Au cours des années 1960 la révolution cubaine s’est projetée comme le début de la révolution latino-américaine, vivifiant et réarmant la vieille utopie de l’unité de l’Amérique Latine. Depuis lors j’ai étudié les origines, l’histoire et la validité de cette utopie, à Cuba, comme en Pologne qui est mon pays d’origine et en France. Je voudrais partager avec vous mes réflexions.
Quelqu’un a dit que la légende historique, fabriquée par les plumitifs au service des oligarchies latino-américaines et des puissances coloniales ou impérialistes, présente les Libertadores (Libérateurs) comme partisans de la création d’une vingtaine d’États distincts, et non d’un seul, et que cette falsification, réellement monstrueuse, faite par " l’histoire " officielle réside dans le fait que, tandis qu’en Europe occidentale et aux États-Unis les nations ont été constituées en tant que résultat des victoires des révolutions démocratiques bourgeoises, en Amérique Latine on considère comme des nations distinctes les États apparus à la suite de l’échec de la révolution démocratique bourgeoise (1). Quel qu’en soit l’auteur, c’est fort bien dit.
Une anomalie historique
Sur le plan national l’Amérique Latine présente une particularité extraordinaire à l’échelle mondiale (qu’elle partage avec le monde arabe, également divisé). Dans son Histoire de la révolution russe, Léon Trotsky disait à propos de la question nationale : " La langue est le plus important instrument de liaison d’homme à homme, et, par conséquent, de liaison dans l’économie. Elle devient une langue nationale avec la victoire de la circulation marchande qui unit une nation. Sur cette base s’établit l’État national, en tant que terrain le plus commode, le plus avantageux et normal des rapports capitalistes. " (2) Il est vrai que de nombreux États nationaux ne couvrent pas la totalité des territoires sur lesquels leur langue nationale est parlée et qu’il arrive - ce qui est, toutefois, assez exceptionnel - que deux États voisins aient la même langue nationale.
Mais ce qui est arrivé en Amérique latine est très particulier. Dans un territoire continu où la langue étatique est la même ou semblable, à l’époque classique de la formation des États nationaux s’est formé non un seul État mais une vingtaine. L’anomalie est indiscutable et son échelle énorme. Elle matérialise la condition de l’Amérique Latine en tant que périphérie dépendante, exploitée et sous-développée du système capitaliste mondial. Rien de moins naturel qu’en Amérique Latine resurgisse périodiquement l’idée que la patrie c’est l’Amérique, comme cela arrive aussi dans le monde arabe, où existe quelque chose comme le nationalisme pan-arabe.
" La voie junker a été possible en Allemagne car la voie de Münzer a échoué ", disait René Zavaleta Mercado, en se référant à la défaite dans ce pays de la guerre paysanne et au développement postérieur du capitalisme allemand par la voie dite prussienne, c’est-à-dire oligarchique. Dans les centres dominants du capitalisme mondial toute voie, tant démocratique, empruntée par le développement du capitalisme comme conséquence d’une révolution bourgeoise active, menée d’en bas et complète, qu’oligarchique, empruntée à la suite d’une semi-révolution bourgeoise passive et imposée par en haut, a conduit à un développement indépendant. Par contre, dans les périphéries la voie oligarchique ne pouvait être autre chose qu’une voie dépendante du sous-développement du capitalisme. Comme l’a démontré Zavaleta Mercado, si en Amérique Latine c’est justement cette voie qui s’est imposée, c’est parce que la voie de Túpac Amaru et Túpac Catari a été mise en échec (3).
L’union et la fragmentation américaines
En 1780-81, parallèlement à la première révolution nord-américaine, c’est-à-dire à la guerre d’indépendance des treize colonies anglaise en Amérique du Nord, sur le territoire de la civilisation Inca, une grande insurrection indépendantiste, combinée à un soulèvement radical de la paysannerie indigène, a éclaté sous la direction de Túpac Amaru et Túpac Catari. Bien plus que la révolution nord-américaine, qui était fondamentalement politique, l’insurrection andine fut une véritable et profonde révolution démocratique bourgeoise (4). Par sa composition de classe et sur la base d’une civilisation propre, elle avait un potentiel beaucoup plus grand que tout autre mouvement indépendantiste postérieur pour asseoir les bases de l’unification de l’Amérique Latine et pour défricher devant elle la voie d’un développement démocratique et indépendant du capitalisme. Son écrasement sauvage et la destruction de la civilisation Inca par le pouvoir colonial espagnol ont sonné le glas d’une révolution qui aurait pu changer le cours de l’histoire de toute la partie hispano- ou ibéro-américaine de l’hémisphère.
