La phase que nous traversons est marquée par une double crise : la fin de la décomposition du mouvement ouvrier du vingtième siècle et la crise économique globale, commencée en 2008. La plus grave crise économique que le capitalisme ait connue se superpose à la métamorphose des formes organisationnelles et politiques qui avait permis dans le siècle passé une présence stable de secteurs des classes subalternes sur la scène politique. Le résultat de cette double crise semble être la dispersion des forces, la démoralisation, l’atomisation et le renforcement de forces populistes et réactionnaires. Cependant, si on tourne le regard vers les phénomènes qui se déroulent dans le corps social, on se rend compte de l’émergence d’un grand nombre de luttes de résistance et des potentialités et des contradictions qui imposent l’urgence d’un nouveau projet anticapitaliste.
La crise économique
La crise économique a été et continue d’être profonde, comparable seulement à celle de 1929, et on n’en voit pas la fin. Pour résoudre la crise des années trente il a fallu la Seconde Guerre mondiale, c’est à dire un évènement dramatiquement destructif, pour donner lieu à un nouveau cycle de croissance exceptionnelle. Rien de semblable n’est possible dans cette phase historique-ci. Il y a des représentants très significatifs des actuelles classes dirigeantes à l’échelle mondiale qui parlent ouvertement d’une stagnation séculaire dans laquelle nous serions enlisés. Les Etats-Unis ne parviennent pas à être de nouveau la locomotive mondiale de la reprise ; l’Europe languit mettant sérieusement à risque son modèle social et le maintien de son Union même. Même les pays émergents sont touchés et finissent par être entrainés dans une dynamique de redimensionnement des tendances économiques. La globalisation a donné lieu à un système économique qui, de la même façon qu’il est né, entre en crise à un niveau transnational. Les pays occidentaux n’arrivent pas à retourner à des niveaux de croissance acceptables pour le marché et les pays émergents n’arrivent pas à confirmer les tendances qui les ont fait émerger. D’où la stagnation séculaire qui implique un régime qui approfondit les inégalités et la dévastation écologique progressive.
Le capitalisme n’arrive donc pas à se reprendre et la crise économique se développe en crise sociale, politique et culturelle. Dans les classes populaires le mécontentement et la désillusion envers le mode de production dominant augmentent, aussi parce que ses mécanismes de fonctionnement n’ont peut être jamais été si transparents. Des luttes et des résistances se sont développées dans ces années mais l’autre crise a empêché une véritable remise en cause de l’existant. A une série de signaux de “fin d’Empire” ne correspond pas de crise d’hégémonie du modèle. Il n’y a pas d’alternative qui émerge si ce n’est sous la forme du repli dans une dimension populiste ou intégriste religieuse dont le phénomène de l’islamisme radical et du djihadisme constitue une expression.
Les raisons sont toutes à chercher de notre côté, dans notre camp avec la défaite historique dont nous avons souffert. Une défaite politique qui a été en même temps la conséquence et le produit d’une nouvelle structuration de la société, atomisée et dépolitisée.
La fin du mouvement ouvrier
La défaite du monde du travail et de ses options politiques (communiste et social démocrate) à l’échelle mondiale a produit la fin du mouvement ouvrier à travers un processus de décomposition et de métamorphose. Parler de la fin du mouvement ouvrier ne signifie pas nier l’existence d’un prolétariat ou de ses parties encore organisées surtout au niveau syndical ou des luttes et des mouvements d’ouvriers. Le problème – il faut que ça soit clair est d’ordre politique et non pas sociologique.
Dire que le mouvement ouvrier n’existe plus signifie constater que la construction historique, qui avait déterminé, surtout dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, des rapports de forces sans précédents pour les classes subalternes, n’existe plus. La séquence peut être résumée, sur le plan symbolique, par la dynamique des forces qui ont représenté ce mouvement.
Le mouvement communiste se décompose avec la chute du Mur, même si sa crise a commencé bien avant, comme notre courant l’avait lucidement analysé.
