est Che Guevara, c’est tout. Donc ce n’est plus du tout la même forme de politisation. Du coup on a aujourd’hui une nouvelle gauche anticapitaliste qui ne prend pas les formes des groupes d’extrême gauche très ciblés programmatiquement, théoriquement, trotskyste, maoïste et cetera, c’est une gauche qui veut en découdre avec le capitalisme. C’est une génération qui veut se battre, qui rejette les trahisons ou les capitulations de la gauche traditionnelle et qui veut construire une gauche radicalement anticapitaliste.