En Amérique du Nord la guerre d’indépendance dans les colonies anglaises a été victorieuse et à conduit à l’unification - concrètement, à une fédération - de celles-ci. Mais le maintien et l’expansion de l’esclavage dans les États méridionaux de la nouvelle union a empêché que la voie du développement du capitalisme - démocratique et indépendante ou oligarchique et dépendante - soit décidée tout au long de 80 ans. En Amérique Latine les guerres d’indépendance menées à bien dans la première moitié du XIXe siècle, bien que victorieuses, ont échoué en tant que révolutions bourgeoises : elles n’ont pas réussi à se transformer en une révolution nationale latino-américaine et à construire une union latino-américaine ou du moins une solide base d’appui pour sa formation. Au lieu de former une fédération ou, au moins, une confédération, l’Amérique libérée du joug espagnol s’est fragmentée dans toute une pléiade d’États. En articulation étroite avec l’échec sur ce plan, les guerres d’indépendance n’ont pas conduit non plus à la suppression de la colonie au sein des nouvelles républiques. Au contraire, après les guerres d’indépendance, au milieu de nombreuses guerres civiles, on a préservé les classes dominantes et les modes d’exploitation coloniaux. Simón Bolivar a eu un très mauvais mais brillant pressentiment : il a pressenti que l’union des anciennes colonies anglaises en Amérique du Nord et la fragmentation de l’ancien empire espagnol détermineraient leurs relations mutuelles, à savoir, que les États-Unis domineront l’Amérique latine. En raison de cela il aspirait à l’unification des anciennes colonies espagnoles en une seule nation.
Aux États-Unis, quatre-vingt années après la première révolution américaine, la guerre civile entre les États du nord, où le capitalisme était développé sur la base de l’exploitation du travail salarié, et les États sécessionnistes méridionaux, où le capitalisme se basait sur l’exploitation du travail esclave, s’est transformée en guerre révolutionnaire pour la réunification nationale et l’abolition de l’esclavage. C’est grâce à cette guerre terrible que les États-Unis ont définitivement obtenu leur unité nationale. C’est aussi grâce à elle que la voie démocratique et indépendante du développement du capitalisme l’a emporté ici sur la voie oligarchique et dépendante. Si les États sécessionnistes méridionaux avaient gagné, ce qui n’était ni impossible, ni improbable, c’est cette dernière voie qui l’aurait emporté ; les États-Unis se seraient divisés et seraient restés dans la périphérie dépendante du capitalisme mondial.
Un fait qui s’est produit peu après la défaite du Sud esclavagiste aux États-Unis est très révélateur pour le cours différent et même opposé de l’histoire dans les deux parties de l’Amérique. En Amérique latine, une terrible guerre génocidaire menée par la triple Alliance des oligarchies du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay avec l’appui de l’Angleterre, la puissance hégémonique mondiale, contre le Paraguay a abouti alors à une destruction complète et irréversible de la seule tentative surgie des guerres d’indépendance d’assurer un développement indépendant du capitalisme.
Contre une histoire téléologique
La fin tragique de cette tentative aussi audacieuse que désastreusement provinciale nous montre deux choses : d’abord, qu’à cette époque, un développement capitaliste indépendant dans la périphérie latino-américaine dépendante du système capitaliste mondial n’était pas possible sans une rupture prolongée avec ce système - une rupture aussi radicale que celle menée à bien par le fondateur et premier gouverneur du Paraguay indépendant, José Gaspar de Francia. Deuxièmement, que déjà à cette époque, dans la périphérie latino-américaine du système mondial, un développement indépendant durable n’était pas possible dans un seul pays.
Face à toute conception fataliste qui suggère que les États-Unis et l’Amérique latine étaient destinés à suivre les voies qu’ils ont effectivement suivies, il faut rappeler que cette attitude reflète le fait que l’histoire est écrite par les gagnants, tandis que " l’histoire n’est pas un mouvement téléologique, avec un chemin tracé à l’avance, mais une scène dans laquelle s’affrontent les classes ", comme l’observait Agustín Cueva. " Comme ce fatalisme n’est que la face de l’élitisme, la connaissance de l’histoire des mouvements révolutionnaires et des alternatives démocratiques de l’Amérique latine du XIXe siècle reste encore "le bâtard de l’histoire". " (5) Les grandes puissances européennes de l’époque étaient très conscientes que - comme l’indiquait très clairement le premier ministre français François Guizot - c’est le résultat final des luttes entre le " parti européen " et le " parti américain " qui déciderait du destin de l’Amérique latine.
Les États-Unis étaient-ils prédestinés à la victoire du " parti américain " sur le " parti européen ", tandis que l’Amérique latine était prédestinée à la victoire du " parti européen " sur le " parti américain " ? Non, dans les deux cas rien n’était prédestiné ou prédéterminé : c’est dans les luttes de classes et sur les champs de bataille des guerres civiles que se décidait quel parti allait gagner (6).