Quant à la social démocratie, elle exprime aujourd’hui immédiatement les dynamiques et les intérêts du capital et ne représente pas plus les besoins du monde du travail que n’importe quel parti patronal à la recherche de consensus électoraux.
En somme le mouvement ouvrier est terminé, puisque la défaite historique subie l’a rendu tellement orphelin de perspectives à en frustrer son existence même. La combinaison idéale et réelle qui a produit et rendu crédible le mouvement ouvrier dans le 19e et le 20e siècle a échoué.
Notre défaite consiste dans le fait de ne pas avoir su ou pu contribuer à construire une alternative aux deux courants historiques du mouvement ouvrier qui en ont forgé l’identité, dicté les aspirations, construit les références idéologiques, représenté les intérêts au sein de la démocratie parlementaire. En outre cette crise se nourrit aussi de la perte de rôle et de fonction des démocraties capitalistes, vidées par les processus de concentration des décisions, de renforcement des exécutifs et de phénomènes de néo autoritarisme souvent mêlés de formes inédites de populisme.
L’absence d’une alternative à la fin du mouvement ouvrier et la perte de références idéologiques et culturelles poussent de plus en plus les masses vers les venins du racisme et du populisme. Même si le rejet des structures dominantes est diffus, la perspective du changement social apparait raréfiée et distante aux yeux des nouvelles générations.
Nous sommes au temps de la refondation non plus des représentations politiques du mouvement ouvrier mais du mouvement lui même qui a perdu son centre de gravité et sa force de frappe avec l’échec de ses représentations politiques et idéologiques.
En l’absence de sujets adéquats aux processus de recomposition politique des militants et des groupes dirigeants, le point d’appui pour recommencer est de contribuer à la refondation “du bas” du mouvement, à la reconstruction de ses piliers sociaux, des structures d’auto-organisation, des instruments subjectifs pour affirmer ses propres intérêts. Comme à l’aube du mouvement ouvrier, comme dans la seconde moitié du 19e siècle, on a besoin de structures d’entraide, de reconstruction des outils de base, de valorisation des bastions, pour le dire comme Gramsci, desquels repartir pour faire une incursion dans le capital et poser, de nouveau, la question du pouvoir.
La tache prioritaire des organes de direction de notre courant est aujourd’hui d’élaborer un projet politique et de construction qui donne une réponse à ces questions et qui indique un chemin qui puisse opérer une discontinuité politique même si c’est au sein des grandes coordonnées idéologiques qui ont permis à la Quatre d’exister.
Une nouvelle classe, une nouvelle enceinte
Quand on parle de fin du mouvement ouvrier, on ne pense certainement pas que le prolétariat n’existe plus. Au contraire le prolétariat grandit de plus en plus au niveau mondial. En fait il s’accroit aussi dans les pays de capitalisme avancé, là où certains pensent que le travail salarié est en voie de disparition. Ce qui a cessé d’exister c’est la constellation qui avait caractérisée la nature du mouvement ouvrier du 20e siècle : la reconnaissance réciproque, rapide et directe, par exemple, entre syndicat et parti, l’appartenance commune d’une large couche intellectuelle, la construction identitaire produite par “l’élan” de la révolution d’Octobre et des luttes ouvrières. C’est cette constellation qui a échoué.
Les appels programmatiquement corrects à la centralité de la contradiction entre capital et travail escomptent un malentendu de fonds en se référant à un passé présumé sans se poser la question de la configuration contemporaine du capitalisme, des contenus et des formes du travail aujourd’hui.
L’enceinte organisationnelle, celle dans laquelle se produit l’adhésion idéale, la reconnaissance politique et dans laquelle se mène la bataille politique, a été cassée par les transformations structurelles du capitalisme. La classe s’est diversifiée, dispersée, son identité a été rendue hybride par les nouveautés dans les processus d’acculturation. Les acteurs du conflit sont toujours les mêmes, le capital et le prolétariat, mais leur composition, leurs rapports, les contextes historiques et géopolitiques sont différents. Bien sur un/e prolétaire peut être femme, gay, immigré etc et cette connotation ultérieure représente un problème politique et ouvre la question des intersections.
