La lente défaite d’Ernesto Che Guevara
Par Michel Rovère le jeudi, 15 juin 2006
Le Che, c’est une légende. Avec ses séductions romantiques, mais aussi ses clichés et ses erreurs. Or, nombre d’études sérieuses et d’informations inédites permettent de faire la lumière sur bien des problèmes majeurs, qui jusque là représentaient des zones d’ombres de l’histoire politique et militante du Che, et de l’histoire du siècle.
Il a été de plus ou moins bon ton, au cours de ces derniers mois, à l’occasion du trentième anniversaire de sa mort, dans certaine presse de " gauche " de gloser longuement sur le gauchisme et l’irréalisme fonciers des thèses économiques, stratégiques, militaires d’ Ernesto "Che" Guevara. Quitte quelquefois à prendre, pour mieux appuyer cette thèse, quelques libertés avec la vérité historique : si l’on s’en tient au seul terrain économique, la décision de diversifier, sans préparation, à un rythme ultrarapide l’agriculture cubaine au début des années soixante afin de desserrer la contrainte de la monoculture sucrière, et qui aboutit à l’effondrement des zafras de 1963, 1964 et 1965, ne fut pas celle du Che mais bien de Fidel Castro.
De même, les tournants économiques "gauchistes" de la fin des années soixante, avec les vagues de nationalisation du petit commerce et des entreprises artisanales, ou avec le pari ultra-volontariste de la "zafra des 10 millions" en 1970, peuvent difficilement être imputés au Che. Ce dernier a dans les faits abandonné depuis la fin 1964 la direction du ministère de l’Industrie, et ses équipes de collaborateurs ont été ensuite dispersées, en semi-disgrâce.
Fidel Castro reconnaîtra d’ailleurs à la fin des années soixante, plusieurs mois après l’annonce de la mort du Che, que les échecs économiques rencontrés ne peuvent à bon droit lui être attribués comme une simple continuation de sa politique ou la mise en œuvre de ses idées. Mais il convient aussi de comprendre dans quelle situation d’isolement politique au sein de la direction cubaine se trouvait le Che lors de son abandon du ministère de l’Industrie en mars 1965, et de son départ pour aller soutenir la guérilla dans l’Est du Congo.
LE TOURNANT : LA GESTION DE L’APRÈS CRISE DES FUSÉES
C’est vers la fin de l’année 1962 et le début de l’année 1963 que se nouent, de façon souvent non explicite, au sein de la direction cubaine des débats stratégiques qui aboutiront, de facto, à l’isolement puis à la défaite d’un certain nombre des idées force qui fondent le corpus stratégique qu’élabore le Che dans cette période.
Rappel : sous l’impulsion du Che notamment, la direction castriste, qui a défait la dictature de Batista aux premiers jours de 1959, engage le pays dans un processus de révolution permanente face aux pressions, aux menaces puis aux actes d’hostilité ouverte mis en œuvre par les Etats-Unis avec le relais des classes dominantes locales. Aux réformes agraires de plus en plus radicales, à l’épuration de fond en comble de l’appareil d’Etat de Batista (à commencer par la dissolution de son armée et de ses organes de répression), succède la nationalisation des biens des grandes compagnies étrangères, américaines pour la plupart.
La réaction américaine, depuis les premières mesures d’embargo et tentatives de déstabilisation, d’isolement international (Alliance pour le progrès en Amérique latine), va culminer avec l’opération d’invasion de groupes de mercenaires et d’exilés cubains appuyés et armés par la CIA à la Baie des Cochons en avril 196l. Il s’agit pour les Etats-Unis de répéter une opération du même type que celle menée en 1954 contre le gouvernement réformiste d’Arbenz, coupable d’avoir voulu s’en prendre au monopole de l’United Fruit au Guatemala, et qui fut l’un des tournants dans la maturation révolutionnaire du Che alors présent sur les lieux.
