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Union européenne

L’autre impérialisme

lundi 19 janvier 2004, par François Vercammen

Dans la crise qui les oppose aux Etats-Unis, les bourgeoisies européennes cherchent la légitimité perdue d’une Europe antisociale dans l’image d’une Union européenne "alternative", faisant contrepoids à l’"Amérique ".

On se souvient des semaines qui ont précédé l’invasion par l’armée étatsunienne de l’Irak : la France et l’Allemagne parvenaient à construire une coalition avec la Russie (et avec une Chine plus réticente), isolaient et battaient le gouvernement des Etats-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU, devant une opinion mondiale médusée. Dans la foulée, ils bloquaient, à l’Otan, l’engagement militaire de la Turquie. Si Bush a gagné la guerre en Irak, politiquement et "moralement", c’est pour lui un désastre. Jusqu’à aujourd’hui, et malgré l’arrestation de Saddam Hussein, la corrélation des forces politiques et idéologiques lui est restée défavorable.

Ce qui, au départ, était de l’opportunisme électoral (Schroeder) ou politico-culturel (Chirac) a eu un impact considérable et durable. Il y avait certainement un pari politique. Le résultat n’étant pas garanti d’avance, seule l’action pouvait révéler les évolutions latentes et contradictoires à l’oeuvre dans le dispositif impérialiste global.

Frictions transatlantiques

Mais la preuve est là : au moment où la superpuissance étatsunienne atteint sa posture "globale", l’Europe se dégage de son emprise cinquantenaire (depuis 1945). La multiplication tous azimuts des frictions "transatlantiques" prend aujourd’hui une dimension politique forte : la nouvelle stratégie suprématiste des Etats-Unis (qui date d’avant la présidence de Georges W. Bush) se confronte à une Europe dont l’objectif est précisément le passage d’une économie forte à un proto-Etat supranational (européen).

Ce nouvel aspect de la situation mondiale n’est pas ou peu perçu et encore moins décrit ou analysé, dans sa double dimension : les limites et les contradictions de la superpuissance étatsunien-ne ; l’émergence de l’autre impérialisme, européen, qui se dote d’un appareil d’Etat supranational à la mesure de sa force économique.

L’analyse marxiste révolutionnaire a une longue et riche tradition à propos de l’impérialisme, depuis la fin du XIXe siècle : Parvus, Hilferding, Kautsky, Boukarine, Luxemburg, Lénine, Trotsky... Ce dernier avait remarquablement senti, dès 1920, la nouvelle configuration des contradictions interimpérialistes issues de la guerre de1914-1918 : le face-à-face Etats-Unis-Europe et, sur le continent européen, les rivalités entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France (1). L’écla-tement d’une nouvelle guerre mondiale entre les grandes puissances semblait inévitable à court terme, à moins que le prolétariat la devance. Pour résister à la force croissante du "jeune" capitalisme étatsunien, il fallait de toute manière une unification de l’Europe. La maîtrise des contradictions sur le continent européen ne pouvait se réaliser que par la guerre et la dictature fasciste ou par la révolution socialiste en Europe ; toute autre variante étant exclue.

Dès le début des années 1970, Ernest Mandel renouvelait substantiellement l’analyse : "La fusion des capitaux l’emporte au niveau continental, mais la concurrence impérialiste intercontinentale s’en trouve d’autant plus aiguisée." (2) "Les concurrents européens et japonais n’ont une chance de survivre comme formations indépendantes que [...] s’ils mettent sur pied, au moins en Europe de l’Ouest, un Etat fédéral qui contrebalance politiquement et militairement les Etats-Unis." (3)

Il faut rappeler que l’Union européenne (UE) est un géant économique et financier, une structure impérialiste dense héritée des plus vieux pays colonisateurs (Pays-Bas, Angleterre, Espagne, France, Belgique), avec une tradition militariste millénaire. Sur cette base économique élargie et renforcée, les grands groupes européens (regroupés dans l’ERT, la table ronde des industriels) se sont mis d’accord, dès le milieu des années 1980, pour avancer vers un marché unique et, dans la foulée, créer une monnaie unique (l’euro). A partir de là, la formation d’un Etat européen a débuté, pas à pas, non sans difficultés, mais consciemment. Malgré le discours des "euro-euphoristes", le processus n’a rien d’automatique. Tout progrès substantiel implique un transfert de prérogatives nationales. Les classes dominantes et leurs appareils étatiques ont une longue histoire d’affrontements derrière eux. L’UE reste traversée de contradictions de toutes sortes. Cela n’est pas compensé par une conscience européaniste de masse ou une base solide dans une bourgeoisie européenne unifiée. Les politiques néolibérales antisociales des vingt dernières années ont miné toute légitimité populaire "moderne".

Il y a deux malentendus. D’abord, l’Etat supranational ne sortira pas d’un seul coup, d’un "grand chambardement" ou d’un soudain accord général entre les Etats. Son mode d’avancement se déroule devant nos yeux : c’est un processus accidenté dont la crise est le levier. L’appareil d’Etat supranational qui se met en place n’est pas et ne sera pas la copie de la structure de l’Etat national que nous connaissons. Attendre son avènement ou attendre la prochaine crise qui mènerait à l’effondrement ou à l’éclatement, c’est se leurrer. Le développement de l’UE consiste en une série de batailles pour des objectifs déterminés où le rapport de forces, la hiérarchisation des pays membres, les opportunités tactiques ou de grands événements jouent un rôle déterminant. Le mécanisme tient parce qu’il y a de gros intérêts en jeu. Parce que chaque pays trouve son avantage grâce au renforcement de l’UE. L’Allemagne joue à nouveau un rôle dans la politique mondiale, ce qui serait inimaginable autrement. L’Irlande, la Pologne, l’Etat espagnol "progressent" par la manne des subsides, etc. La petite Belgique paralyse l’Otan par son veto (dans l’affaire turque).

C’est cette "gouvernance", taillée sur mesure, qui permet à l’UE actuelle de s’imposer dans l’arène mondiale, pour la première fois depuis plus de cinquante ans. Et, à l’intérieur, de posséder une mécanique institutionnelle qui brise, par en haut, les acquis sociaux de cent ans de lutte de classe gagnés dans chaque pays membre. L’adoption de la Constitution des Giscard, Schroeder, Blair et Prodi vise à consolider cette armature institutionnelle, issue de ce rapport de forces. La crise actuelle - mais sans doute, récurrente - au sein du bloc "transatlantique" est du pain béni pour l’UE. Pour la première fois depuis des décennies, les opinions publiques européennes se détournent massivement des Etats-Unis. Les hautes sphères en Europe ne manqueront pas d’exploiter l’image d’une UE "alternative", faisant contrepoids à l’"Amérique".

Du point de vue du capital, l’UE est un très grand succès. Du point de vue du travail, c’est un désastre. L’UE est un vrai danger. Malheureu-sement, il est à peine perçu, pas pris en compte, sous-estimé. Sans renverser cette tendance, on ne prendra pas la mesure de la situation et l’effort politique à entreprendre.

François Vercammen


1. Léon Trotsky, L’Europe et l’Amérique ; Où va l’Angleterre ?, Anthropos, 1971(rééd).

2. Ernest Mandel, Le Troisième âge du capitalisme, Editions de La Passion, 1997, p.264.

3. Ibidem, pp. 267-268.

Rouge 2046 08/01/2004