L’identité est double ou triple – ouvrier/e, consommateur/trice, citoyen/ne, utilisateur/trice de services – et le nœud de la démocratie croise la crise de la politique là où la structure bourgeoise elle même n’est plus perméable aux formes actuelles du conflit. Les phénomènes de migrations de masses des dernières décennies, accompagnés des politiques sur l’immigration, visant à créer des divisions, des hiérarchies, du chantage, ont eu un impact énorme sur la classe, sur ses langages, son identité et ses processus de prise de conscience. La transformation des processus du travail et de l’organisation du travail, due à la précarisation croissante des contrats de travail et à la désindustrialisation d’une grande part de l’Europe, a contribué à décomposer la classe ouvrière telle qu’elle s’était constituée le long du 20e siècle, en transformant son expérience vécue et ses processus de formation.
Enfin, la question du genre et celle de l’environnement contribuent à rendre encore plus complexe la relation entre la classe et ses propres conditions d’existence, en donnant lieu à des formes nouvelles de prises de conscience (subjectivation) et de conflit.
Le syndicalisme fait du surplace
Ce n’est pas par hasard si le rôle du syndicalisme dans ces lutes a été à peu près marginal ou en tout cas pas central. Les syndicats les plus bureaucratisés, comme l’AFL aux Etats Unis, ont été obligés d’intervenir, de l’extérieur, dans les mobilisations Occupy en essayant d’y récupérer un rôle. En partie ils y ont réussi, grâce à une structure et à un appareil qui ne sont pas comparables avec les faibles structures des mouvements sociaux. Par contre, ils ont eu une autre dimension dans d’autres pays comme l’Egypte ou dans les luttes naissantes dans l’Est Asiatique.
Pour rester en Europe, le syndicalisme, tout en présentant des réalités différentes et des contextes dictés par les rythmes inégaux de la lutte de classe, connait une désorientation par rapport à une composition de classe qui n’est plus celle des “trente glorieuses” sur lesquels semblent encore modeler le syndicalisme traditionnel. Le prolétariat moderne a des flux de conscience beaucoup plus tordus et complexes : il forme sa conscience sur le poste de travail, en dehors, sur internet, pendant qu’il consomme ou s’informe sur ce qu’il consomme. S’il est vrai que “la société de la connaissance” n’a pas donné lieu à un nouveau “mode de production” capitaliste, il est pourtant vrai que le capitalisme global, ses relations de classe, ses contradictions sont fortement conditionnés par l’ère de la connaissance. La stabilisation de la précarité, qui caractérise l’ère du capitalisme de la crise, entre en conflit avec des degrés croissants de connaissance des travailleurs et des travailleuses de ce siècle.
Le syndicalisme semble faire du surplace et il a fait de la cogestion avec les gouvernements et avec la social démocratie européenne son axe fondamental. Les implantations sociales et une disponibilité à la mobilisation existent encore. Le cas italien exprime, encore une fois, une tendance visible. Ce qui reste de l’ancien syndicalisme a du mal à s’adapter aux derniers coups libéraux plantés par le gouvernement Renzi qui se proclame de gauche. Dans ces circonstances, il se retrouve en fait face à ses contradictions : l’habitude de la cogestion et l’incapacité à concevoir un véritable conflit, le manque de racines dans l’actuelle composition du prolétariat, le choc de la rupture avec le parti de référence historique c’est-à-dire le choc provoqué par le phénomène récent de décomposition entre ceux qui ont mis fin au mouvement ouvrier.
Mouvements en cours
Comme les évènements de 2011 l’ont démontré, la fin du mouvement ouvrier ne veut pas dire la fin des luttes, des mouvements et des résistances. La crise et les mesures des gouvernements, des institutions politiques et financières internationales, ont été des éléments qui ont caractérisé l’initiative des mouvements sociaux ; à partir des printemps arabes , du mouvement des indignés dans l’Etat espagnol, du mouvement Occupy américain en passant par les luttes étudiantes et des précaires au Chili, au Canada, en Angleterre, contre les politiques de l’austérité au Portugal et en Israël, contre le régime de Poutin en Russie jusqu’à arriver aux initiatives de grève dans les usines chinoises et indiennes. Avec le cas grec qui a constitué de façon dramatique dans ses potentialités une sorte de référence constante dans la dernière période. Des luttes et des mouvements ont exprimé soit la protestation contre les mesures destinées à accroitre la précarité et à réduire les droits, soit la contestation de la légitimité du système de pouvoir capitaliste. Mais entre les deux il ne s’est pas créé un lien comme celui qui a caractérisé les luttes les plus avancées du siècle passé.
