Le Che inconnu
Par Nestor Kohan le lundi, 04 ao�t 2008
Publié initialement sur le site http://amauta.lahaine.org
Traduit de l’espagnol pour le site www.lcr-lagauche.be par Ataulfo Riera
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Ernesto Che Guevara est un révolutionnaire du XXIe siècle. Sa conception de la résistance anticapitaliste à l’échelle globale, son opposition à l’impérialisme nord-américain, ses espoirs fondés dans une nouvelle subjectivité ou la remise en question radicale de toute « raison d’Etat » et de toute bureaucratisation du socialisme ne constituent-ils pas autant de thèmes et de préoccupations d’actualité ?
C’est également le cas pour son souci en faveur de la qualité de la production et son analyse sur la nécessité de générer de l’enthousiasme parmi les travailleurs en tant que socle fondamental du développement socialiste, préoccupations qui devançaient de plusieurs années les concepts de l’ingénieur Tai Chi Ohno, fondateur du « toyotisme » qui a révolutionné la production industrielle post fordiste. Le portrait de « l’employé du mois » et autres prix symboliques de Mc Donald ne sont rien d’autre que la caricature capitaliste des « stimulants moraux » proposés par Guevara dans le socialisme. Comment le Che a-t-il pu parvenir à des conclusions aussi lucides et actuelles ? Comment a-t-il pu prédire en 1965 le retour du capitalisme en Union soviétique ? Quelle conception sociale et quelle méthodologie employait Guevara dans ses analyses ?
Etudier et réfléchir à ces présupposés du Che constitue une démarche indispensable pour toute pensée sociale contemporaine qui prétend être à la hauteur de notre époque. Et il est pour cela incontournable d’explorer les multiples dimensions de sa personnalité. Principalement celles, méconnues, que nous ne montrent pas le cinéma d’Hollywood ni les biographies mercantiles qui inondent le marché.
Il aura fallu attendre plusieurs décennies après son assassinat pour que commence à émerger timidement d’autres facettes de sa vie. Le Che en tant que penseur du capitalisme, de la transition au socialisme, comme théoricien des problèmes de la révolution mondiale et polémiste à l’intérieur du marxisme. Ce n’est que tout récemment que l’on commence à explorer et discuter une nouvelle dimension de sa personnalité multidimensionnelle. Guevara en tant que penseur systématique du marxisme, lecteur des classiques de la pensée sociale et explorateur passionné de la littérature philosophique révolutionnaire. En résumé, le Che non pas seulement comme combattant armé pour le socialisme, qu’il fut sans aucun doute, ou comme « guérillero héroïque » (comme il est célébré quotidiennement sans sa chère Cuba), mais également en tant que penseur marxiste, sa facette la plus méconnue.
La reconnaissance de la place qu’il occupe dans la théorie marxiste est récente. A cela a fortement contribué les recherches qui ont reconstruit ses interventions dans le cadre du « grand débat » de 1963-1964 sur la théorie de la valeur, le marché et la planification dans la transition au socialisme (débat auquel participèrent l’économiste belge Ernest Mandel et le professeur de la Sorbonne Charles Bettelheim). Ces études soulignent ses lectures marxistes systématiques. D’égale importance ont été les témoignages de ses camarades – comme Orlando Borrego qui raconte les séminaires sur « Le Capital » de Marx que le Che a étudié ensemble avec Fidel Castro et le professeur hispano-soviétique Anastasio Mansilla. Finalement, le marxisme subtile et raffiné du Che a pu se reconstruire à partir de ses propres écrits méconnus, peu diffusés ou carrément inédits.
Les écrits inédits
Parmi ces derniers, il faut mettre en lumière une série de lettres où Guevara expose sa conception de la philosophie et de l’histoire du marxisme (par exemple la lettre à Armando Hart Davalos, écrite à Dar-Es-Salaam, en Tanzanie, le 04 décembre 1965). Egalement sa critique du « Manuel d’économie politique » officiel de l’URSS, dans laquelle le Che, « Le Capital » de Marx en main, analyse les graves erreurs théoriques du marxisme soviétique et y prédit le retour du capitalisme en URSS. Sans oublier la biographie de Marx et Engels écrite par le Che en s’inspirant de celle de Franz Mehring. Et, finalement, ses « Cahiers de notes de Bolivie », la cerise sur le gâteau d’une longue et méditative réflexion sur les classiques du marxisme et de leurs précurseurs comme le philosophe Hegel, déjà présente dans sa lettre à Hart Davalos.
Les Cahiers de notes de Bolivie
Ses écrits de Bolivie se composent de trois cahiers de notes, de couverture verte, rouge et rosée. A sa capture, ces cahiers ont été saisis par l’armée bolivienne. Mais à la différence du « Journal de Bolivie » (au contenu exclusivement politico-militaire), ces notes sont demeurées pendant des décennies dans l’obscurité d’une caserne en tant que « trophées » et « butin de guerre ».