Les grands et victorieux combats menés à bien sous la direction du chef du " parti américain " au Mexique, Benito Juárez - la Réforme, la guerre civile et la guerre de résistance nationale - étaient-ils destinés à aboutir à une modernisation super-oligarchique et super-dépendante du capitalisme mexicain qui s’est produite sous le le régime de Porfirio Díaz ? Non, ils pouvaient aboutir de manière radicalement alternative. Le calcul de probabilités incluait y compris que les effets des victoires presque simultanées des " partis américains " dans les guerres aux États-Unis et au Mexique seraient rapidement étendus, avec le concours solidaire de leurs gouvernements, vers le sud de l’hémisphère et provoqueraient un choc décisif du " parti américain " continental avec le bastion du " parti européen " : la triple Alliance qui écrasait le Paraguay. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé. " L’échec de l’alternative démocratique- bourgeoise pendant la période de la Réforme ", indiquait Cueva, " consolide, de toute manière, le cheminement de toute l’Amérique latine par la voie réactionnaire - "oligarchique" - de développement du capitalisme, qui coïncide parfaitement avec la phase impérialiste dans laquelle était entré le système mondial définissant une nouvelle période de notre histoire. " (7)
Les tâches non accomplies de la révolution bourgeoise
Deux choses doivent être très claires : d’abord, nous parlons de l’époque historique des révolutions démocratiques bourgeoises. Deuxièmement, cette époque a été close une fois pour toutes, à l’échelle mondiale, à peine quelques années après la défaite du " parti européen " esclavagiste aux États-Unis, après l’énorme gifle administrée par le peuple mexicain à la bourgeoisie européenne avec l’exécution de l’usurpateur Habsburg au Mexique et après la destruction du Paraguay par le " parti européen " de la triple Alliance. Elle se termine avec la Commune de Paris : la première révolution prolétarienne qui, bien que seulement d’une manière passagère, a pris le pouvoir.
À la fin de l’époque mentionnée, nous avions ainsi deux séries de corrélations logiques et historiques distribuées entre les deux parties de l’hémisphère : l’unité nationale nord-américaine, le développement démocratique et indépendant du capitalisme et la promotion du pays à une position centrale dans le système capitaliste mondial ; la fragmentation nationale latino-américaine, le sous-développement oligarchique et dépendant du capitalisme et une durable position périphérique de l’Amérique latine dans le système capitaliste mondial.
Avec la transition du capitalisme à sa phase impérialiste, ces deux séries de corrélations ne pouvaient pas produire autre chose que ce que, bien avant et avec exactitude, avait pressenti Bolivar : la polarisation de l’hémisphère entre le capitalisme développé des États-Unis et le capitalisme sous-développé de l’Amérique latine, unis inséparablement par une relation de domination et de dépendance. Comme Trotsky le dira plus tard, l’Amérique latine a été soumise par les États-Unis " à l’exploitation nationale qui complète et renforce l’exploitation de classe ". Dans le cadre du capitalisme mondial et sur la base des rapports de production capitalistes il y a une union inébranlable entre ces deux séries de corrélations.
Bien que l’époque historique des révolutions démocratiques bourgeoises se soit définitivement terminée en 1871, dans tous les pays du monde où les tâches historiques de ces révolutions n’ont pas été accomplies, elles restaient encore en suspens. La contradiction entre la fin irréversible de cette époque et le retard dans la pleine réalisation de ces tâches signifiait qu’elles ne pouvaient plus être résolues par la bourgeoisie ni par aucun de ses secteurs ou par aucune de ses fractions. Tout le cours postérieur de l’histoire, en Amérique latine et dans d’autres parties du monde, l’a pleinement confirmé. Maintenant, face à la faillite de la bourgeoisie latino-américaine dans l’accomplissement de ses tâches historiques c’est la classe révolutionnaire dont la promotion inéluctable avait été annoncée par la Commune de Paris, qui devra les accomplir une fois qu’elle aura établi son propre pouvoir.