Les luttes et les mouvements n’ont pas dessiné, en général, un parcours linéaire d’accumulation d’expériences menant à la contestation du capitalisme en tant que tel et à l’intuition de la possibilité d’un autre mode de production et d’une autre politique. Souvent les luttes et les mouvements reculent ou se dispersent faute d’un horizon de libération crédible dans lequel s’insérer. Ou bien au contraire : la contestation générale n’est pas soutenue par la force matérielle des besoins élémentaires que la crise n’arrive pas à satisfaire.
S’indigner contre le pouvoir excessif du capital financier, la démocratie “prise en otage”, par les marchés et les agences de rating ; occuper les places pour contester le système et expérimenter d’autres rapports sociaux et d’autres relations politiques, se rebeller contre un néolibéralisme qui réussit à imposer des politiques d’austérité et de destruction des droits malgré un très bas niveau de consensus social ; et, dans le cas des “printemps arabes”, pratiquer le conflit – en s’appropriant collectivement des espaces publiques – comme instrument pour démocratiser la société entière, ont été les causes le plus évidentes du nouveau cycle de mobilisation qui s’est ouvert. Mais qui ont été les sujets protagonistes des ces mobilisations ? Avec la disparition des grandes concentrations de la force de travail – même endroit, mêmes temps, mêmes expériences – où la densité des relations créait une conscience de la propre condition matérielle qui tendait à se transformer en la nécessité d’une transformation sociale, aujourd’hui on assiste à une scission évidente de ce processus. La production sociale capitaliste investit le territoire entier et encore plus tous les domaines de la vie en tant que telle. La connexion entre condition matérielle et nécessité d’une transformation radicale n’est plus si évidente. Les consciences se forment et se radicalisent souvent en séparant les deux termes, avec un voyage continu d’aller retour entre les deux pôles.
Dans ces dernières années les mouvements sociaux ont constitué, de façon partielle et contradictoire, un pont entre le fait d’avoir une conscience de sa propre condition sociale et la lutte contre le système capitaliste. Dans ce sens ils ont été des lieux de politisation.
Une nouvelle enceinte, un nouveau projet
Face à ces transformations on a besoin d’autres formes de conflit et d’auto-organisation, qui ne coïncident pas avec celles de “l’ancien” mouvement ouvrier et qui ne sont pas encore connues par le “nouveau”. La métamorphose historique a été rendue possible par la défaite de fonds subie par le mouvement ouvrier, représenté non seulement par la chute du socialisme réel, mais aussi par la mutation de la social démocratie. A gauche de ces deux expériences historiques, aucune autre structure politique n’a réussi à offrir un instrument crédible à une classe incertaine et oscillante.
Le défi fondamental aujourd’hui est de créer les conditions de sorte que de nouveaux processus de subjectivation (prise de conscience) conflictuelle se produisent, une opération qui n’est pas seulement politique et pas seulement sociale. Il ne s’agit pas simplement de reconstruire un nouveau parti – anticapitaliste, large, de regroupement, etc. – ni simplement de travailler pourque se créent les conditions d’un mouvement de masse – les indigné/es. Il s’agit de faire en sorte qu’à partir de ces derniers naissent de nouvelles subjectivités anticapitalistes. Nouvelles. Et, dans cette direction, il faut travailler pour construire des lieux dans lesquels dimension politique et dimension sociale se mêlent de façon hybride et inédite. Il s’agit d’accepter le terrain du “social” avec ses lois, ses langages et ses rythmes, comme terrain privilégié pour réaliser une recomposition politique, une capacité des mouvements de se reconstruire autour d’un projet politique de transformation. Il s’agit de reconstruire “l’enceinte” d’un nouveau mouvement de classe pour pouvoir reconstruire un nouveau projet révolutionnaire.
