Le gouvernement Bush prétend n’avoir aucune ambition impérialiste, mais cela est infirmé par ce que le monde voit : une agression non provoquée en Irak et les opérations visant à la domination mondiale. De plus le gouvernement Bush se distingue de la tradition états-unienne établie aux premiers temps de la République et durant l’époque coloniale antérieure.
Comparons ce que disait George W. Bush, « Nous ne recherchons pas l’établissement d’un empire », l’affirmation de Colin Powell, « nous n’avons jamais été impérialistes », et la déclaration de Donald Rumsfeld, « Nous ne pratiquons pas l’impérialisme », avec les déclarations sincères des Pères Fondateurs, lesquels proclamaient leurs aspirations impériales. George Washington avait appelé la nouvelle nation « l’empire en ascension ». John Adams disait qu’elle était « destinée » à se répandre sur toute l’Amérique du Nord. Thomas Jefferson, pour sa part, la considérait comme « le foyer à partir duquel toute l’Amérique, le Nord et le Sud, doit être peuplée ».
Les Pères Fondateurs ne craignaient pas de révéler que l’expansion territoriale était leur priorité. Ils proclamaient leur projet d’étendre la nation naissante vers l’ouest jusqu’au fleuve Mississipi et au-delà. Ils envisageaient de saisir la Floride faiblement tenue par l’Espagne. Ils étaient d’accord pour considérer que le Canada devait être annexé. Dès 1761, Benjamin Franklin avait des projets d’agression contre Cuba et contre le Mexique, et plus tard il s’est joint à Samuel Adams dans ses manœuvres pour happer les Antilles. Jefferson est allé jusqu’à déclarer que les Etats-Unis avaient le droit d’interdire à d’autres pays de naviguer dans les eaux du Gulf Stream, aussi bien du côté du Golfe du Mexique que dans l’Océan Atlantique, sous le fumeux prétexte que ces courants chauds étaient le prolongement du fleuve Mississipi.
Les actes des Pères Fondateurs étaient en concordance avec leurs aspirations déclarées. George Washington a manœuvré pour provoquer la Guerre française et indienne au nom du roi George II et pour favoriser la spéculation foncière en Virginie. Les propriétaires terriens, et parmi eux Washington, avaient pour objectif la vente de terre et l’installation de colonies à l’ouest des Appalaches, mais les Indiens et leurs alliés français occupaient déjà ces terres-là. Après que les Français eussent refusé de se retirer au-delà de la haute vallée de l’Ohio, Washington, alors âgé de 22 ans, a conduit un détachement de 160 miliciens colons originaires de Virginie vers le territoire en dispute. Bien que la guerre n’ait pas été déclarée, Washington et ses hommes ont attaqué de nuit un campement où se trouvaient 31 Français ; selon la France il s’agissait d’une délégation diplomatique. Dix d’entre eux, dont le chef de la mission, ont été tués. Cette agression constitue ce que les livres d’histoire américains appellent la Guerre française et indienne, mais beaucoup d’historiens l’appellent la Guerre de sept ans (1754-1761) et d’autres l’appellent la Grande guerre pour l’empire, faisant référence au fait que le conflit en Amérique du nord n’était qu’une partie de la guerre totale pour la domination mondiale, entre la Grande-Bretagne et la France plus leurs alliés respectifs, qui se déroulait sur trois océans et sur trois continents.
Le Traité de Paris qui conclut la guerre prive la France de tous ses territoires d’Amérique du nord et « réalise les rêves les plus chers des initiateurs de l’empire américain », selon Richard W. Van Alstyne dans « The Rising American Empire » (1960). « Tout le futur de l’embryonnaire empire américain est basé sur le triomphe de 1763 ».
Plusieurs des Pères Fondateurs ont tiré des bénéfices financiers de l’ouverture des territoires de l’ouest. Washington a racheté des droits sur certaines terres qui avaient été données à ses soldats comme salaires, et il avait aussi des participations dans les investissements immobiliers spéculatifs d’alors, dont l’Ohio Company, la Mississipi Company et la Great Dismal Swamp Company.