En attendant l’idée de la grande patrie latino-américaine a survécu parmi les nationalistes révolutionnaires latino-américains. Le révolutionnaire le plus remarquable qui soit apparu en Amérique latine et même dans toutes les périphéries coloniales et dépendantes pendant la transition du capitalisme au stade impérialiste, José Martí, l’a activée comme stratégie révolutionnaire. Pedro Pablo Rodriguez a décrit ainsi cette stratégie appliquée à Cuba : " La guerre serait pour l’indépendance, mais comprendrait davantage de buts : ce ne serait pas plus qu’un point de repère dans une stratégie politique à très long terme qui, commençant par Cuba, se poursuivrait par l’indépendance de Porto Rico et par l’unification progressive de l’Amérique latine, face aux tentatives expansionniste des États-Unis, où les Antilles seraient le premier barrage. Avec cette stratégie on garantirait l’élimination de tous les vestiges du colonialisme espagnol dans les sociétés latino-américaines et on éviterait la création de nouvelles formes colonialistes états-uniennes. Dans le langage de notre temps, on appellerait ceci une stratégie continentale de libération nationale contre l’impérialisme (...) Il est indubitable que sur ce chemin seul Bolivar a précédé Martí, lorsqu’il a exigé une union latino-américaine aussi puissante que celle qui se formait au nord de l’Amérique. Toutefois, les époques des deux hommes sont fort différentes ; Bolivar a dirigé la guerre pour l’indépendance de l’Amérique du Sud alors que les États-Unis entamaient leur expansion territoriale vers la côte du Pacifique, en arrachant les terres aux Indiens, et que la Grande-Bretagne dirigeait le concert du monde capitaliste développé ; Martí a connu les années décisives de la transition du capitalisme pré-monopoliste à l’impérialisme aux États-Unis, qui ont assuré leur hégémonie dans les pays des Caraïbes et se sont lancés à contester aux Européens le sud du continent. Ce qui fut une possibilité plus ou moins éloignée au temps de Bolivar était une réalité au temps de Martí. " (8)
Staline contre Martí, Mella, Humbert-Droz et Trotsky
Les références faites le long de son œuvre indiquent que l’union latino-américaine impliquait aussi pour Martí la formation d’une seule " nouvelle république " à l’échelle latino-américaine, c’est-à-dire, comme le définissait Martí lui-même, une république qui se distinguerait radicalement des républiques latino-américaines traditionnelles parce qu’elle combattrait la colonie qui survivait dans son sein.
Contrairement à ce qu’on aurait pu espérer logiquement, le développement du mouvement ouvrier latino-américain et de ses partis marxistes ne s’est nullement traduit par une appropriation des idées bolivariennes et martiniennes de la grande patrie. Les premiers partis socialistes latino-américains, liés à la IIe Internationale, les ont ignorées. On aurait pu supposer que le mouvement communiste romprait radicalement avec ce legs social-démocrate. C’est ce que, en toute sécurité, attendaient de ce mouvement les militants révolutionnaires bolivariens ou martiniens qui, comme Julio Antonio Mella, lui adhéraient attirés irrésistiblement par la Révolution d’octobre. Mais ils ont vite connu la désillusion. Pour la première fois, la question a été posée en 1928, au Ve Congrès de l’Internationale communiste. Le principal responsable du Komintern pour les affaires latino-américaines, le communiste suisse Jules Humbert-Droz, a proposé que le mouvement communiste reconnaisse comme une de ses majeures tâches révolutionnaires, la formation de l’Union des Républiques Fédératives Ouvrières et Paysannes de l’Amérique latine. Sa proposition, tellement évidente et indispensable, a provoqué une réaction hostile et il a été accusé de suivre un " latino-américanisme nationaliste petit-bourgeois " dans une allusion claire à un mouvement comme l’APRA. Au cours du même congrès, le Komintern devait éliminer de son programme la lutte pour les États-Unis Socialistes d’Europe.
Ce fut une des innombrables conséquences désastreuses de la montée en puissance de la bureaucratie stalinienne en Union Soviétique et de la subordination imposée par elle au mouvement communiste international, à sa stratégie de la construction du socialisme dans un seul pays. S’en est suivie une rupture brutale des partis communistes avec la politique, adoptée sous la direction de Lénine et de Trotsky, de front unique anti-impérialiste et d’alliance avec les nationalistes révolutionnaires - rupture qui a énormément affecté le développement des mouvements révolutionnaires latino-américains. Rappelons la distinction radicale opérée par Mella entre le nationalisme bourgeois et le nationalisme révolutionnaire, un courant politique tellement important dans l’histoire de l’Amérique latine, dont Mella disait qu’il " souhaite une nation libre pour finir avec les parasites de l’intérieur et les envahisseurs impérialistes, en reconnaissant que le principal citoyen dans toute société est celui qui contribue à l’élever par son travail quotidien, sans exploiter ses semblables. " (9) C’est précisément en ce sens que nous utilisons ce terme.
Face à la stalinisation du Komintern, ce furent les penseurs et les militants les plus lucides du nationalisme révolutionnaire qui préservèrent l’idée de l’unité latino-américaine comme une des tâches essentielles dans le combat pour la libération de la domination impérialiste. Mais, dans la filiation directe de la Révolution d’octobre, dont Staline abandonnait et trahissait le programme original, l’idée rejetée par le Komintern à son initiative a été reprise par un homme : le principal dirigeant, à côté de Lénine, de cette révolution. Trotsky non seulement l’a reprise mais l’a fondée sur sa contribution décisive à la pensée marxiste : la théorie de la révolution permanente.