Les instruments de l’auto organisation
Notre expérience se fonde sur une hypothèse de travail qu’on pourrait décrire de manière élémentaire comme le passage d’une méthode déductive à une méthode inductive. Si on est d’accord qu’un monde s’est défait (le mouvement ouvrier du siècle passé), si les changements géopolitiques et sociaux ont été si amples et profonds, alors il faut tirer les conclusions logiques de ces constatations. Ce serait manquer de vision matérialiste de la réalité que de croire que des formes organisationnelles, des symboles et de schémas de pensée puissent rester substantiellement inchangés. La reconstruction d’un horizon de sens ne peut que repartir d’une adhésion à l’actuelle composition de classe pour en comprendre les dynamiques et les logiques, participant à sa réorganisation politique.
On a appelé les structures avec lesquelles on est en train de réaliser notre expérimentation “des instruments pour l’auto organisation”. On parle de collectifs engagés dans la récupération d’usines abandonnées, de structures syndicales de base en mesure de ne pas s’arrêter à la dimension “économiciste” ; des espaces d’entraide, des collectifs territoriaux en lutte pour la défense écologique de l’environnement, etc. La boussole qui doit nous guider pour construire ces instruments est la perspective de l’auto-organisation. Nos instruments politiques ont l’ambition historique de réaliser l’auto organisation des sujets en lutte avec l’objectif de mettre en discussion la légitimité du pouvoir et ils ne sont pas, banalement et confusément, eux mêmes des lieux d’auto- organisation.
En Italie ce débat est particulièrement important en raison du rôle que les composantes de l’Autonomie organisée ont joué historiquement, en mêlant la perspective historique et la réalité existante de temps à autre ; en confondant l’auto organisation ouvrière avec les structures politiques existantes, parties d’une confrontation sociale globale. L’auto-organisation est donc un objectif historique et une méthode de travail qui nous permet d’être dans les grands mouvements de masse et de construire, dans leur sein, une composante politique d’un nouveau type, porteur d’une pensée et d’un patrimoine idéal.
Favoriser la naissance et l’affirmation d’instruments pour l’auto organisation requière une capacité à lire les situations de conflit sous la lumière de la subjectivation politique de la classe. Abandonner les jeux de rôle dans les structures syndicales plus ou moins de base, voir les mouvements des secteurs de classe actifs au delà des histories et des traditions, cueillir les moments de politisation des luttes étudiantes, expérimenter des formes de contrepouvoir et de socialisation non dominées par les marchandises. Il n’existe pas de modèles ni d’instruments pour toutes les saisons. En utilisant un oxymore apparent, les instruments pour l’auto-organisation sont nécessaires pour construire une organisation qui amplifie et approfondit les surfaces de contact avec l’actuelle composition de classe. Cela comporte des risques et des dangers comme le leaderisme (caudillisme) qui remplace les décisions démocratiques, l’autoréférentialité, le localisme, le caractère transitoire. Des risques qui sont cependant mineurs face à des partis et des organisations agissent comme des communautés imperméables qui suppléent aux difficultés d’implantation sociale avec l’accentuation des traits identitaires.
Enfin, nous sommes au temps de la reconstruction du mouvement de classe : dans des structures de base d’entraide, dans des formes élémentaires de syndicalisme, des processus emblématiques et/ou symboliques d’autogestion, dans des expérimentations politiques pas réductibles à la création de nouveaux partis. Le visage concret de cette dimension analytique est constitué par la partie croissante d’abstentionnisme électoral, la méfiance des jeunes générations envers la politique tout court, la passivité des structures syndicales et sociales qui autrefois étaient à la tête des luttes.
Reconstruire signifie expérimenter et le faire avec suffisamment d’ouverture mentale et de capacité d’apprendre aussi des erreurs et cela signifie, à son tour, construire identité, projet, narration politique.