Franklin a également participé à la spéculation foncière dans l’ouest, même s’il a déclaré à la House of Commons que ses compatriotes américains ont vécu dans une « paix parfaite avec les Français et les Indiens », qu’il n’était pas intéressé par les conflits territoriaux entre Britanniques et Français, et qu’il avait généreusement secouru les Britanniques dans ce qui était « en fait une guerre britannique » pour étendre le marché de quelques manufacturiers anglais. La falsification des motivations et des événements a permis d’établir une tradition de couvertures officielles, de distorsions, de mensonges éhontés qui se sont multipliés et qui se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui.
Franklin, qui -selon Gerald Stourzh, auteur de « Benjamin Franklin and American Foreign Policy » (1954)- mérite le titre de « Premier grand expansionniste américain », soutenait l’expansionnisme avec enthousiasme, non seulement vers l’ouest, mais également vers le nord et vers le sud. Editeur de l’hebdomadaire Pennsylvania Gazette en 1741, il soutint la participation de 3600 colons, la plupart originaires de Pennsylvanie, dans une attaque des Britanniques contre le port espagnol de Carthagène, en Colombie. Le siège de trois mois s’est terminé par un échec. Mais les expéditions de pirates originaires de Philadelphie ou d’autres ports ont permis le pillage d’environ 2500 navires marchands espagnols et français ; et cela a rapporté d’énormes profits aussi bien pour les corsaires que pour la marine marchande qui exportait des produits vers les Caraïbes en échange de sucre et de mélasse pour les distilleries coloniales.
Franklin considérait les produits de ces distilleries comme utiles pour nettoyer l’Amérique du nord des Indiens qui empêchaient l’expansion coloniale. « Si c’est le dessein de la Providence d’extirper ces sauvages de façon à faire de la place pour les cultivateurs de la terre, il est probable que le rhum soit le moyen adéquat », écrit-il. D’autres Pères Fondateurs rejoignent Ben[jamin Franklin] dans sa justification du nettoyage ethnique, en diabolisant les Indiens américains, décrits comme des « bêtes prédatrices » (Washington), comme des animaux de chasse « attirés par le sang » [« blood hounds »] (John Adams) et comme de « sauvages et impitoyables Indiens » (Jefferson).
Le nettoyage ethnique n’était pas réservé aux seuls Indiens. Les colons français d’Acadie, comme on appelait alors les provinces côtières du Canada, étaient considérés comme des Indiens. La colonie virginienne de Jamestown, en 1613, six ans à peine après sa fondation, a attaqué et détruit la colonie française de Port Royal, dans l’actuelle Nouvelle-Ecosse[appelée Acadie par les Français]. En 1654 le Massachusetts a attaqué plusieurs colonies acadiennes. En 1690 et 1691, Boston a organisé des expéditions en Acadie. Et en 1709 des colons de la Nouvelle Angleterre se sont joints aux forces navales britanniques pour envahir l’Acadie et s’approprier de la ville de Port Royal qui avait été reconstruite.
L’occupation de l’Acadie lors de la Guerre française et indienne et la déportation en masse des Acadiens francophones ont ouvert la Nouvelle-Ecosse aux colons et aux spéculateurs originaires de Nouvelle Angleterre. « Un grand afflux de familles d’agriculteurs, principalement originaires de la vallée du Connecticut, s’est produit les années suivantes, de telle sorte que la ‘‘Nouvelle Ecosse’’ est en fait devenue une extension de la Nouvelle-Angleterre », note l’historien Van Alstyne.