La théorie de la révolution permanente
En Russie, non seulement jusqu’à la prise du pouvoir par le prolétariat en octobre 1917, mais encore pendant près d’une année, jusqu’à l’été ou l’automne 1918, la révolution était prolétarienne par sa force sociale dirigeante, sans être socialiste - mais démocratique bourgeoise - par ses tâches immédiates. En prenant le pouvoir, le prolétariat a d’abord accompli les tâches de la révolution démocratique bourgeoise encore en suspens dans ce pays, y compris, l’une des plus importantes, la libération des nationalités opprimées par l’empire russe, en passant immédiatement, dans un cours ininterrompu ou permanent, de celles-ci aux premières tâches socialistes. Trotsky a étendu la théorie de la révolution permanente, élaborée initialement pour la révolution en Russie, à l’ensemble des pays sous-développés, coloniaux et dépendants. Selon lui, la possibilité de la prise du pouvoir dans ces pays par le prolétariat est, naturellement, largement déterminée par le rôle de cette classe dans l’économie du pays ; par conséquent, par le niveau de son développement capitaliste. Mais ce n’était pas, bien au contraire, le critère unique.
Pour Trotsky, la question de savoir s’il existait dans le pays un vaste et incandescent problème " populaire ", dont la résolution intéresserait la majorité de la nation et qui exigerait les mesures révolutionnaires les plus audacieuses, avait une importance non moindre. Parmi les questions de cet ordre il soulignait la question nationale. En tenant compte de l’insupportable oppression nationale exercée par les puissances impérialistes, le prolétariat jeune et relativement peu nombreux pouvait arriver au pouvoir, selon Trotsky, sur la base de la révolution démocratique nationale, avant que le prolétariat d’un pays très développé et dominant dans le système capitaliste mondial ne parvienne au pouvoir sur une base purement socialiste. Par contre, si le prolétariat ne parvenait pas à prendre la direction d’une nation opprimée et à s’emparer du pouvoir, aucune révolution démocratique nationale, même aussi grande que la Révolution mexicaine sous la conduite de dirigeants aussi radicaux et exceptionnels que Lázaro Cárdenas, ne pouvait remplir sa tâche : libérer la nation de la domination impérialiste.
Tandis que le Komintern stalinisé rejetait l’idée de l’unité latino-américaine en l’attribuant au nationalisme petit-bourgeois réformiste de l’APRA, Trotsky posait la question d’une manière fondamentalement différente. En commentant les positions du chef apriste, il écrivait : " Haya de la Torre insiste sur la nécessité de l’union des pays d’Amérique latine et termine sa lettre par cette formule : "Nous, les représentants des Provinces-Unies d’Amérique du Sud". En soi, l’idée est tout à fait juste. La lutte pour les États-Unis de l’Amérique latine est inséparable de la lutte pour l’indépendance nationale de chacun des pays latino-américains. Néanmoins il faut répondre clairement et précisément à la question de savoir quels sont les chemins qui peuvent conduire à cette unification. Des formulations extrêmement vagues de Haya de la Torre on peut conclure qu’il espère convaincre les actuels gouvernements de l’Amérique latine de s’unir volontairement... sous la tutelle des États-Unis ? En réalité, on ne peut atteindre cet objectif élevé qu’avec le mouvement révolutionnaire des masses populaires contre l’impérialisme, y compris l’impérialisme "démocratique" et ses agents intérieurs. C’est un chemin difficile, nous l’admettons, mais il n’y en a pas d’autre. " (10)
En indiquant le caractère tardif et déjà décadent du capitalisme latino-américain reposant sur des conditions de vie semi-serviles à la campagne, Trotsky expliquait : "La bourgeoisie américaine, qui a été capable, pendant sa montée historique, d’unir en une seule fédération la moitié nord du continent, utilise maintenant toute la puissance qu’elle en a retiré pour diviser, affaiblir, réduire en esclavage la moitié sud. L’Amérique centrale et l’Amérique du Sud ne pourront s’arracher à l’arriération et à l’esclavage qu’en unissant leurs États dans une fédération puissante. Mais ce n’est pas la tardive bourgeoisie sud-américaine, agence vénale de l’impérialisme étranger, qui sera appelée à résoudre cette tâche, mais le jeune prolétariat sud-américain, dirigeant choisi par les masses opprimées. Le mot d’ordre dans la lutte contre la violence et les intrigues de l’impérialisme mondial et contre la sanglante besogne des cliques indigènes compradores, est donc : États-Unis soviétiques de l’Amérique centrale et du Sud. " (11) Après avoir repris cette thèse, le Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, rédigé par Trotsky en mai 1940, poursuivait : " C’est seulement sous sa propre direction révolutionnaire que le prolétariat des colonies et des semi-colonies pourra réaliser une collaboration invincible avec le prolétariat des métropoles et la