De ces cahiers, l’un est dédié à la poésie. Il a récemment été publié sous titre « Le cahier vert du Che » avec une préface de Paco Ignacio Taibo II [Buenos Aires, éditions Seix Barral, 2007]. Cependant, dans les originaux qui sont encore détenus par l’armée bolivienne, le cahier vert a un contenu distinct : il s’agit d’un plan d’étude sur le matérialisme historique. Dans les cahiers originaux, les poésies se trouvent dans le cahier à couverture rosée. Existeraient-ils plusieurs cahiers verts du Che en Bolivie ou s’agit-il d’une erreur éditoriale ? Seule l’armée bolivienne le sait. Dans le cahier rouge se trouvent de larges extraits d’auteurs lus par Guevara et ses réflexions sur eux. Les citations sont écrites à l’encre bleue et les annotations du Che - comment en serait-il autrement ? – le sont à l’encre rouge.
La seule fois où ces notes ont été publiées, ce fut en Italie, traduites en italien dans une mauvaise édition (qui indiquait notamment les livres lus par le Che dans leurs éditions européennes au lieu de le faire dans leurs éditions en castillan). Dans le cadre d’un projet éditorial ambitieux, le Centre Che Guevara de La Havane (dirigé par son épouse Aleida Guevara et par la chercheuse Maria del Carmen Ariet), ensemble avec la maison d’édition Ocean Presse, publieront prochainement ce matériel théorique dans sa langue originale, le rendant ainsi enfin accessible au public latino-américain.
Le marxisme latino-américain du Che
Les cahiers philosophiques (tant le rouge que le vert) de Bolivie expriment le point d’arrivée et la continuité avec les notes, plans et écrits antérieurs, rédigés en Tanzanie, à Prague et à Cuba avant le départ pour la Bolivie. Cet ensemble de réflexions est synthétisé dans un plan d’étude général sur l’histoire divisé en cinq parties. Plan qui constitue en même temps la table des matières d’un futur ouvrage de critique de l’économie politique (ainsi le pensait initialement le Che) et un programme de recherches historiographiques sur le marxisme, le capitalisme, le socialisme et la transition de l’un à l’autre système mondial. Ce plan de recherches – centré sur la conception matérialiste de l’histoire de Marx et sa théorie des modes de production, interprétés par le Che de manière totalement distincte à celle de Staline – constitue le fil rouge qui relie les réflexions philosophiques de Tanzanie, les matériaux critiques de l’économie politique de Prague et les lectures et réflexions théoriques de Bolivie.
Les auteurs lus, cités et commentés par le Che dans ces Cahiers sont : le sociologue nord-américain C. Wright Mills, le philosophe hongrois György Lukács ; Friedrich Engels ; son ami Fidel Castro ; le dirigeant bolchevique russe Léon Trotski ; les professeurs soviétiques de philosophie Mark Moïsevitch Rosenthal, G.M. Straks, Mikhaïl Aleksandrovitch Dynnik, et enfin l’essayiste bolivien (et membre du PC bolivien) Jorge Alejandro Ovando Sanz.
Si, dans le cas de Wright Mills le Che estime que son anthologie « Les marxistes » constitue « une claire démonstration de l’intellectualisme libéral de la gauche nord-américaine », dans le cas de l’œuvre de Lukács intitulée « Le jeune Hegel », Guevara soutient qu’il s’agit « d’un livre très profond qui analyse de manière exhaustive la philosophie hégélienne, expliquant à la fois son vocabulaire et sa méthodologie. Il offre des analyses très suggestives, parmi lesquelles cette affirmation que la dialectique hégélienne n’est pas seulement l’inverse de la matérialiste, mais qu’elle a ses propres lois et sa mécanique propre, se noyant dans des mystifications qui la transforme en un marécage impraticable. »
Concernant l’ouvrage de Trotski, l’« Histoire de la révolution russe », Guevara pense qu’il s’agit d’un « livre passionnant duquel on ne peut faire une critique du fait de la qualité d’acteur (mot souligné par le Che) de l’historien. De toute façon, il jette une lumière sur toute une série de faits de la grande révolution qui étaient masqués par le mythe. De plus, il y a des affirmations isolées dont la validité est totale aujourd’hui. En résumé, si nous faisons abstraction de la personnalité de l’auteur et nous nous en remettons au livre seul, ce dernier doit être considéré comme une source de premier ordre pour l’étude de la révolution russe ».
Enfin, en rapport avec le livre d’Ovando Sanz du PC bolivien, le Che l’évalue comme un « livre monocorde, avec une thèse intéressante sur le traitement de la Bolivie en tant qu’état multinational et le … (mot illisible), il exprime ici que la Réforme agraire bolivienne est un mythe, chose qu’il faudrait étudier plus profondément et statistiquement. On aurait pu faire une brochure de 50 pages, mais l’auteur nous assomme avec 450 pages inégales et répétitives. »
Son laboratoire mental
Ces Cahiers philosophiques de Bolivie constituent un outil important pour continuer à explorer le « laboratoire mental » de Che Guevara. Il existe dans la tradition marxiste plusieurs précédents de manuscrits inédits qui ont marqué son histoire. Par exemple les « Manuscrits philosophiques » (1844) et les « Thèses de Feuerbach » (1845) de Marx, les « Cahiers philosophiques » (1914-1916) de Lénine, les « Cahiers de notes philosophiques » (1933-1935) de Trotski, les « Thèses sur la conception matérialiste de l’histoire » (1940) de Benjamin ou les Ecrits économiques inédits (1960) de Mao. Les Cahiers philosophiques du Che en Bolivie jouent un rôle analogue et s’inscrivent dans cette longue tradition de pensée politique où la réflexion écrite a été si fondamentale.
