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France

Les casseurs de l’État social

dimanche 12 octobre 2003, par Michel Husson

Introduction
Les chantiers de la démolition

Une « réforme » peut en cacher une autre. Après celle des retraites et la décentralisation, c’est la santé qui devrait suivre, assortie éventuellement d’une ouverture du capital d’EDF et GDF, prélude à leur privatisation. Ce petit livre d’intervention se propose de montrer qu’il s’agit là d’un projet de \déconstruction systématique, qui conduit l’État social à se transformer en un État antisocial.

Il faudrait aujourd’hui une bonne part de naïveté pour ne pas au moins pressentir que cette avalanche de « réformes » n’est pas seulement une coïncidence, qu’elle exprime en réalité un projet bien plus cohérent qu’il ne se présente lui-même. A la racine des mouvements sociaux du printemps et de l’été 2003, on assiste une prise de conscience accélérée de cette offensive cohérente et systématique qui finit par donner le vertige. Il n’y a plus, en France, aucun secteur de la vie en société qui ne soit concerné, plus ou moins directement. Les transports, l’eau, l’électricité, la poste, la santé, l’école, l’emploi, le statut professionnel, la retraite : tout autour de nous est devenu mouvant et incertain. Il existe de moins en moins de règles du jeu stables, de repères garantis. Il est devenu difficile pour un individu d’anticiper et de guider sa propre trajectoire, de former des projets pour soi et encore moins pour ses enfants1.

Ce projet totalisant de destruction de l’État social, des droits et protections qu’il garantit, ne se donne pas pour tel. Il présente chacune de ses offensives sectorielles comme la recherche d’une réponse à une difficulté spécifique : le « choc démographique » pour les retraites, la « surconsommation médicale » pour la santé, l’« inefficacité » des services publics, etc. On comprend bien la manoeuvre : une telle entreprise n’a aucun intérêt à faire étalage de la cohérence radicale qui est la sienne. Il est bien plus habile d’avancer « en crabe », afin de ne pas heurter de front les résistances sociales et surtout d’éviter leur coordination2. Pour ne prendre qu’un exemple, le gouvernement Raffarin dispose aujourd’hui d’un projet très abouti de « réforme » de l’assurance maladie. Mais l’ampleur du mouvement sur les retraites et la pugnacité dont ont fait preuve tour à tour les enseignants et les intermittents du spectacle vont le contraindre à étaler dans le temps sa mise en oeuvre elle est pour l’heure reportée à l’automne 2004. Il va de soi que les conséquences de la canicule de l’été rend maintenant très difficile une offensive qui vise à remettre des pans entiers de la santé à l’initiative privée, alors que les réactions à cette catastrophe ont révélé une aspiration sociale très forte à de meilleurs services publics. Personne, même parmi les ultra-libéraux, n’a osé suggérer que des mécanismes de marché auraient permis de mieux faire face aux problèmes rencontrés dans les services d’urgence, les maisons de retraites ou dans les morgues encombrées de cet été 2003.

Les points d’application des « réformes » sont pourtant clairement annoncés : un peu partout en Europe, il s’agit de réduire autant que faire se peut les dépenses socialisées (c’est-à-dire financées par l’impôt ou la cotisation sociale) et notamment les retraites, les dépenses de santé et les allocations de chômage. Comme il s’agit d’une remise en cause de ce que la majorité de la population considère comme autant d’acquis, il faut trouver des justifications à cette entreprise de démolition systématique. Le discours de la « réforme » invoque très rapidement des données et contraintes extérieures à la société et sur lesquelles celle-ci n’a donc aucune prise. À l’invocation du caractère « inéluctable » des réformes s’ajoute ce que l’on pourrait appeler une « rhétorique de la dénégation » dont la lettre sur les retraites que Jean-Pierre Raffarin a adressée aux Français le 7 mai 2003 fournit une parfaite illustration. « Si nous ne faisons rien aujourd’hui, dans moins de vingt ans, nos pensions seront réduites de moitié » commence par nous prévenir le Premier ministre. La réforme est donc nécessaire, mais aussi magique, car « une harmonisation et un allongement progressifs des durées de cotisations » suffiront, non seulement à préserver le niveau des pensions, mais à obtenir « plus de sécurité () plus de liberté, en permettant à ceux qui font le choix de travailler plus longtemps d’améliorer leur retraite » et même « plus de solidarité, envers ceux dont les montants de retraite sont les plus faibles ». Il y a pourtant deux écueils logiques flagrants dans ce discours : les pensions ne seraient divisées par deux (en 40 ans plutôt qu’en 20 soit dit en passant) que si l’on refuse toute augmentation de la part du revenu national qui leur est consacrée augmente ; mais qui en a décidé ainsi ? Le second écueil logique résulte de la disproportion entre la catastrophe annoncée (une division par deux) et les tout petits sacrifices qu’il faudra consentir. Le discours oscille ainsi entre la dramatisation et l’engagement solennel de « sauvegarder » des systèmes dont on nous répète pourtant qu’ils sont désormais au-dessus de nos moyens.