classe ouvrière dans son ensemble. C’est seulement cette collaboration qui peut conduire les peuples opprimés à leur émancipation complète et définitive, par le renversement de l’impérialisme dans le monde entier. Une victoire du prolétariat international délivrera les pays coloniaux de la longue et pénible étape de développement capitaliste en leur ouvrant la possibilité d’arriver au socialisme la main dans la main avec le prolétariat des pays avancés. La perspective de la révolution permanente ne signifie en aucun cas que les pays arriérés doivent attendre le signal des pays avancés, ou que les peuples coloniaux doivent attendre patiemment que le prolétariat des métropoles les libère. L’aide arrive à celui qui s’aide lui-même. Les ouvriers doivent développer la lutte révolutionnaire dans tous les pays, coloniaux ou impérialistes, où il existe des conditions favorables et ainsi faire un exemple pour les travailleurs des autres pays. Seuls l’initiative et l’activité, la résolution et le courage peuvent réellement matérialiser le mot d’ordre "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" " (12)
L’énorme rupture de la Révolution cubaine
C’est la Révolution cubaine, la première révolution en Amérique latine, qui a libéré la nation du joug impérialiste et a rempli historiquement les autres tâches démocratiques en suspens. Elle a été capable de le faire pour une raison fondamentale : parce que de manière semblable à ce qui est arrivé dans la Révolution Russe de 1917, elle a porté au pouvoir une force conséquemment révolutionnaire qui s’était identifiée avec les intérêts immédiats et historiques du prolétariat et des masses populaires et a pris un cours permanent : de manière ininterrompue elle est passée de l’accomplissement des tâches de la révolution démocratique nationale à l’accomplissement des tâches de la révolution socialiste. Qui connaît la soit-disante théorie de la révolution par étapes, qui disposait alors de l’adhésion des forces absolument majoritaires de la gauche latino-américaine et mondiale, en constituant, depuis l’arrivée de Staline au pouvoir en Union Soviétique, un principe fondamental du mouvement communiste, sait quelle énorme rupture la Révolution cubaine a effectué. Le résultat de l’application de la théorie étapiste a toujours été le même, où qu’elle ait été appliquée : non seulement la révolution socialiste était toujours reléguée aux calendes grecques, mais même les tâches de la première étape n’étaient pas accomplies. Elles ne pouvaient pas l’être, parce que la seule manière possible d’assurer les conquêtes de la révolution démocratique nationale c’est de réaliser les tâches de la révolution socialiste. C’est l’essence de la théorie de la révolution permanente. Julio Antonio Mella l’a ainsi résumée : " Pour parler concrètement : la libération nationale absolue sera obtenue seulement par le prolétariat et le sera au moyen de la révolution ouvrière. " (13)
Mue par une puissante vocation latino-américaine, la Révolution cubaine a opéré une jonction des aspirations programmatiques des courants les plus révolutionnaires du nationalisme latino-américain avec la révolution socialiste. Pour la première fois depuis la mort de Martí et en s’inspirant de l’exemple qu’il a donné, cette révolution a élaboré durant les années soixante une stratégie de la révolution continentale dont la mise en œuvre audacieuse a été assumée en Amérique latine par le commandant Che Guevara à la tête d’une guérilla internationaliste. Nous savons aujourd’hui que, dans les plans stratégiques du Che, l’Armée de Libération Nationale sous son commandement devait unifier sur la base d’une stratégie unique l’ensemble des mouvements révolutionnaires latino-américains et que, en outre, un jour elle devait intégrer l’Armée Prolétarienne Internationale dont la formation a été annoncée dans son Message à la Tricontinentale. Après avoir pris part à la révolution congolaise et avoir assisté à sa défaite, le Che a clairement écrit : " L’initiative de l’Armée Prolétarienne Internationale ne doit pas mourir devant le premier échec. " (14)
Quand le Che et ses compagnons cubains, boliviens et péruviens combattaient en Bolivie, un événement historique s’est produit à La Havane : la grande majorité des courants révolutionnaires et des organisations de gauche de tous les pays de l’Amérique latine se sont réunis à la conférence de l’Organisation latino-américaine de Solidarité (OLAS). " Les organisations ici représentées ", a expliqué Armando Hart, président de la délégation cubaine, " nous nous sommes donné rendez-vous pour élaborer une stratégie commune de lutte contre l’impérialisme yankee et les oligarchies bourgeoises et de propriétaires fonciers, qui se sont pliés aux intérêts du gouvernement des États-Unis. La délégation cubaine représente un parti révolutionnaire. Nos thèses sont fondées sur l’idéologie de Marx et de Lénine. Nous sommes héritiers d’une belle