L’expérience exemplaire
Dans la phase de la reconstruction, l’expérience exemplaire est plus importante que le « modèle allemand » qui anime encore le mouvement ouvrier. « Le tournant allemand » est celui de la phase la plus mûre du mouvement où de grands syndicats, partis et structures d’organisation sociale se mettent en place nationalement et puissamment. Ce qu’il convient de mettre au centre de notre travail aujourd’hui c’est une série d’expériences exemplaires qui dans les faits font allusion aux objectifs de fonds, programmatiques et politiques. L’expérience de l’usine autogérée RiMaflow, en Italie, est pour nous un des chemins pour redonner crédibilité à une vision socialiste autogestionnaire, libertaire et écologiste, de la révolution sociale. Un exemple pour donner une nouvelle légitimité à des idées qui, autrement, sont écrasées par la rhétorique politiciste ou par la répétition propagandiste. L’expérience exemplaire de l’entraide sert à reconstruire une idée moderne de syndicat fondée sur ses origines, sur la solidarité de classe, sur la centralité des membres contre les appareils et l’institutionnalisation à laquelle le « modèle allemand » justement a mené.
Les connotations de la gauche
La gauche révolutionnaire – à savoir qui croit qu’une révolution est nécessaire, une participation des masses pour changer l’état des choses présentes et qui s’attelle à cette éventualité – est donc toute à construire ; les forces doivent être de nouveau accumulées, les pré conditions doivent être érigées. Il s’agit d’un travail qui se fera dans un champ complètement déstructuré par rapport au siècle passé. Cela ne veut pas dire qu’il faut improviser.
Pour agir dans un contexte hybride, dans une relation complexe entre le stade élémentaire du conflit de classe et la perspective politique, il faut des coordonnées qui tracent le champ d’action de cette gauche : l’opposition inflexible au capitalisme et à ses règles ; l’altérité par rapport à la social démocratie et à sa version la plus récente le socio libéralisme, dans une optique d’indépendance de classe ; la construction d’un mouvement de masse démocratique organisé autour de l’inspiration de la Première Internationale selon la quelle « l’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux mêmes ». Il faut des faits même symboliques pour construire une discontinuité et pour offrir un nouvel élan. La valeur de l’expérience de Podemos s’inscrit dans ce cadre. Nous ne voulons pas nourrir de faciles illusions dans ce projet politique ni indiquer un modèle qui résout tous nos problèmes. Au contraire. Le déroulement de la vie interne de cette formation politique nous pose des préoccupations évidentes. La dégradation des niveaux de conscience est utilisée, dans ce contexte aussi, pour impulser des processus leaderistes (caudilliste) et de délégation qui – s’ils se structurent – n’apporteront pas des avancées dans la lutte de classe ni au niveau de la conscience politique.
Mais ce qu’il faut comprendre de l’expérience de Podemos et ce que cela dit d’un point de vue général, c’est la modalité dans laquelle on engage aujourd’hui les nouvelles générations dans la politique. Construire un processus d’accumulation de forces désidéologisées et, surtout, basé sur la participation démocratique (au moins symboliquement) est un aspect décisif. La dimension sociale et la dimension politique se mêlent, et se confondent, au moins dans la phase d’accumulation des forces. Participation collective, critique serrée du capitalisme, altérité par rapport aux formes de la politique « bourgeoise » sont des acquis qui servent à fonder un nouveau projet. Les indications précieuses sont celles-ci et face à ces éléments plusieurs partis que notre courant a construit ou essaye de construire, apparaissent comme sur une autre planète.
Le cas grec, Syriza et les mouvements
Les élections parlementaires grecques du 25 janvier représentent, avec la victoire de Syriza, un rendez vous important non seulement pour la population grecque mais pour toute l’Union Européenne. La façon dont on est arrivé à ces élections démontrent à quel point la crise de légitimité de la classe politique grecque est parvenue et son incapacité à gérer une politique économique et sociale contrainte par l’austérité exigée par la Troika d’un côté et la pression populaire de l’autre. Bien que les mouvements sociaux aient montré des signes de fatigue et la mobilisation n’ait pas été dernièrement à la hauteur de celle des années passées, il est évident que la population grecque a montré ne plus vouloir supporter le poids des politiques imposées par la Commission européenne et vouloir rompre avec l’austérité.
