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Elisabeth Badinter

Du haut de son salon

Josette Trat

lundi 16 juin 2003

Depuis plusieurs mois, quelques intellectuels dénoncent les méfaits du féminisme contemporain qui aurait trahi le projet libérateur qui était le sien dans les années soixante-dix. Dans ce concert orchestré par les médias, se distinguent Marcela Iacub, Hervé Le Bras (1), et plus récemment Elisabeth Badinter ("Fausse route", Odile Jacob, 2003).

La thèse développée depuis quelques mois par Marcela Iacub, Hervé Le Bras,et plus récemment par Elisabeth Badinter, de manière plus ou moins sophistiquée se résume à trois idées forces : les féministes font de toutes les femmes des victimes et laissent penser que tous les hommes sont des
bourreaux ; le féminisme actuel est dominé par le courant essentialiste (2) ; les féministes d’aujourd’hui diffusent une morale répressive incapable de prendre en considération les évolutions actuelles de la sexualité.

Elisabeth Badinter dresse l’acte d’accusation de ce nouveau féminisme réactionnaire à partir de trois éléments : la bataille pour la parité, la campagne menée contre les violences envers les femmes à partir de l’enquête sur les violences envers les femmes en France (Enveff) et, enfin, les
prises de position d’une majorité de féministes contre la légalisation d’un statut de prostitué-e.

Pour Badinter, le point de départ de cet égarement remonte à la campagne en faveur de la parité, au début des années 1990. Soucieuses de défendre non pas l’égalité des hommes et des femmes mais d’abord les femmes en tant que mères, les féministes différencialistes2 auraient étendu leur influence
dans tous les domaines, inspirant les associations féministes comme les politiques gouvernementales. S’il est difficile de répondre en quelques phrases sur cette question, force est de constater cependant que ce débat n’a introduit aucun bouleversement dans la vie politique en France, ni aucun bouleversement théorique dans le mouvement féministe. En revanche, nous n’avons jamais entendu madame Badinter apporter son soutien aux campagnes menées par le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) dénonçant la continuité des politiques gouvernementales en matière
d’incitation des mères de trois, puis de deux, puis d’un enfant à quitter totalement ou partiellement le marché du travail. Ces militantes féministes, l’auteure de Fausse Route les ignore. Elles ne font pas partie de son monde.

Les violences contre les femmes

Au lieu de se féliciter de l’existence d’une grande enquête nationale qui permet pour la première fois en France d’évaluer le niveau des violences à l’encontre de l’ensemble de la population féminine, Badinter, Iacub et Le Bras prétendent qu’elle n’est pas scientifique (3) et qu’elle seraitl’expression d’un féminisme "victimiste". L’étude, qui a porté sur un échantillon de 6 970 femmes de 20 à 59 ans en couple dans les douze derniers mois, a évalué les violences faites aux femmes dans différents cadres de vie comme l’espace public, le travail, le couple. Les résultats
montrent que 9 % d’entre elles subissent des "violences conjugales" et qu’environ 50 000 femmes par an sont victimes de viols. Par "violences conjugales", les chercheuses entendent non seulement les violences physiques et les violences sexuelles, mais également les violences "psychologiques" qui sont les plus nombreuses et qui n’ont rien d’anodin.

Ces atteintes psychologiques comprennent les actions de contrôle (exiger de savoir avec qui et où l’on a été, empêcher de rencontrer des amis ou un membre de sa famille ou de leur parler) ou d’autorité (imposer des façons de s’habiller, de se coiffer ou de se comporter en public) et les attitudes de dénigrement ou de mépris. Or c’est précisément cette notion de violences psychologiques que contestent les détracteurs de cette enquête. S’il est vrai qu’il est plus grave d’être violée par son conjoint que d’être
insultée par lui, il faut souligner que ces différentes violences sont souvent inextricablement mêlées. Même si, lors de leur conférence de presse du 4 octobre 2002, les chercheuses ont nuancé leur position : "Des situations de cumul de violences peuv ent se déclencher très tôt et perdurer
 ; à l’opposé, des situations de harcèlement psychologique peuvent se dérouler tout au cours de la vie sans passage à des agressions physiques ou sexuelles."