Dans leur ensemble, ces Cahiers philosophiques, même inachevés du fait de son assassinat, expriment la maturité du Che, sa réélaboration de la conception matérialiste de l’histoire lue et interprétée à partir de l’Amérique latine et une cartographie de ses recherches théoriques. En lisant ces pages, les fictions qui le présentent comme un révolutionnaire improvisé, un marxiste dogmatique ou un fanatique militariste sans idéologie volent définitivement en éclat. Au contraire, le Che avait une connaissance approfondie des principaux concepts de la tradition marxiste (de Marx et Engels à Lénine, de Trotski à Lukacs, de Fidel Castro à Rosa Luxemburg).
Ce qui interpelle le plus et ce qui suscitera sans doute polémique chez certains est son bilan sur Léon Trotski, en plus de ses lectures de Hegel à travers le principal marxiste hégélien du XXe siècle, l’hongrois György Lukács.
Des profondeurs des forêts boliviennes, au milieu de la persécution féroce de la part de l’armée bolivienne, de la CIA, des rangers nord-américains, avec dans une main son fusil et dans l’autre ses livres de philosophie, le Che continue à nous interpeller.
Nestor Kohan
Colectivo Amauta Références :
Sites internet où l’on peut trouver les écrits du Che :
– Une excellente biographie du Che est celle de Paco Ignacio Taibo II : « Ernesto Guevara, connu aussi comme le Che », Payot mars 2001. Il s’agit de la meilleure de toutes et la plus complète, bien qu’elle n’approfondisse pas le marxisme théorique de Guevara (qui est par ailleurs totalement absent des autres biographies).
– Une autre excellente biographie du Che est celle de Pierre Kalfon : "Che, une légende du siècle". Edition poche.
– La meilleure édition de son œuvre est « El Che en la Revolución Cubana », en 7 tomes aux Editions du Ministère du Sucre, Cuba. Réalisée dans les années 60 par son adjoint Orlando Borrego pendant la vie du Che, cette édition n’a compté que quelques centaines d’exemplaires qui ont circulé parmi les dirigeants cubains. Elle contient des textes qui restent encore inédits dans d’autres éditions d’œuvres « complètes ».
– Le projet éditorial du Centre Che Guevara de La Havane – éditions Ocean Press. Ce projet a commencé à publier ses œuvres inédites, ainsi que celles déjà connues. Dernières éditions des textes inédits :
– Ernesto Che Guevara : « Apuntes críticos a la economía política ». La Habana, Ocean Press, 2006. Vaste ouvrage (431 pages) qui reproduit les notes critiques de Guevara sur le Manuel d’économie politique officiel en Union Soviétique. Dans ce livre, Guevara prédit (en 1965 !) le retour de l’URSS au capitalisme.
– Ernesto Che Guevara : « Una síntesis biográfica de Marx y Engels ». Bogota, Ocean Sur, 2007. Biographie de Marx et Engels rédigée par le Che.
– Ernesto Che Guevara : « Prima di morire. Appunti e note di lettura » [« Avant de mourir. Extraits et notes de lecture »]. Milano, Feltrinelli, 1998. Ce livre, encore inédit en castillan sera prochainement co-édité par le Centre Che Guevara et Ocean Press. Il contient le journal philosophique que Guevara avait rédigé en Bolivie parallèlement à son journal militaire. Ce journal philosophique (jusqu’à aujourd’hui aux mains de l’armée bolivienne) contient des écrits et des notes lecture sur György Lukács, Ch. Wright Mills, Fidel Castro ; Leon Trotski, Friedrich Engels, M.M.Rosenthal et G.M. Straks ; Jorge Ovando Sanz ; M.A.Dynnik et des poèmes de Rubén Darío.
Quelques études sur Che Guevara :
– Michael Löwy : « La Pensée de Che Guevara », Syllepse, Paris, 1997 - également coauteur, avec Olivier Besancenot, de « Che Guevara : une braise qui brûle encore », Mille et une nuits, Paris, 2007 (NDT)
– Nestor Kohan : « Ernesto Che Guevara : El sujeto y el poder ». Buenos Aires., Nuestra América, 2005. Prologue de M.Löwy.
– Orlando Borrego : « Che Guevara, el camino del fuego ». Buenos.Aires., Hombre Nuevo, 2002.
– Fernando Martínez Heredia : « Che y el socialismo. Buenos Aires., Dialéctica, 1993.
– Carlos Tablada Pérez : « El pensamiento económico del Che ». Nuestra América). Prologues de F.Martínez Heredia, Aurelio Alonso, Nestor Kohan et Celia Hart.
Cet article a été publié sur le site
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Traduction de l’espagnol pour le site www.lcr-lagauche.be par Ataulfo Riera