La voie électorale de Syriza représente, en cela, un espoir pour une partie importante des classes sociales désavantagées ce qu’a indiqué ce passage politico électoral. Syriza s’est présenté à ces élections avec un programme économique « d’urgence » avec des aspects décidemment intéressants et orientés pour favoriser les secteurs les plus désavantagés, et d’autres projets étaient plus vagues et liés à un processus de renégociation avec les sommets de l’UE (comme dans le cas de la proposition depuis toujours défendue d’un audit sur la dette et sur son payement éventuellement refusé et d’autres encore plus timides ; le choix de la réforme fiscale uniquement centrée sur la récupération de l’évasion fiscale apparait faible). Soit, on se trouve face à un programme réformiste radical (pas anticapitaliste) qui représente pourtant dans l’actuelle situation de l’UE une contradiction et une possibilité de rupture qui pourrait apporter de l’air nouveau dans les dynamiques bloquées de la politique européenne. Même s’il est difficile de prévoir une dynamique « constituante » de la victoire de Syriza et même une évolution anticapitaliste de son action (d’autant moins si elle n’est pas limitée seulement à la Grèce) semble peu probable.
Nous avons bien à l’esprit la différence entre une mobilisation en grande partie de nature électorale et le déploiement d’un conflit social de classe. Mais si un tel gouvernement essayait vraiment d’appliquer les mesures déclarées, cela poserait de fait au niveau européen la nécessité d’un changement des politiques communautaires ; et de tout façon cela rendrait moins facile de les appliquer aussi dans d’autres pays. Et cela pourrait être renforcé aussi au niveau politique par un succès électorale souhaitable de Podemos dans l’Etat espagnol. Cela ouvrirait, en fin de compte, un espace politique que les mouvements seraient appelés à transférer su le plan du conflit social.
La victoire de Syriza est une opportunité pour tout le monde et pourrait se transformer en désillusion et démoralisation si elle devait faillir. Pour cela aussi nous sommes convaincus qu’ une véritable rupture avec les politiques d’austérité et avec le chantage de la dette passe à travers l’irruption des mouvements sociaux et la construction d’organismes de participation démocratique d’en bas. Même si une dynamique de « contrepouvoir » ou « d’autogestion conflictuelle » n’est pas à l’ordre du jour, il est quand même nécessaire de développer des instruments et des formes de participation, de contrôle et de décision par rapport aux politiques d’un gouvernement guidé par Syriza, qu’il soit de gauche ou de coalition.
Le match ne se réduit pas, comme certains le pensent, aux relations ou aux contradictions entre un parti, Syriza, et les institutions nationales ou internationales. Parce qu’il y a vraiment de nouvelles possibilité qui s’ouvrent au niveau continental, il faut une reprise du mouvement social au niveau européen, et des ruptures aussi sur le plan politique. Il ne s’agit pas seulement ou surtout de se mobiliser pour soutenir le gouvernement de Syriza, mais de pointer des mobilisations européennes et de nouvelles relations d’en bas entre les expériences de lutte.