Conscient que l’échec américain à Playa Giron ne mettrait pas fin aux tentatives séditieuses des Etats-Unis et de leurs agences, les dirigeants cubains qui affirment désormais, à partir de la 2e Déclaration de la Havane, le caractère socialiste de leur révolution, vont spontanément se tourner vers l’URSS pour y rechercher une forme de parapluie militaire, de même qu’ils se sont tournés vers la même Union soviétique pour trouver des débouchés de compensation à leur sucre ou des sources d’approvisionnement en biens d’équipement après la mise en œuvre de l’embargo économique par les Etats-Unis.
La suite est connue : Nikita Khrouchtchev enverra sur l’île caraïbe des troupes et des missiles, dont certains chargés de têtes nucléaires. Mais malgré l’insistance des Cubains, N.K. refusera de rendre public cet envoi et donc de signifier haut et clair par avance que Cuba était désormais incorporé au système d’alliances central de l’URSS, signifiant par là que toute attaque impérialiste contre l’île serait assimilable à une attaque contre tout autre "pays frère" du glacis. Après la découverte des missiles, le blocus américain et le retrait des missiles par Khrouchtchev, sans même consulter les Cubains, une crise importante se noue entre la direction cubaine et la direction soviétique. D’autant que la même année une crise politique interne avait éclaté entre l’aile marchante de la direction du Mouvement du 26 juillet autour de Castro et une partie des cadres de l’ancien PSP stalinien qui, autour de la figure d’Anibal Escalante, avait entrepris de prendre en main les rouages essentiels de l’économie, de l’appareil d’Etat et surtout de l’organisation qui allait donner naissance au Parti communiste cubain.
L’ENJEU DU DÉBAT ÉCONOMIQUE
Dès le printemps 1963, et la signature par Castro d’un nouvel accord sucrier avec l’URSS, commence à se nouer un important débat économique dont les répercussions stratégiques pour la Révolution cubaine seront déterminantes.
Dès le début de la révolution s’est posée la question du type de transition en cours à Cuba. Pour le Che, d’abord en poste à la Banque centrale, puis au ministère de l’Industrie, l’enjeu économique est lié aux éléments clés de la transformation politique et sociale.
Cuba doit sortir, malgré le blocus impérialiste, du cercle du sous développement, dont le principal symbole est le poids de la filière sucrière, par un double mouvement de diversification agricole et de développement industriel. Le développement de l’industrie, en fonction des besoins de l’époque, mais aussi à venir, doit garantir l’autonomie économique de l’île et renforcer tant le poids de la classe ouvrière urbaine que la liaison ville-campagne (en fournissant aux paysans des biens d’équipement, et des biens de consommation à des prix qui ne soient pas déconnectés des prix et des salaires agricoles, mais aussi des débouchés en emplois au fur et à me-sure que les progrès des rendements et de la productivité ; tout comme l’élévation des niveaux de vie et culturel pousseraient une partie des populations rurales vers les villes.)
Dans cette optique, l’aide que pourront fournir l’URSS et les autres Etats dits "socialistes" est clé : il ne s’agit pas seulement de fournir un débouché au sucre ou de pallier les effets immédiats du blocus, mais de fournir à Cuba socialiste les moyens d’un autre développement.
Or, les illusions que le Che lui-même a pu entretenir lors de ses premiers voyages en URSS ont vite fait place à d’intenses désillusions : l’URSS et les autres pays de l’Est faisaient payer au prix fort des biens d’équipement de qualité médiocre, souvent inadaptés aux réalités cubaines. Mais surtout l’aide économique soviétique s’accompagnait de deux présupposés politiques antagonistes aux conception du Che :
– Une vision de la division internationale du travail qui conférait durablement à Cuba le rôle de fournisseur de matières premières agricoles (le sucre) ou minières (le nickel) sur le modèle de l’organisation des relations économiques entre l’URSS et certains pays satellites.
– Le transfert, avec les contingents d’experts et de conseillers économiques ou de techniciens soviétiques, des méthodes bureaucratiques de gestion de l’économie en œuvre en URSS. Sur place, cette politique était activement relayée et validée par les réseaux des militants du PSP qui occupaient, après la reprise en main du mouvement syndical et la fuite vers Miami d’une part importante des couches moyennes, les postes clés dans les entreprises, tant au niveau de la hiérarchie fonctionnelle que de l’appareil syndical.