tradition révolutionnaire et solidaire entre les peuples de ce continent. Nous devons être fidèles à cette tradition. Karl Marx disait, en pleine époque de la Commune de Paris, que l’objectif de la révolution populaire consistait à détruire la machine bureaucratique militaire de l’État et la remplacer par le peuple armé. Lénine a affirmé plus tard que dans cette pensée résidait l’enseignement fondamental de Marx par rapport aux tâches du prolétariat dans la révolution, concernant l’État. Notre délégation considère que l’expérience historique a confirmé ces affirmations de Marx et de Lénine. Nous considérons qu’il est nécessaire d’analyser ces approches de Marx et de Lénine dans l’ordre théorique et quant à leurs conséquences pratiques. " (15)
Exposant dans son rapport la stratégie de la révolution continentale, la délégation cubaine rappelait que " la valeur et la profondeur des conceptions martiniennes peuvent être mesurées ", entre autres, " par ce qui suit : [Martí] a approfondi l’idéal bolivarien consistant dans la conception de l’Amérique latine comme une seule et grande Patrie [et] a posé la lutte pour l’indépendance de Cuba comme faisant partie de la Révolution latino-américaine ". A la même occasion, la délégation cubaine affirmait qu’" aujourd’hui, la solidarité révolutionnaire des peuples de l’Amérique entraîne une plus grande profondeur que les antécédents qui lui ont servi de base, parce que la conception continentale d’un seul peuple latino-américain a été renforcée " (16)
Une année plus tard, Inti Peredo, survivant de la guérilla bolivienne, confirmant sa foi dans " le triomphe des forces révolutionnaires qui instaureront le socialisme en Amérique latine " et sa fidélité " au rêve bolivarien et du Che d’unir politiquement et économiquement l’Amérique latine ", déclarait : " Notre objectif unique et final est la libération de l’Amérique latine, qui non seulement est notre continent, mais aussi notre patrie divisée transitoirement en vingt républiques " (17).
Construire une seule nation socialiste latino-américaine
Près de quarante ans plus tard, il est urgent de revendiquer " la conception continentale d’un seul peuple latino-américain " et l’idée, avec laquelle le Che est allé combattre en Bolivie, que " l’Amérique latine sera une seule patrie ", comme il est urgent d’inscrire l’unité socialiste latino-américaine dans les programmes des mouvements populaires et des courants révolutionnaires. Je crois que, sans attendre davantage, il faut commencer à préparer les conditions pour l’élaboration, une fois de plus, dans un futur qui s’avérera probablement beaucoup plus proche que ce qui ne paraît, d’une stratégie de la révolution continentale. Stratégie qui correspondrait aux conditions latino-américaines et mondiales de la mondialisation capitaliste néolibérale et du monde unipolaire dominé par l’impérialisme américain, plus que jamais puissant, agressif et mortellement dangereux mais en même temps plus que jamais décadent et vermoulu par ses contradictions explosives et insolubles.
Seul le prolétariat et ses larges alliés populaires peuvent obtenir ce que n’ont pas obtenu les guerres d’indépendance et ce qu’ont irréversiblement manqué les bourgeoisies latino-américaines, en faisant qu’à la fin des grandes luttes des masses exploitées et opprimées qui s’approchent inexorablement, l’Amérique latine soit une seule nation. Aujourd’hui, l’unité continentale est posée dans un cadre plus vaste encore qui doit être capable d’attirer les diverses nationalités des Caraïbes.
Dans le rapport, déjà cité, de la délégation cubaine à la conférence de l’OLAS en 1967, nous lisions qu’il y a " un fait évident qui n’a pas été évalué dans toute sa dimension : on n’a jamais connu un groupe tellement nombreux de peuples, avec une population tellement grande et un territoire tellement étendu, qui préservent toutefois des cultures tellement similaires, des intérêts tellement semblables et des buts anti-impérialistes identiques. Chacun de nous se sent partie-prenant de notre Amérique. Ainsi l’avons-nous appris de la tradition historique ; ainsi nous l’ont légué nos ancêtres, ainsi nous l’ont enseigné nos prédécesseurs ! Aucune de ces idées n’est nouvelle pour les représentants des organisations révolutionnaires de l’Amérique latine. Mais, avons-nous suffisamment évalué ce que ces faits représentent ? Avons-nous analysé avec profondeur ce que signifie le fait que, depuis l’époque si éloignée des premières années du XIXe siècle, nous avons une idée continentale de la lutte qui s’est développée dans toute l’Amérique latine ? Avons-nous analysé avec une clarté suffisante le fait irréfutable que l’Amérique latine constitue un seul et grand peuple ? " (18) Toutes ces questions sont aujourd’hui aussi pertinentes qu’elles étaient alors.
Pour être une seule nation, l’Amérique latine devra être socialiste. Pour être socialiste, l’Amérique latine devra être une seule nation.