Cependant les Américains n’étaient pas encore satisfaits. Ils voulaient tout le Canada. La Guerre d’Indépendance leur offrit cette opportunité. Le Congrès Continental approuve des résolutions défendant la « libération » et l’annexion du Canada. Les Américains ont envahi le Canada, bien qu’il demeurât neutre dans le conflit entre les colonies et la Grande-Bretagne. L’objectif était l’extension territoriale, comme John Adams l’a clairement exprimé lorsqu’il a écrit que « le Canada doit nous revenir ; le Québec doit être pris ».
Après l’échec de l’invasion, le Congrès a envoyé Franklin et deux autres délégués pour inviter les Canadiens à rejoindre l’Union américaine - sans succès. Lors des négociations du Traité qui mit un terme à la Guerre d’Indépendance, Franklin faisait valoir que le Canada était absolument nécessaire pour la « sécurité » des Etats-Unis. Il affirmait que la Grande-Bretagne devait céder le Canada pour régler la question des réparations, comme gage de sa sincérité dans la réconciliation, pour éviter une discorde postérieure et pour sceller une alliance avec les nouveaux Etats-Unis.
Frustrés en raison du refus britannique de céder le Canada pacifiquement, les Américains ont par la suite essayé de le saisir par la force. L’ex-président Jefferson accueillit favorablement la guerre de 1812 [entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne] parce qu’elle offrait l’occasion d’ôter à la Grande-Bretagne « toutes ses possessions sur ce continent ». Le Canada a été envahi à plusieurs reprises, en vain ; après l’incendie du parlement provincial à York, aujourd’hui Toronto, les Britanniques ont en représailles incendié les bâtiments du gouvernement à Washington.
Les Etats-Unis n’ont pas eu plus de considération pour les Canadiens en 1812 qu’ils n’en avaient eu neuf ans plus tôt pour les 100 000 habitants concernés lors de l’achat de la Louisiane. Dans les deux cas le principe démocratique de l’auto-détermination et du gouvernement fondé sur le consentement des gouvernés a été considéré sans intérêt. Jefferson, supposé égalitariste, jugeait que « nos nouveaux compatriotes sont encore aussi incapables d’auto-gouvernement que des enfants ».
Jefferson considérait l’expansion indispensable pour la perpétuation des vertus républicaines dans « l’empire de la liberté » qu’il envisageait comme devant s’étendre à l’Amérique du nord et à l’Amérique du sud, avec des concitoyens partageant les mêmes aspirations. Son argument était que l’expansion neutraliserait les voisins dangereux et offrirait une continuité territoriale avantageuse pour une population d’agriculteurs américains en augmentation. Donc, après l’achat de la Louisiane qui a doublé le territoire des Etats-Unis, il insistait en disant que la « sécurité nationale » requérait la séparation de la Floride occidentale de l’Espagne.
Albert K. Weinberg, dont l’ouvrage « Manifest Destiny : A Study of Nationalist Expansionism in American History » (1935) reste une référence de la chronique de l’impérialisme états-unien, notait déjà que, « malgré le doublement du territoire des Etats-Unis, l’intégration de la Louisiane n’a pas provoqué un arrêt de l’expansionnisme ». Au contraire les Américains continuaient de considérer que les frontières naturelles de la nation se trouvaient « loin au-delà des frontières déjà établies ». « L’appétit était venu en mangeant ».
Et cela continue jusqu’à aujourd’hui. L’expansionnisme a changé au cours des temps dans ses modalités, de la conquête et colonisation de territoires contigus jusqu’à des expéditions compulsives outremer, vers les marchés, les matières premières et les investissements avantageux. L’appétit de l’élite au pouvoir pour la domination économique et politique n’a jamais cessé de croître conformément à une tradition remontant à plusieurs siècles. Malgré les affirmations de certains fonctionnaires du régime de Washington, aujourd’hui, comme toujours, l’impérialisme est aussi américain que l’apple pie.
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Traduction : Numancia M. Poggi
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Source : Monthly Review mai 2005
http://www.monthlyreview.org/0505macdougall.htm