C’est dans ce contexte qu’a pris place le débat sur la loi de la valeur et sur le rôle des stimulants matériels. On connaît les points essentiels de l’argumentation du Che : on ne peut espérer construire une société socialiste et l’Homme nouveau en calquant les méthodes économiques sur ce qui se fait dans une économie de marché et en privilégiant les stimulants maté-riels par rapport aux stimulants moraux.
Mais, au-delà de ce débat très abstrait, se jouaient dans les faits des batailles réellement politiques. La forte extension des stimulants matériels dans le secteur agricole, dirigé par Carlos Rafaël Rodriguez (le dirigeant du PSP qui avait rejoint Fidel dans la Sierra), ou la même demande impulsée par les syndicats contrôlés par le PSP, avaient une double fonction. Reconstituer une base d’appui pour un courant dont la majorité des membres avait longtemps hésité à soutenir le Mouvement du 26 juillet et la lutte armée contre le régime Batista. Mais aussi renforcer, par la dynamique de différenciation salariale qu’entraîne inéluctablement toute politique de stimulants matériels, les diverses couches d’administrateurs, de directeurs dans les entreprises, les coopératives, les centrales d’achat, etc.
Contrairement à ce qui a été dit, le Che n’avait pas de position extrémiste sur la question des stimulants matériels. Il en acceptait même le principe dès lors qu’il ne s’agissait pas seulement de rémunérer à l’instant une quantité de surtravail, mais qu’il s’agissait par exemple de récompenser les efforts d’éducation, de formation professionnelle, des salariés des villes et des champs. Mais le débat sur la loi de la valeur touchait directement trois autres terrains autrement brûlants...
– Quels peuvent être les outils de régulation des diverses instances de l’économie si ce ne sont pas des mécanismes de marché ? Comment déci-der, par exemple au niveau d’une entreprise, d’une filière, d’un secteur économique des objectifs à atteindre en fonction des moyens disponibles ? Comment répartir les surplus ou les gains de productivité dégagés entre les utilisateurs, les salariés, la collectivité, l’investissement productif ? A l’évidence, c’est ici que prendrait naturellement place un débat sur l’articulation entre plan, exercice par les producteurs et les consommateurs de la démocratie directe à côté de la subsistance de mécanismes de marchés. Il est certain que l’on trouve des textes du Che qui se prononcent fortement contre l’instrumentalisation trop poussée des CDR, voire des syndicats, comme organes de contrôle social. Mais, sous réserve de découvertes inédites dans les papiers non publiés du Che (on pense par exemple à ses notes critiques sur le manuel soviétique d’économie politique qui n’ont jamais été éditées), il apparaît que là réside sans doute l’aspect le plus lacunaire d’une pensée révolutionnaire qui a été par ailleurs l’une des plus globales qui soient.
Cette lacune englobe également la conception de la représentation politique dans la phase de transition : s’il a participé activement à la lutte contre Escalante en 1962, le Che est resté en marge des débats sur l’institutionnalisation du pouvoir, qui a pris la forme de la constitution d’un parti unique à partir des trois composantes que constituaient le Mouvement du 26 juillet, le Directoire étudiant et l’ex-PSP.
– Le deuxième terrain était précisément couvert par les textes que consacra le Che à définir ce qu’est un véritable communiste, et surtout sa pratique de tous les jours contre cette dialectique des avantages matériels réservés aux élites dirigeantes qui a toujours accompagné les processus de bureaucratisation réellement existants. Le débat sur les stimulants matériels dans une société de transition va sou-vent de pair avec les non-débats sur les avantages matériels - dans des sociétés de pénurie généralisée - réservés aux "cadres dirigeants". Au-delà des multiples textes du Che, il ne fait aucun doute que l’immense popularité dont a joui le Che à Cuba, bien avant sa geste héroïque au Congo et en Bolivie, tient aux mille et une anecdotes sur son sens de l’égalité, voire du dépouillement pour lui et ses proches.