En réalité, il s’agit bien de contre-réformes qui, loin de chercher à résoudre des difficultés sectorielles, font système : l’objectif est de vider l’État social de sa substance en transformant profondément la logique de son fonctionnement. Ce projet n’est pas neuf. La période néo-libérale qui s’est ouverte au début des années 1980 a vu se mettre en place un processus lent, insidieux, mais implacable, de corrosion de l’État-providence (welfare state) ou encore État social, qui recouvre l’ensemble des garanties qu’offrent à la vie en société la protection sociale, les services publics et un relatif plein emploi.

La remise en cause de l’État social est souvent justifiée par la mondialisation, qui impliquerait un déplacement de la « gouvernance » à un niveau supranational, voire mondial, et conduirait à une perte de substance des Etats-nations, à commencer par leur volet social. Cette présentation est incomplète : le tournant néo-libéral n’est pas venu d’ailleurs ; il est le fruit de politiques néo-libérales menées dans chaque pays par les gouvernements qui fabriquent les contraintes de la mondialisation autant qu’elle s’y soumettent. L’État social n’est pas détruit par les coups de boutoir de la mondialisation. Sous l’influence du dogme néo-libéral, il se transforme lui-même, en se dessaisissant de certaines de ses fonctions, pour mieux se recentrer sur les autres. Plutôt que d’un État cédant aux pressions antisociales de la mondialisation, nous avons affaire à la transformation de l’État social en État anti-social. Dans le cas des retraites, la justification invoquée est la prétendue « fatalité démographique », mais l’intense débat qui a accompagné le mouvement social a permis de saisir qu’il ne s’agissait là que d’un prétexte au démontage du système. Contrairement au slogan gouvernemental, il existait des alternatives, et même un scénario de compromis possible. La démonstration en est rappelée dans le premier chapitre, consacré à la liquidation des retraites. Il se demande pourquoi et comment ce débat central a pu être ainsi esquivé. La réponse est au fond qu’il ne s’agit pas tellement de financer les retraites que de ne plus avoir à les financer, en les faisant sortir, autant que faire se peut, du champ de la protection sociale. Cette grille de lecture permet d’élargir la problématique à tous les volets de l’État social, pour montrer que le projet néo-libéral fait système et constitue une véritable entreprise de démolition sociale. C’est l’objet du deuxième chapitre, qui s’appuie sur la réforme programmée de l’assurancemaladie pour mieux analyser les objectifs communs à toutes ces « réformes ». En cherchant bien, on trouve du côté de la « refondation sociale » du Medef, les éléments de cohérence d’un projet de société fondé sur le risque, promu au rang de valeur politique et philosophique. La France n’est évidement pas le seul terrain d’opération. La même entreprise se déploie dans le cadre de la mondialisation, et plus précisément au niveau européen. Le troisième chapitre, consacré à l’analyse de la machinerie européenne, s’attache à décrypter le rôle central joué par les institutions européennes dans la coordination des politiques néo-libérales autour de lignes directrices clairement définie. On verra que les principes énoncés par le récent projet de Constitution proposent d’inscrire dans le marbre la soumission des aspirations sociales aux exigences d’une économie et d’une société de marché.

On s’efforcera enfin de réfléchir sur les alternatives. Elles existent, mais doivent franchir un double obstacle. Il faut d’abord récuser les arguments de la raison économique libérale dont les bienfaits sont de plus en plus virtuels et, en tout cas, accaparés par une mince couche sociale de privilégiés. Il faut ensuite penser la modernité régressive qui est la nôtre et récuser les accusations d’archaïsme. Un projet alternatif, fondé sur la garantie de droits sociaux élargis, doit s’affirmer comme une nouvelle modernité et viser haut : il doit ne doit pas hésiter à poser la civilisation comme alternative. Et il ne pourra sans doute le faire qu’avec un degré de radicalité nécessaire au dépassement du social-libéralisme.

1 Voir Richard Sennett, Le travail sans qualités, Albin Michel, Paris, 2000. 2 On trouvera un mode d’emploi assez hallucinant in Christian Morrisson, La faisabilité politique de l’ajustement, Cahier de politique économique n°13, Centre de développement de l’OCDE, 1996 <http://hussonet.free.fr/ocdemorr.pdf>

(Livre de Michel Husson, à paraître, La Découverte, 2003.)
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