Pour l’Amérique latine sonnera, une fois de plus, l’heure de sa seconde, véritable et définitive indépendance, annoncée il y a plus de cent ans par José Martí et il y a plus de quarante ans par Fidel Castro, quand la Révolution latino-américaine se mettra en marche de nouveau et ne sera pas interrompue tant qu’elle ne construira pas une seule nation socialiste latino-américaine. Il semble qu’elle s’est déjà remise en marche, avec la Révolution Bolivarienne au Venezuela.
* Zbigniew Marcin Kowalewski, rédacteur de la revue polonaise Rewolucja (Révolution), consacrée au " passé, présent et futur des mouvements révolutionnaires dans le monde ", ancien dirigeant du syndicat Solidarnosc dans la région de Lodz (1981), est militant de la IVe Internationale. Nous reproduisons ici son rapport, présenté au nom de l’auteur par Celia Hart, lors du colloque sur " l’Utopie dont nous avons besoin " organisé par la Chaire Bolívar Martí et la Société Culturelle José Martí, le 10 septembre 2004 à La Havane. (Traduit de l’espagnol par J.M., les intertitres sont de la rédaction d’Inprecor)
1. Juan Ramón Peñaloza [Aurelio Narvajas, Adolfo Perelman], Trotsky ante la revolución nacional latinoamericana, Editorial Indoamérica, Buenos Aires, 1953, p. 134. Les auteurs appartenaient en Argentine à un courant d’origine trotskyste, dirigé par Jorge Abelardo Ramos et connu ensuite sous le nom de Izquierda Nacional (Gauche nationale). Ce courant, tout en postulant l’unité de l’Amérique latine et en même temps en s’adaptant au nationalisme bourgeois (péronisme), a profondément révisé la théorie de la révolution permanente au profit d’une théorie spécifique de la révolution par étapes. Par exemple il s’opposait à la prise du pouvoir par la classe ouvrière lors de la révolution bolivienne de 1952, car " le gouvernement ouvrier est seulement concevable sur le plan de la lutte révolutionnaire dans toute l’Amérique latine, et non dans une de ses "provinces" isolées " (p. 154)
2. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, Seuil-Points, Paris 1995, vol. 2, p. 404
3. René Zavaleta Mercado, Lo nacional-popular en Bolivia, Siglo Veintiuno Editores, México, 1986, p. 84-95.
4. Cf. Jan Szeminski, Los objetivos de los tupamaristas : Las concepciones de los revolucionarios peruanos de los años 1780-1783, Ossolineum, Wroclaw, 1982, ou, du même auteur, La utopía tupamarista, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Peru, Lima, 1983.
5. Agustín Cueva, El desarrollo del capitalismo en América Latina : Ensayo de interpretación histórica, Siglo Veintiuno Editores, México, p. 49-59.
6. Les cours et les résultats fondamentalement différents des luttes entre ces deux " partis " aux États-Unis et en Amérique latine ont été présentés par Andre Gunder Frank, Lumpenburguesía : lumpendesarrollo - Dependencia, clase y política en Latinoamérica, C.M. Nueva Izquierda, Caracas, 1970, p. 55-64. C’est Frank qui a inspiré les parallèles que nous présentons. En ce qui concerne les raisons de la défaite du " parti américain ", c’est Melcíades Peña qui les présente le mieux (en ce qui concerne l’Argentine). Cf. Horacio Tarcus, El marxismo olvidado en la Argentina : Silvio Frondizi y Melcíades Peña, Ediciones El Cielo por Asalto, Buenos Aires, 1996, p. 161-310.
7. A. Cueva, op. cit., p. 59-60.
8. Pedro Pablo Rodríguez, "La idea de liberación nacional en José Martí", Pensamiento Crítico n° 49, 1971, p. 144, 156.
9. Julio Antonio Mella, Documentos y artículos, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 1975, p. 190.
10. L. Trotsky, Œuvres, Institut Léon Trotsky, Paris 1985, vol. 19, pp. 160-161.
11. L. Trotsky, Œuvres, Publication de l’Institut Léon Trotsky, ÉDI, Paris 1979, vol. 4, pp. 56-57.
12. L. Trotsky, Œuvres, Institut Léon Trotsky, Paris 1987, vol. 24, pp. 55-56.
13. J.A. Mella, op. cit., p. 381.
14. Ernesto Che Guevara, Pasajes de la guerra revolucionaria : Congo, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1999, p. 32.
15. Informe de la delegación cubana a la Primera Conferencia de la OLAS, La Habana, 1967, p. 5-6.
16. Ibid., p. 30, 38-39.
17. Guido "Inti" Peredo, "¡La guerrilla boliviana no ha muerto ! Acaba apenas de comenzar", Tricontinental - Suplemento Especial, 1968, p. 6.
18. Informe de la delegación cubana..., op. cit., p. 26.