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Les contradictions du capitalisme

Par Jean-Marie Vincent

mardi 21 septembre 2004

Cette nécessaire réappropriation du passé et de la mémoire ne peut toutefois être séparée d’un réexamen de l’analyse du capitalisme, c’est-à-dire des contradictions sur lesquelles il faut travailler pour le renverser et le dépasser. Il faut en conséquence se demander si le marxisme classique ou traditionnel, dont le trotskysme se veut le continuateur, a bien su appréhender ces contradictions ou si, au contraire, il n’a pas su vraiment les cerner dans toute leur complexité et dans leur mouvement effectif. Il est clair que, dans le sillage de la IVe Internationale, beaucoup d’analyses intéressantes ont été produites depuis les années soixante. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux travaux d’Ernest Mandel, de Michel Husson, de François Chesnais, pour ne citer que quelques noms. Ce n’est pas faire injure à ces auteurs que de constater qu’ils centrent leur attention sur les contradictions proprement économiques du capitalisme. Plus précisément, on peut remarquer que la dynamique économique n’apparaît pas reliée chez eux de façon systématique et élaborée à la dynamique sociale. Ils font, bien sûr, référence aux luttes sociales et politiques, mais elles ne sont pas intégrées dans des enchaînements et des agencements d’ensemble. Le capitalisme est en effet un système où s’il y a bien prédominance de l’économie (de l’accumulation du Capital), cette prédominance a besoin de compter sur des rapports et des processus sociaux et sur des agents qui doivent être reproduits conformément à ses impératifs. L’autonomie de l’économie a besoin en fait d’être confortée par une mise en tutelle de l’extra-économique, mais cela ne se fait pas sans frictions ou sans crises. Les rapports entre les classes sont sans cesse désarticulés et réarticulés et les individus sont souvent en décalage par rapport à ce qu’exigent les rapports de travail. Les mouvements de l’économie et les processus sociaux se perturbent réciproquement en permanence, même lorsque en apparence il n’y a pas de crise majeure.

Il n’y a pas de normalité capitaliste : la reproduction élargie du capital est, en réalité, une véritable course d’obstacles où il faut sans discontinuer franchir de nouvelles barrières sans tenir compte des positions et des situations les mieux établies. Le Capital ne fait pas qu’exploiter les salariés employés dans la production de valeurs et de plus values, il s’approprie des revenus, des capitaux en expropriant massivement des couches entières (comme il le fait aujourd’hui avec les pays du Sud). Les capitaux dévalorisés lors des crises servent la valorisation d’autres capitaux dans la mesure où toute dévalorisation massive de capitaux modifie sur une grande échelle les conditions de l’accumulation. Que cela entraîne des destructions matérielles ou l’exclusion de la production de nombreux salariés est tout à fait secondaire, ce qui prime c’est la poursuite de la marche aveugle du Capital. Les guerres elles-mêmes font partie du tableau et ne sont pas à proprement parler des exceptions. Elles peuvent être des sources de profit importantes pour les trafiquants d’armes ou de diamants (en Afrique) et leur éradication n’est pas pour demain. Il faut par ailleurs être naïf pour croire que l’État de droit et les politiques dites sécuritaires sont destinés à faire disparaître la criminalité et la délinquance. Ils n’ont en fait pour objectifs que la préservation des rapports sociaux et la lutte contre les débordements de la criminalité. Ils n’empêchent pas que le crime organisé participe dans une large mesure à l’accumulation du capital (trafics de drogues, traite , des blanches, blanchiment d’argent etc).

