Plus, alors que dans les années 1990 le bloc soviétique s’effondrait sous les coups des pressions de l’impérialisme, de ses contradictions internes et de la bureaucratie qui joue alors un rôle actif dans la restauration capitaliste, nombre d’observateurs prédisaient la chute du régime cubain. Et il est vrai que, dépendant de l’aide soviétique, l’île allait connaître une crise sans précédent, l’économie cubaine devenant exsangue, ce que les Cubains ont appelé « la période spéciale ». L’économie, dans certaines limites, mit une dizaine d’années à se reconstruire (avec l’association de l’État mais avec des capitaux européens dans le tourisme et, plus tard avec l’aide du pétrole vénézuélien) mais sans surmonter une série de problèmes structurels aggravés par l’embargo nord-américain, renforcé par la loi Helms-Burton. La bureaucratisation du régime, l’étouffement des libertés démocratiques, leurs effets sur la mobilisation populaire ont pesé sur la situation de l’île. Il faut aussi noter, au-delà des interventions, aujourd’hui, de Mariela Castro – la fille de Raùl – les restrictions sur l’auto-organisation autonome des femmes, des personnes LGBTI et des autres groupes opprimés.
Mais, malgré ces problèmes, l’impérialisme américain ne parvenait toujours pas à briser cette révolution : on ne peut comprendre cette résistance sans prendre en compte la dynamique anti-impérialiste, nationale, populaire, à caractère socialiste, de la révolution de 1959. Rappelons que la révolution cubaine a renversé les classes possédantes de l’époque. Si le régime a tenu, c’est qu’il a été l’expression de cette formidable dignité cubaine, de cette aspiration profonde à la souveraineté nationale et populaire de ce peuple, de ce formidable refus de ne pas retomber dans la situation précédant la révolution, qui avait vu Cuba devenir le « bordel » des États-Unis d’Amérique. La résistance cubaine n’aurait pu avoir cette force sans les conquêtes initiales de la révolution et une série d’acquis sociaux, surtout lorsqu’on les compare dans les autres pays d’Amérique latine, en particulier le niveau de santé et d’éducation. Cette dignité s’exprime aussi dans une des facettes de la politique internationale de la direction cubaine : le soutien aux tentatives révolutionnaires en Amérique latine des années 1960, le combat de Che Guevara, ou le soutien en Angola à ceux qui s’opposaient au régime d’apartheid sud-africain. Il y eut aussi, malheureusement le soutien à l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, en août 1968. Mais l’internationalisme a toujours été une valeur fondamentale de l’éducation à Cuba. Aujourd’hui, cela se traduit encore par l’envoi de médecins dans le monde, au Venezuela en particulier, mais aussi, on le constate, en Afrique où le travail humanitaire des médecins et volontaires cubains est reconnu mondialement pour combattre le virus Ebola. Cuba est aussi un exemple dans le choix d’un développement soutenable, selon des organisations écologistes qui font la relation entre le développement humain et le calcul de la consommation d’énergie et des ressources.
Cette résistance a été assez forte pour tenir tête à la confrontation politico-militaire avec l’impérialisme nord-américain, mais pas suffisamment pour résister aux pressions du marché mondial capitaliste. Une fois de plus, se confirme tragiquement qu’on ne peut « construire le socialisme dans un seul pays ». Cette pression a pénalisé et déformé une économie trop peu diversifiée – tourisme, monoculture du sucre, exploitation du nickel – et trop dépendante des importations, notamment pour les produits de première nécessité. Elle a encouragé l’introduction de mécanismes de marché dans l’économie cubaine avec l’économie « cuentapropista » – ceux qui se mettent à leur propre compte, les auto-entrepreneurs – mais aussi le licenciement d’agents du secteur public, notamment des entreprises sucrières. Elle a renforcé, cristallisé des inégalités entre une couche dominante de l’appareil d’État lié à la hiérarchie militaire souvent en affaires avec des grandes entreprises capitalistes multinationales et, aussi de ceux qui ont accès au dollar (privilège de ceux qui ont des parents à l’étranger ou travaillent dans l’industrie du tourisme ou de la biotechnologie) et la grande majorité du peuple cubain. Ces inégalités et le renforcement de cette couche dominante peuvent constituer les bases d’une évolution à la vietnamienne ou à la chinoise – un capitalisme d’État et un régime bureaucratique autoritaire du parti communiste – avec des caractéristiques propres. Sauf que Cuba n’est pas le Vietnam, et encore moins la Chine. On voit mal comment ce type de système peut assurer l’indépendance nationale de Cuba. Située à 150 km des États-Unis, sous la pression de l’impérialisme nord-américain et de la bourgeoisie américano-cubaine de Miami, Cuba ne pourra résister qu’avec la mobilisation sociale et la reprise du projet révolutionnaire. Durant ces dernières années, la direction cubaine a pu utiliser, face à ces contradictions, l’aide du Venezuela, en particulier par la livraison de tonnes de pétrole à des prix défiant toute concurrence, mais aujourd’hui les difficultés de Maduro et du régime post-Chavez ne permettent plus d’aider Cuba, comme cela a été le cas durant la dernière décennie, d’où une aggravation prévisible de la situation économique, et l’importance de desserrer l’étau du blocus nord-américain.