Le dernier thème qui révolte nos trois compères est celui de la lutte menée par les féministes contre l’institutionnalisation de la prostitution. S’il est vrai qu’il faut admettre la diversité des sexualités et la violence des pulsions, comme nous y invite Badinter, il n’est pas question pour nous de cautionner la vision de la prostitution comme résultat d’une liberté... des femmes. Le système prostitutionnel est d’abord le résultat d’une formidable exploitation économique des pays du Sud et de l’Est par le capitalisme international et l’expression d’un rapport de forces lié à l’oppression, qui autorise les hommes à s’approprier facilement le corps des femmes. Ce que réclament les adversaires des abolitionnistes, ce ’est pas la liberté des femmes "de jouir sans entraves" mais la possibilité pour les proxénètes d’exercer "librement" leur activité (4).

Une lutte obsolète ?

En définitive, la question qui nous sépare de nos trois intellectuels est très simple. Pour eux, la lutte des femmes contre l’oppression n’est plus d’actualité. S’il existe encore quelques poches d’arriération à liquider comme dans les cités ou les pays du "Tiers-Monde" (ce qui représente déjà
une tâche immense), pour nous, les femmes occidentales, la question serait réglée. Nous serions les égales des hommes, libres de nos mouvements.

Comment expliquer alors que les femmes continuent d’assumer 80 % du noyau dur des tâches domestiques ? Qu’elles n’ont toujours pas droit à un travail à part entière ? Que les inégalités de salaires se sont aggravées dans les vingt dernières années, compte tenu du développement du temps partiel ?

Qu’elles représentent 80 % des travailleurs pauvres ? Qu’elles sont victimes de violences dans toutes les classes sociales et qu’elles sont marginalisées dans la vie politique ?

Pour Badinter, ces violences ne sont pas l’expression d’un rapport social mais le résultat de "pathologies individuelles". Parler de "victimes" semble un gros mot pour ces trois auteurs. Car ce serait admettre qu’il y a une oppression sociale qu’il faut combattre collectivement.

Nous sommes d’accord avec Badinter sur un seul point. Il y a des différences en fonction des classes sociales. Les femmes qui ont des professions à hauts salaires et d’autres revenus éventuels peuvent avoir l’illusion d’être totalement "libérées" grâce à la liberté que leur donne
l’argent qu’elles ont gagné. Mais ce n’est qu’une illusion à courte vue qui les conduit à se désolidariser du combat féministe auquel pourtant elles doivent toutes leurs conquêtes.

1. La totalité des références bibliographiques de cet article :
 Marcela Iacub, Qu’avez-vous fait de libération sexuelle ?, Flammarion, 2002 ;
 Marcela Iacub et Hervé Le Bras, "Homo mulieri Lupus ?", Les Temps modernes, février-mars-avril 2003, n°623, p. 112-134.
 Elisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob, 2003.
 Sur le différencialisme dans le mouvement féministe en France : "Identités sexuées et changements sociaux", Contretemps, n° 7, mai 2003, ainsi que l’article d’Eléonore Lépinard, dans le même nunéro.
 La réponse des chercheuses de l’enveff à l’article de Marcela Iacub et Hervé Le Bras doit paraître en juillet prochain, dans les Temps modernes.
 Doit paraître prochainement à la Documentation française, un livre de réflexion sur cette enquête menée par l’équipe de l’Enveff.
2. Pour les "essentialistes" (ou "différencialistes"), les femmes, du fait de leur capacité de procréation, possèdent des "qualités" qui les prémunissent de toute agressivité, contrairement aux hommes, violents par nature.
3. La Documentation française publiera prochainement un livre de réflexion sur cette enquête menée par l’équipe de l’Enveff. Rouge s’en fera l’écho.
4. Un brochure "prostitution" sera prochainement éditée par la LCR.

Rouge 2021 12/06/2003