Mais cette attitude ultra-rigoriste n’a pas peu contribué à accentuer une certaine forme d’isolement au sein des hautes couches de l’appareil d’Etat cubain. (Sans parler de l’impact évidemment "déplorable" sur les bureaucraties des "partis frères"...)
– Le troisième terrain était la critique implicite, puis de plus en plus explicite (comme dans cet entretien avec les étudiants cubains présents lors d’un séjour à Moscou en novembre 1964), sur le lien étroit établi par le Che entre les positions de la direction soviétique en matière de coexistence pacifique et le nouveau cours économique suivi à la même époque, avec la mise en œuvre des réformes Liberman-Trapeznikov de recours partiels aux mécanismes de marché, ainsi qu’avec le maintien des formes d’échange inégal entre l’URSS et les autres pays, qui seront au cœur du discours d’Alger.
LE CHE ET LE CONFLIT SINO-SOVIÉTIQUE
Le conflit sino-soviétique est totalement synchrone, dans sa phase la plus exacerbée entre 196l et 1967, de ces années décisives d’évolution de la pensée du Che et de prise de distance à l’égard de l’URSS, de sa politique interne de réforme économique et de la coexistence pacifique conçue comme pilier des relations entre Etats (aussi bien Etats-Unis que "pays frères" ou pays du tiers- monde) et aussi comme ligne directrice de conduite et d’alignement du mouvement communiste international.
Là encore, jusqu’au bout, le Che défendra une position singulière au sein d’une direction cubaine qui d’année en année ira vers un alignement sans cesse croissant sur la diplomatie soviétique. On connaît, aussi bien dans le dis-cours d’Alger que surtout dans son message à la Tricontinentale, le thème récurrent des interventions du Che jugeant comme criminelle la politique de conflit initiée entre l’URSS et la Chine, au moment où l’impérialisme américain reprend à partir de 1964-1965 l’offensive contre les luttes de libération en Asie (Viêt-nam), en Afrique (Congo ex-belge) et en Amérique latine (invasion de Saint-Domingue et série de coups d’Etat militaires). On connaît aussi le nombre d’initiatives diplomatiques prises par les Cubains, souvent sous l’impulsion du Che, pour maintenir des liens avec une Chine contre laquelle Moscou va entrer en confrontation de plus en plus violente (le conflit sino-indien où l’URSS appuie diplomatiquement et militairement l’Union indienne date de 1962, la même année que la crise des missiles...)
L’alliance privilégiée - y compris pour organiser très matériellement le soutien des guérillas en Amérique latine (cf. la préparation et l’appui logis-tique de l’opération de guérilla de J. Masseti en 1963 vers le Nord de l’Argentine) - avec le régime d’Ahmed Ben Bella en Algérie, les liens tissés avec les régimes les plus radicalisés en Afrique, le projet de constitution de la Tricontinentale, avec le soutien actif de Mehdi Ben Barka, et même le choix du Che de participer aux opérations de guérilla au Congo ne peuvent pas être complètement intelligibles sans les mettre en perspective avec la volonté d’ouvrir, pour les mouvements révolutionnaires du tiers-monde, une "troisième voie", qui permette de relativiser puis de dépasser le conflit sino-soviétique. Mais également d’ouvrir des marges de manœuvre pour le régime cubain et lui éviter " l’étreinte mortelle " qu’implique le face à face solitaire avec l’Union soviétique.
LE TOURNANT INTERNATIONAL DE 1965
Etendre la révolution en Afrique ou en Amérique latine n’est pas pour le Che, ni pour la direction castriste dans ces années là, une simple question de solidarité : cela découle aussi d’une conviction alors partagée au moins entre le Che et le noyau fidéliste de la direction cubaine : le sort ultime de la révolution cubaine se jouera dans son extension internationale, en Afrique et surtout en Amérique latine.
D’où le soutien, affirmé dès les premières années de la Révolution cubaine, aux mouvements de guérilla en Amérique latine, dont la responsabilité est largement dévolue au Che. Les années 1964-1965, quand le Che quitte ses fonctions officielles à Cuba, sont des années charnières qui marquent l’apogée de la contre-offensive impérialiste : coups d’Etat militaires au Brésil puis en Bolivie, intervention impérialiste au Congo, début des raids massifs au Nord Viêt-nam, intervention des marines à Saint-Domingue, coup d’Etat de Boumedienne en Algérie, puis le coup d’Etat indonésien et l’assassinat de Ben Barka à Paris : la liste est longue, et tragique, des coups portés en quelques mois.