On serait tenté de dire que le capitalisme n’a jamais totalement rompu avec les méthodes de l’accumulation primitive. Certes, l’accumulation du capital à l’heure actuelle joue essentiellement sur l’application de la science à la production. La recherche du profit extra par des différentiels de productivité peut être à l’origine de beaucoup de plus-value relative. Mais les tendances récurrentes à la baisse des taux de profit poussent les capitalistes à pratiquer la prédation sans vergogne à travers les spéculations financières et boursières. Les crises monétaires au Mexique, en Asie, en Argentine ont appauvri et affaibli durablement les capacités d’accumulation de ces régions du monde. Les politiques du FMI et de la Banque mondiale, sous couvert d’ajustements structurels, organisent une véritable hémorragie de capitaux du Sud vers le Nord. Un peu partout les privatisations s’attaquent au secteur et à la Fonction publique pour les piller et transformer les Etats nationaux en appareils d’expropriation réduisant de plus en plus les systèmes de protection sociale et hypertrophiant les instruments répressifs. Derrière la globalisation des marchés financiers se dissimulent une hiérarchisation et une polarisation des plus accentuées du monde sur un fond d’accroissement vertigineux. Les marchés sont en réalité des lieux ou des dispositifs où s’affrontent les stratégies des multinationales pour tirer le meilleur parti des faiblesses des autres acteurs économiques à une échelle planétaire. La logique économique fait bon ménage avec une logique sociale de domination qui se "coule en elle et vient l’épauler quand elle est défaillante.

L’accumulation du Capital n’est donc pas réductible à une combinaison optimale des facteurs de production comme le disent les économistes néo-classiques. Elle n’est pas non plus réductible, comme le pensent certains marxistes, à des régimes d’accumulation, à des modes de régulation des relations entre Capital, Etat et force de travail. Elle est mise en branle et modulation des rapports sociaux dans la perspective de leur reproduction en tant que rapports soumis aux mouvements de la valorisation (la reproduction économique n’étant- qu’un moment dans un ensemble dynamique). Le rapport social de production et les rapports de travail ne peuvent être séparés de rapports juridiques symboliques et politiques, de rapports hiérarchisés et sexués ainsi que de modes de socialisation des individus. Le caractère cyclique des mouvements du Capital n’est pas non plus séparable de mouvements et de processus qui se situent hors de la sphère de la production, il ne peut donc être régulier et complètement autonome. Les alternances entre prospérité et dépression, entre phases de croissance et de stagnation ne relèvent pas de la pure et simple répétition, mais de combinaisons différentielles toujours renouvelées. La dominance de l’économie sur toute la société, sa pénétration dans toutes les activités, l’empreinte qu’elle laisse sur le symbolique et l’imaginaire, tout cela l’oblige à tenir compte de temporalités, de pesanteurs qui résistent plus ou moins aux rythmes et aux modes de fonctionnement proprement économiques. Les individus sont sans doute entraînés, bousculés par les mouvements, leur vécu et leur quotidien ne peuvent jamais entrer de plain-pied et complètement dans le monde du Capital. C’est pourquoi l’économique (le Capital et ses machineries sociales) est en guerre permanente pour essayer de briser ce qui lui résiste.

Cet état de guerre sociale, avec ses hauts et ses bas, n’est toutefois perçu que rarement, lors de phases aiguës de la lutte des classes. D’ordinaire il est occulté par ce que Marx appelle la surface ou la superficie, c’est-à-dire la sphère de la circulation des marchandises, des capitaux, de l’argent et des hommes qui s’agitent au milieu de ces fétiches. La production en tant que production de plus-value et de valeurs est recouverte par une circulation dotée de propriétés magiques (argent qui fait de l’argent) et distribue largement des objets sociaux porteurs de jouissances, notamment les objets sociaux qui incorporent des technologies nouvelles. La force de suggestion de cette surface brillante est telle qu’elle semble se subordonner la production de biens et de services. Le renouvellement ininterrompu des marchandises se donne pour le moteur de la dynamique sociale, la production ne faisant que s’adapter au développement insatiable des besoins. De cette façon, la production devient partie prenante de la superficie. Le profit lui-même n’est plus qu’un indicateur technique d’une adaptation réussie aux mécanismes de marché et à la combinaison optimale des facteurs de production. Les crises deviennent des fluctuations économiques causées par une insuffisante mobilité des capitaux, des matières premières et, bien sûr, de la main d’oeuvre. La part des profits qui échoit aux capitalistes est, dans cette logique de la superficie, la juste rémunération de leur créativité et de leur capacité à anticiper l’évolution des marchés. Cette emprise de la circulation et de la superficie qu’elle engendre est encore renforcée par son redoublement médiatique. La publicité et les narrations médiatiques (des découpages de l’information aux séries et jeux télévisés en passant par le façonnement des faits divers) créent un univers culturel quotidien envahissant contre lequel les autres productions culturelles ont de plus en plus de mal à se défendre. La culture tout entière tend à être contaminée en se conformant peu à peu à des critères de succès médiatique.

