par CORCUFF Philippe
Paru dans l’hebdomadaire Politis n°994, édition du 20 mars 2008.
La gauche radicalement mélancolique n’a pas grand-chose à voir avec la béchamel mélancolique que nous a récemment servie le conseiller en inintelligence de Ségolène Royal dans son dernier opuscule, Ce grand cadavre à la renverse. Á la différence de BHL, elle ne se complaît pas dans le dernier chic du renoncement à l’émancipation. Elle n’a pas perdu ses idéaux, mais son rapport au monde apparaît lesté par les longues douleurs et les éclats de bonheur du passé. Elle sait qu’il y a eu des moments intenses qui ont laissé des traces dans nos imaginaires : 1848, 1871, 1936, 1945, 1968… Elle ne méconnaît pas les acquis sociaux et sociétaux conquis de hautes luttes, et que justement le rouleau compresseur néolibéral s’efforce d’éliminer au nom d’une « modernité » patronalement orientée. Mais elle est bien obligée de constater que, depuis presque deux siècles, d’expériences locales noyées dans les logiques dominantes en impasses totalitaires, d’institutionnalisations affadissantes en rêveries gauchistes sans effets, l’espérance d’une société non-capitaliste sur des bases démocratiques et pluralistes a échoué.
La gauche radicalement mélancolique comprend qu’il n’y va pas seulement des méchants oppresseurs et de leurs méchants médias - même si ce sont bien des composantes du problème -, mais aussi de nous, collectivement et individuellement. Si elle demeure déterminée, elle n’est donc point arrogante. Sa ténacité s’est aiguisée à ses fragilités. Elle n’est pas, non plus, nostalgiquement enfermée dans le culte du passé, mais face aux évidences d’un présent capitaliste qui se croit éternel, elle n’hésite pas à puiser de manière critique dans les traditions libératrices d’hier. « Et mon passé revient du fond de sa défaite », chante Charles Aznavour dans « Non je n’ai rien oublié » ! Ce pourrait être son emblème.
La gauche radicalement mélancolique ne prise guère les langues de bois et les solutions toutes faites. Elle est en quête, elle explore, elle tâtonne. Elle espère une autre gauche, une vraie gauche, mais ne croit plus les beaux parleurs sur leur seule bonne mine. Elle cherche dans les universités populaires, elle agit dans les réseaux associatifs, elle colère dans la rue, elle lit Politis, elle furète sur Internet… Elle a eu plaisir à participer à dégommer quelques caciques UMP aux dernières élections municipales, mais la gueule de ravis des anciens et nouveaux notables socialistes n’est pas loin de la faire vomir.
Cette gauche radicalement mélancolique ne sait peut-être pas qu’une rappeuse de 24 ans, altermondialiste et marseillaise d’origine argentine, fait écho à ses combats, ses aspirations, ses doutes. Après le magnifique Entre Ciment et Belle Étoile (2006), Keny Arkana nous offre d’autres interférences avec nos sonorités intérieures et nos cris collectifs dans son tout nouvel album, Désobéissance.
Le monde est à changer, radicalement : injustices sociales et inégalités internationales (« Apartheid social et culturel »), déchirures écologiques de la planète (« Terre mère, patrimoine ancestrale de vie, considérée comme une vulgaire marchandise à leur service ») et mal-être intime (« Expulsés de nos villes comme expulsés de nos vies »). La démocratie se rétrécit et échappe de plus en plus aux peuples (« C’est le jeu de l’illusion que vous appelez démocratie »). Sous la tutelle des puissants, le présent obère le futur (« Á cause de leurs profits immédiats l’avenir est gâché »). Il est urgent de résister : « Ils veulent dessiner l’apartheid, on dessinera le maquis. »
« Ré-veil-lez vous ! » lance Keny dans une logique de « Désobéissance civile », son premier titre. Pour cela, contre l’effacement de l’histoire des vaincus (le « Nouvel Ordre mondial », « A tué la mémoire pour mieux tuer l’avenir »), les luttes anticipant demain proposeront une alliance mélancolique entre le passé humilié et les possibles futurs. Au carrefour d’un messianisme juif laïcisé et d’un marxisme hétérodoxe, le philosophe Walter Benjamin notait déjà dans ses thèses Sur le concept d’histoire (1940), peu de temps avant de se suicider à la frontière franco-espagnole en fuite devant le nazisme : « Á chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. »
Mais les obstacles à l’émancipation ne se situent pas uniquement dans « le système » et « les puissants » qui en profitent : « Le système est un mirage. » Les ordres dominants savent se rendre désirables et nous rendre complices de ce qui nous écrase. Au XVIe siècle, Étienne de La Boétie détonait avec son libertaire Discours de la servitude volontaire. Au XXe siècle, Pierre Bourdieu parlera de « violence symbolique ». Ainsi, ce serait également une certaine participation des opprimés à leur propre oppression qui donnerait une telle longévité aux diverses formes historiques de la domination. Les lyrics de Keny rebondissent « Les barrières sont là, dans nos têtes, bien au chaud » ou encore « On s’est construit nos propres prisons/Enfermés dans les forteresses de nos ego ».
Pas de transformation du monde sans travail sur soi (« Il faut garder sa vigilance pour ne pas s’éloigner de soi »), donc, mais pas de changement de soi sans implication dans l’action collective. « La vraie révolution sera le changement de nos êtres », individuellement et collectivement, indissociablement. « Réapproprions-nous nos vies », contre l’hégémonie de la loi du profit et contre les pouvoirs étatiques. Chez Keny, pas de recette définitive : ni bons politiciens, ni bon État. Car « La révolution totale n’est pas qu’un but, c’est un chemin et une quête ».
Cette double révolution spirituelle et sociale a à voir avec l’expérience de nos défaillances. L’ordre recourt à la lâcheté de la force brutale (« Tout comme les larmes, les faiblesses/N’ont pas de place dans leur système »), l’émancipation valorise la force convergente de nos fragilités. Après tant de cul-de-sac historiques, Keny pointe légitimement le risque que nos solutions ne ressemblent trop à ce qu’elles prétendent remplacer : « On nique pas le système en voulant le détruire, on nique le système en construisant sans lui ». La Boétie, encore lui, formulait il y a bien longtemps cette énigme, qui semble encore la nôtre : comment « chasser le tyran » sans « retenir la tyrannie » ?
La gauche radicalement mélancolique entend tant de discours convenus et aseptisés, sans vie, y compris dans les gauches anti-libérales qui ont davantage sa sympathie, tant de slogans ivres de leurs pauvres certitudes, que l’énergie rageuse et poétique du flow de Keny Arkana apparaîtra plus à même d’alimenter ses questionnements. Elle y trouvera aussi des contradictions, des hésitations, voire des jugements péremptoires et des stéréotypes, participant de son humaine fragilité.
* Distribué par Because, disponible le 7 avril 2008.
P.-S.
Paru dans l’hebdomadaire Politis n°994, édition du 20 mars 2008.