LA STRATÉGIE DU FOCO EN AMÉRIQUE LATINE
Le Che et le noyau de l’équipe de direction fidéliste partagent alors peu ou prou la même conception stratégique sur les modalités opérationnelles d’extension de la révolution latino américaine : les derniers manuels du Che sur la guerre de guérilla ne diffèrent guère, dans leur approche, de ce que Régis Debray écrira dans " Révolution dans la révolution " et qui est directement inspiré de ses entretiens avec Fidel.
Dans l’ensemble de ces textes on remarque une sous évaluation globale du caractère exceptionnel de la victoire du Mouvement du 26 juillet à Cuba : ce caractère exceptionnel tenait à six facteurs combinés :
– Un contexte international où un pays comme le Mexique laisse s’entraîner sur son sol une armée de libération puis continue de servir de base logistique pour le M26 jusqu’à la victoire finale.
– Une armée et un appareil policier du régime Batista qui n’ont pas été réorganisés par l’impérialisme pour faire face à la guérilla rurale.
– L’absence, entre le débarquement du Granma et la victoire contre Batista, de toute intervention militaire américaine massive, directe ou indirecte.
– La liaison forte entre la guérilla et le mouvement urbain qui est la conséquence tant de l’enracinement historique de l’équipe fidéliste que de sa capacité politique à rallier autour de son projet d’autres forces : le Directoire étudiant, mais aussi une partie du PC cubain, le PSP (cf. la montée à la Sierra de Carlos Rafaël Rodriguez)
– L’isolement, à Cuba, mais aussi dans la région, de la dictature Batista et l’entrée en opposition de secteurs significatifs de la bourgeoisie cubaine et des classes moyennes urbaines.
– Enfin, l’ampleur et la spécificité de la question agraire (importance des grandes plantations sucrières).
LA CONTRE-OFFENSIVE IMPÉRIALISTE EN AMÉRIQUE LATINE
A partir du succès de la Révolution cubaine et de sa transcroissance, l’impérialisme américain va adopter un tout autre positionnement stratégique : dès 1962 avec l’épisode de la Baie des Cochons, puis surtout avec le débarquement des marines à Saint-Domingue en 1965, Washington montre sa volonté d’aller jusqu’à l’intervention militaire directe pour bloquer toute extension régionale du processus révolutionnaire.
Dans le même temps, Washington va développer un effort sans précédent de centralisation et d’accumulation des expériences de contre-insurrection : toute une série de fondations et d’instituts liés financièrement au Pentagone et aux agences de renseignement américaines vont s’employer à tirer toutes les leçons des expériences contre-révolutionnaires accumulées par les Anglais (Grèce, Malaisie, Kenya), les Français (première guerre d’Indochine, Algérie) et par leurs propres armées (Philippines, premiers enseignements de la deuxième guerre d’Indochine).
Ce mouvement de réflexion va s’articuler avec la modernisation à marche forcée des appareils militaro-policiers latino américains :
– l’Alliance pour le progrès va servir de cadre au doublement des budgets d’aide militaire et policière ;
– plusieurs dizaines de milliers d’officiers et de policiers seront entraînés dans les centres d’apprentissage de la contre-insurrection basés aux Etats-Unis (Fort Bragg) ou dans la zone américaine du canal de Panama.
Il s’agit de former le noyau central des dispositifs militaro policiers autochtones aux méthodes contre-insurrectionnelles : mise sur pied de troupes spéciales ("rangers"), méthodes d’encadrement des populations civiles paysannes, recours massifs aux formes modernes de renseignement (y compris la généralisation de la torture).