Les conséquences de ce redoublement vont toutefois bien au delà d’une domestication de la culture. La fantasmagorie marchande-médiatique ne fait pas que fasciner les esprits, elle s’inscrit aussi dans les affectivités et les sensibilités. Les marchandises vantées et transfigurées par la publicité se proposent sous des jours toujours nouveaux à l’investissement libidinal des clients réels et potentiels, les images et les sons électroniques (cinéma, télévision, internet) fournissent, apparemment sans limites, des schémas de comportement, des objets d’identification (personnes ou choses), des moyens d’évasion. Les marchandises médiatisées et l’imaginaire marchand s’insinuent en fait dans l’inconscient et le psychisme des individus, en leur interdisant de saisir leurs propres expériences et les modalités de leur insertion dans les rapports sociaux. L’immense majorité des salariés ne peut pas ne pas avoir une certaine perception de l’oppression et de l’exploitation qu’elle subit au travail, mais en restant prisonnière de la circulation et de sa superficie au quotidien, elle ne peut déchiffrer la dynamique des rapports de production et la relation particulière entre production et circulation au sein de cette dynamique. Beaucoup de travailleurs sont ainsi conduits à juger de leur situation à travers le prisme de la surface, de leurs difficultés à s’y affirmer et des frustrations qu’ils ressentent à chaque moment. La dévalorisation, qui est le lot du plus grand nombre, les déprécie à leurs propres yeux et aux yeux des autres, les transformant en victimes, coupables de ne pas avoir réussi.

Sur de telles bases, les opprimés et les exploités peuvent même se tourner contre eux-mêmes et contre ceux qu’ils sentent plus faibles et possibles objets d’agression dans une sorte de spirale régressive. Pour eux, les rapports sociaux de connaissance se manifestent le plus souvent comme des rapports de méconnaissance, de brouillage des enjeux réels dans l’antagonisme irréductible entre Capital et travail salarié. La barbarie des rapports sociaux capitalistes peut ainsi être intériorisée et naturalisée et se manifester comme barbarie des rapports interpersonnels, mais surtout comme barbarie des rapports entre hommes et femmes. Dans la concurrence pour se valoriser dans la valorisation capitaliste, les femmes .sont placées en position d’infériorité et cumulent charges et fardeaux. On leur réserve très souvent la gestion de l’affectivité dans un climat de soumission à l’hétérosexualité masculine, elles doivent en outre assumer l’essentiel de l’élevage et de l’éducation des enfants et accepter que tout cela pèse sur leurs activités professionnelles. Elles sont enfin le moyen privilégié de la publicité, comme figure emblématique à leur corps défendant de la marchandisation, et comme dirait Marx de la prostitution universelle. Les femmes constituent en quelque sorte le soubassement du rapport social de production capitaliste et de sa reproduction. Plus précisément, elles en sont une condition de possibilité essentielle et aucun au-delà du capitalisme ne peut se produire sans qu’elles soient libérées, sans que les rapports sociaux de sexe soient radicalement bouleversés.


(Extrait de l’article, Le trotskysme dans l’histoire, de Jean-Marie Vincent, paru dans Critique communiste no. 172 , printemps 2004)