Une nouvelle fois, cette reprise des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba constituent une bonne chose pour le peuple cubain. Mais ce n’est qu’un début, l’embargo n’est toujours pas levé, et il faut poursuivre la mobilisation et la pression internationale pour l’obtenir.
Mais, même dans le cas de la mise en œuvre de la stratégie Obama, il ne faut pas être dupe. L’impérialisme nord-américain n’a pas laissé tomber ses objectifs. Si la stratégie de la confrontation politico-militaire a échoué, il va en essayer une autre pour récupérer Cuba dans sa zone d’influence : « bombarder » Cuba de marchandises et de capitaux nord-américains. C’est déjà, au-delà de la politique nord-américaine, le choix de secteurs importants du capitalisme nord-américain, notamment dans l’agro-industrie, le tourisme, les télécommunications, les nouvelles technologies, les compagnies aériennes. Et la résistance à cette nouvelle stratégie peut être plus difficile que face à celle qui a été déployée ces dernières années.
Or, le contrôle étatique de ces nouvelles relations commerciales est indispensable pour maîtriser les effets corrosifs des flux économiques et financiers capitalistes. La situation est déjà inquiétante avec l’installation d’une zone franche dans la région du port de Mariel et la nouvelle loi sur les investissements étrangers (qui garantit 8 ans d’exemption fiscale pour attirer des nouvelles entreprises) dans l’île. Ce contrôle doit s’accompagner de l’intervention populaire active, surtout que des secteurs de la bureaucratie cubaine peuvent s’accommoder et profiter de ces changements économiques. C’est maintenant la question clé.
L’élargissement de la surface du marché capitaliste à Cuba est lourd de dangers : le développement de la précarité, des inégalités, de remises en cause de la souveraineté nationale, la fin du développement soutenable, entre autres. En plus, l’impérialisme nord-américain essayera certainement d’obtenir des concessions du régime cubain (comme, par exemple, la « liberté » de commerce) en échange de la levée du blocus.
Pour lutter contre ces dangers, il n’y a pas d’autre voie que la mobilisation et le contrôle populaire, le contrôle et la gestion des entreprises par les travailleurs et leurs représentants.
Les traditions de luttes sociales et de libération nationale, comme l’existence de partisans de l’autogestion sociale renouant avec l’histoire et la fibre libertaire de la révolution cubaine peuvent constituer, même si ces courants sont minoritaires, un atout pour le peuple cubain. Il faut faire connaître les positions et les expériences de ces courants, qui ont certains relais au sein du Parti communiste cubain. Répétons-le : pour se saisir de la victoire actuelle tout en protégeant la population des effets sociaux d’une pression capitaliste nord-américaine, il n’y a pas d’autre voie que de favoriser la mobilisation populaire et la constitution d’une authentique démocratie socialiste. Il faut pour cela garantir la liberté d’expression et créer les conditions du débat démocratique dans toutes les organisations populaires à Cuba. Cela doit passer par l’organisation de formes de pluralisme dans le Parti communiste cubain et dans le mouvement populaire.
C’est un pari extraordinairement difficile dans les rapports de forces actuels entre le capitalisme globalisé et le mouvement populaire au niveau mondial, mais la révolution cubaine a tenu pendant plus de cinquante années contre l’impérialisme nord-américain : ne pourrait-elle pas, une nouvelle fois, trouver une issue originale à cette situation ?