Ce mouvement de professionalisation va se conjuguer avec le rôle politique croissant des appareils militaro-policiers : d’octobre I960 à juin 1966, onze coups d’Etat militaires vont mettre en place des régimes dictatoriaux et policiers dans dix pays du continent (Salvador, Argentine, Pérou, Guatemala, Equateur, Saint-Domingue, Honduras, Brésil, Bolivie et Panama), le tout avec l’appui réitéré des administrations américaines.
Mais les régimes militaires issus de ces coups d’Etat, qui consacrent aussi l’échec des politiques développementistes des années cinquante-soixante (Mouvement cépaliste, politiques nationalistes de l’Apra péruvienne, du MNR bolivien, des gouvernements populistes de Goulart et Quadros au Brésil, etc.) disposeront au sein de leur pays d’appuis sociaux, parfois populaires (cf. la reconnaissance par l’armée bolivienne du début de réforme agraire engagée par le MNR) qui les distingueront radicalement des "dictatures familiales" de la période précédente : Batista à Cuba, Trujillo à Saint-Domingue, Stroessner au Paraguay, Somoza au Nicaragua, Duvalier à Haïti.
Ce n’est pas tout à fait un hasard si, depuis 1959, les seules situations révolutionnaires en Amérique latine qui ont débouché sur la possibilité, même provisoire, pour le mouvement révolutionnaire de prendre le pouvoir par la voie armée, avec un rôle décisif de la paysannerie dans la constitution des zones libérées et des armées révolutionnaires, se sont développées dans ces pays (Cuba 1959, Saint-Domingue 1965, Nicaragua et Amérique centrale 1979-1982). Ces "dictatures familiales" s’appuyaient sur des armées qui étaient en fait des milices privées. Leur comportement prébendier avait entraîné des ruptures successives et cumulatives au sein de leurs propres bourgeoisies, entrées en opposition. Ces dictatures avaient poussé au paroxysme l’explosivité de la question agraire en combinant maintien de la grande propriété, poli-tique institutionnelle de terreur blanche et parfois question indigène.
Enfin, à des moments particuliers, ces régimes ont été partiellement délégitimés sur la scène régionale ou inter-nationale, rendant plus complexe l’intervention directe des Etats-Unis ou favorisant l’obtention d’appuis régionaux aux mouvements révolutionnaires (cf. le rôle complexe du Mexique dans les crises centro-américaines de la fin des années soixante-dix).
Par contraste, on mesure la faiblesse des analyses que le Che, Castro ou l’ensemble de la gauche révolutionnaire (y compris le mouvement trotskiste) ont pu développer, entre 1965 et 1967, sur ces dictatures militaires et les moyens de les affronter. Dans des pays comme la Bolivie, le Pérou, ou à plus forte raison le Venezuela, le Brésil ou l’Argentine (qui était sans doute l’objectif final d’intervention que s’était fixé le Che avant même le choix de la Bolivie), il était impossible d’assimiler ces dictatures, pour sanguinaires qu’elles soient, à des dictatures militaires étrangères ou complètement "fantoches" permettant de reproduire, grosso modo, le schéma des luttes de libération nationale qui avaient prévalu en Asie ou en Afrique après la seconde guerre mondiale.
Il y eut aussi sans doute l’illusion forte de croire que la création de un, deux, trois focos, dans leur phase d’accumulation de force initiale, conduirait obligatoirement les Etats Unis à intervenir militairement de façon massive et modifier ainsi du tout au tout le contexte d’affrontement régional. Cela explique aussi que le projet bolivien du Che, au moins dans sa phase initiale, avant la trahison du PCB, se proposait, plutôt que d’engager directement les hostilités, de créer un centre régional pour entraîner les guérillas de la région qui devaient ensuite essaimer vers différentes régions de Bolivie (Alto Béni, Chaparé) mais aussi vers le Pérou, le nord de l’Argentine (reprenant le vieux projet de Masseti), voire le Brésil pour y ouvrir simultanément plusieurs fronts.
FIDEL ET LES PC LATINO AMÉRICAINS
Il s’agissait à l’évidence d’un projet de longue durée, destiné dans l’esprit du Che à créer réellement les conditions d’un "deuxième ou d’un troisième Viêt-nam" pour reprendre les termes de son discours à la Tricontinentale.
Mais, au-delà du jugement que l’on peut porter sur le projet stratégique militaire, on ne peut manquer de continuer d’être frappé, trente ans après la mort du "guérillero héroïque" et de ses compagnons d’armes, de deux décalages majeurs et tragiques :
– Le premier tient à l’abîme qui sépare l’ampleur du projet des moyens mis à la disposition du Che par l’appareil cubain pour le réaliser,
– Le deuxième tient aux illusions entretenues par Fidel et par le petit noyau des appareils de sécurité castriste en charge du projet, à la fois sur la situation en Bolivie et surtout sur leur capacité de faire "basculer" tout ou partie du PC bolivien, voire d’autres PC de la région, et de bénéficier d’une forme de "non-intervention" de la direction soviétique.
Sans doute, une fois encore, a sévi l’idée que pouvait se répéter le scénario cubain qui avait vu une partie du PSP rejoindre la Sierra.
Mais les temps ont changé. Les circonstances de la trahison du secrétaire général du PC bolivien (aujourd’hui businessman à Moscou, où il s’est réfugié depuis trente ans) ont été assez vite connues : tout au long de l’année 1967, lors de ses séjours à Cuba, Mon-je s’engage auprès de Castro à soutenir le projet du Che en Bolivie. Mais fin décembre Monje coupe les ponts avec la guérilla (cf l’entrevue Monje-Che du 31 décembre 1966) et exclut du PCB les quelques militants qui continuent de la soutenir (les frères Peredo, Loyola Guzman, les frères Vasquez Viana, etc.).
LE TOURNANT OBSCUR DU PRINTEMPS 1967
Aujourd’hui, même si toutes les archives soviétiques ne sont pas ouvertes (on pense par exemple au compte rendu de la visite à la Havane de Kossyguine en juillet 1967), les témoignages de certains anciens responsables soviétiques, corroborés par les archives déclassifiées de la CIA, jettent une lumière crue sur la tragédie bolivienne et le rôle des uns et des autres.
Au niveau des moyens mis en œuvre par l’Etat cubain, on pourrait presque s’en tenir à la nouvelle préfa-ce que François Maspero a écrit en 1995 pour la réédition du Journal de Bolivie. Texte très sobre, et modèle d’honnêteté et de clairvoyance, qui prend toute la mesure de ce "tournant obscur" qui se passe dans la direction castriste entre le printemps et l’été 1967, et qui sera confirmé par les nouveaux témoignages recueillis par des auteurs comme Kalfon et surtout Anderson et Castaneda.
Selon une évaluation interne de la CIA, l’investissement dans la totalité du projet bolivien n’aurait pas excédé 500.000 dollars, somme dérisoire au regard du projet "continental" envisagé. Il n’y aura pas plus de quatre cadres "traitant" l’affaire bolivienne au niveau de l’appareil de sécurité cubain, et guère plus d’hommes de liaison avec la Bolivie. Au moment du début des combats, en mars 1967, alors qu’une partie du réseau de soutien urbain est " brûlé " ("Tania"), les Cubains font revenir dans l’île le dernier agent de liaison du réseau urbain (" Ivan "). Il ne repartira jamais en Bolivie ni ne sera remplacé.
Il est maintenant avéré que le PC bolivien, par le biais de ses dirigeants centraux, Kolle et Monje, avait dévoilé, plusieurs mois avant l’entrée du Che en Bolivie, le projet bolivien à leurs homologues des autres PC du Cône Sud ainsi qu’aux Soviétiques. Ils avaient d’ailleurs fait de même en 1963, au moment du transit par la Bolivie des équipes de Masseti et de Béjar respectivement en route vers le nord de l’Argentine et vers le Pérou pour y implanter des foyers de guérilla.
Au printemps et à l’été 1967, alors que la junte bolivienne et la CIA savent que le Che est en Bolivie, et tandis que la direction du PCB organise un véritable cordon de sécurité pour empêcher que ses militants soient informés et puissent rejoindre la guérilla, la Havane fait l’étrange choix de ne pas dévoiler urbi et orbi la présence du Che en Bolivie, y compris à l’occasion de la conférence de l’OLAS en août 1987. Alors que la junte bolivienne a déjà exhibé à une réunion de l’OEA les photos du Che trouvées dans les caches de Nancahuazu.
Au même moment, Castro et les responsables de la sécurité cubai-ne démobilisent sans explication, quelques jours après la visite de Kossyguine en juillet 1967, le "commando de secours" formé pour aller en cas de besoin "exfiltrer" de Bolivie le Che et ses compagnons survivants.
Les Soviétiques ont alors manifestement mis dans la balance la menace d’interrompre brutalement leur aide au régime cubain en cas "d’aventure". Tous les témoignages concourent à indiquer que ce sont les dirigeants soviétiques qui ont poussé les dirigeants du PCB à ne pas rompre immédiatement avec la direction castriste quand celle-ci leur a dévoilé l’essentiel du projet bolivien, mais d’attendre d’être sur place pour organiser la rupture et l’isolement de la guérilla.
Tout était en place désormais pour que le piège bolivien puisse se refermer sur le Che et ses compagnons. Mais on comprend mieux aujourd’hui, à la lumière des derniers témoignages et ouvrages publiés, le lien historique et dramatique qui relie les positions prise par le Che à propos du débat économique à Cuba et ses positions internationalistes. Son discours d’Alger, et la crise qui en a résulté au sein de la direction cubaine, mais aussi la décision de Fidel de rendre publique sa fameuse lettre d’adieu alors qu’il se trouve au Congo, ne laisseront pas d’autre choix au Che que de rechercher à tout prix un nouveau champ le bataille.
LE CHE, UN RÊVEUR DE JOUR
Nous avons rappelé brièvement, et donc parfois sans pouvoir entrer dans toutes les nuances ou explications nécessaires, quelques unes des erreurs stratégiques qui furent celles du Che (et quelquefois les nôtres).
Mais nous voulons, pour conclure provisoirement, dénoncer une fois encore ces jugements à l’emporte pièces sur l’aspect prétendument "mystique", "illuminé" de sa démarche politique. Le Che, ministre ou guérillero, à l’heure de la victoire ou de la défaite, n’a jamais mesuré la distance qui sépare le possible du nécessaire à l’aune du réalisme, de la médiocrité ou de l’ambition personnelle. En ce sens, il a sans doute été pour beaucoup de politiques professionnels " un rêveur ".
Ce mot, dans leur bouche, vaut habituellement condamnation, sans appel... Nous le revendiquons comme Ernst Bloch célébrait les "rêveurs de jour" : "Celui qui rêve le jour est visiblement différent de celui qui rêve la nuit. Celui qui rêve les yeux ouverts poursuit souvent des chimères et s’égare. Mais il ne dort pas et ne sombre pas dans les brumes de la nuit."
Dans ce terrible et court XXe siècle, commencé en 1914 et qui s’est achevé avec l’effondrement du bloc soviétique, il y eut heureusement quelques uns des ces "rêveurs de jour" pour dire Non.
Non à la barbarie de la guerre mondiale. Non à la barbarie du stalinisme. Non à la barbarie du nazisme. Non à la barbarie impérialiste.
Beaucoup d’entre eux sont morts assassinés. Les plus connus s’appelaient Luxemburg, Nin, Trotsky, Guevara. Et tous les autres, anonymes, tous les Nôtres...
Critique Communiste n°151, hiver/printemps 1998
Bibliographie limitée :
– Che Guevara, Œuvres, en 6 volumes, petite collection Maspéro.
– Humberto Vasquez Viana, Hum-berto Aliaga Saravia, Bolivia, ensayo de revolucion continental (ronéoté, Paris, 1970).
– Régis Debray, La guérilla du Che, Seuil, 1974.
– François Maspéro, préface à l’édition 1995 du Journal de Bolivie, La Découverte.
– Pierre Kalfon, "Che", Ernesto Guevara, une légende du siècle, Seuil, 1997.
– John Lee Anderson, Che Guevara, una vida revolucionaria, Emece, 1997.
– Jorge G. Castaneda, La vida en rojo, una biografia del Che Guevara, Alfaguara, 1997.