Le droit de recommencer
Notre courant aussi a été inévitablement frappé par la crise et par la fin du mouvement ouvrier dont il était issu et dont il faisait partie, même en tenant compte de ses positions hétérodoxes. Et pourtant nous avons résisté, avec des hauts et des bas, avec des difficultés évidentes, avec générosité. Aujourd’hui le patrimoine préservé de l’usure de l’histoire doit être investi dans le futur, si non il périra. Dans des années de difficultés et de reculs notre courant a gagné un droit : celui de recommencer. De recommencer à se battre pour une société socialiste, pour une idée de révolution qui lie la Commune de Paris à Octobre 1917, à une série d’expériences plus récentes où auto organisation du travail subordonné et projets politiques de libération sont arrivés à créer une combinaison vertueuse. Le droit de recommencer une longue marche qui semble barré, à ceux et celles qui veulent encore changer le monde, après la chute du Mur et le tournant de 1989. Il s’agit du droit qu’on a gagné sur l’élan d’une histoire « hérétique », de minorité, parfois infime, d’un mouvement ouvrier organisé et structuré autour de deux grands courants fondamentaux : la démocratie sociale et le stalinisme. Le droit de recommencer plonge ses racines dans la fatigue accomplie pour exister/résister à l’annulation politique et physique produite par ces courants mais, surtout, dans la raison de ceux et celles qui, vraiment, ont toujours été du coté des vaincu/es. Bensaïd est parmi ces philosophes du mouvement de la Quatrième Internationale qui sont fascinés par Walter Benjamin et par la centralité des vaincus de l’histoire qui constituent ceux « par qui nous sommes attendus ». Parmi les vaincus se trouvent en large partie les Trotskystes. Mais ils peuvent maintenant affirmer que leur défaite a seulement anticipé celle du mouvement ouvrier entier. Aujourd’hui en fait il n’y a plus de vainqueurs et de toute façon leurs héritiers sont de pâles contre-figures à la recherche de se resituer dans l’histoire. Il suffit de penser à l’héritage que laisse le PCI en Italie et au rôle du PD et de Matteo Renzi.
Mais nos forces affrontent, au moment où nous entamons cette réflexion, une usure du temps déterminée par la disparition du « camp de jeu » où les propositions politiques des dernières vingt années ont muri. Il était juste, à la moitié des années 90 de se poser le problème de la « recomposition » de la gauche anticapitaliste, en travaillant sur la crise des structures historiques du mouvement ouvrier et sur la nécessité d’une nouvelle pensée historique. Travailler sur les contradictions internes des partis communistes, sur la difficulté des socio démocrates à gérer leur mutation génétique. Mais ce projet n’a pas perçu à temps l’épuisement de la « masse critique » dans laquelle agir avec une bataille d’opposition et /ou alternative. D’où l’impasse qui en a résulté.
Cette analyse explique aussi la crise du projet politique le plus important de la Quatrième Internationale, le NPA (France), et en forme mineure, elle explique la faillite du projet italien. C’est comme si on avait voyagé sous la lumière d’une étoile éteinte, d’un astre mort. Nous n’avons pas lu les modifications de la composition de classe, nous avons affronté hâtivement l’analyse sur les nouveautés internationales et surtout nous nous sommes entrainés à une course qui n’aurait pas eu lieu : la construction d’un petit parti à la gauche d’un mouvement ouvrier usé. Comme si dans la scène politique il y avait encore comme joueurs : la démocratie sociale, le syndicat, les réformistes et les révolutionnaires du 20e siècle. Quand nous avons essayé de jouer sur cette scène politique nous avons perdu, comme le démontre la crise du NPA, qui est seulement le reflet d’une difficulté plus grande. A part le NPA, le SWP en Grande-Bretagne, le Bloco au Portugal, Rifondazione comunista en Italie sont en crise aussi.
Le vide est rempli par des formations, Podemos et Syriza, qui combinent, au moment de leur affirmation, plusieurs éléments : le « social » et le « politique » ; des poussées radicalement anticapitalistes et des pulsions réformistes ; une dimension de la lutte mais aussi la nécessité de se projeter dans une logique de gouvernement. Leur croissance quantitative, l’impact de masse de leurs leaders, produisent un autre problème, celui des attentes qui se créent, par exemple au niveau électoral. Alexis Tsipras et Pablo Iglesias sont attendus dans leur capacité réelle de changement, c’est cela qu’on leur demande. Une partie de la crise du NPA peut s’expliquer aussi par cela : de son leader, incroyablement populaire en France, on attendait une solution de gouvernement, la possibilité d’un changement effectif « ici et maintenant », comme cela s’est passé avec Syriza en Grèce. Mais sans cette force et cette crédibilité, ou cette détermination, les élections peuvent devenir un boomerang.
C’est aussi pour cela donc qu’il faut une élaboration, une théorie de la démocratie radicale – socialiste – qui indique la nécessité de construire de nouvelles institutions, qui propose un parcours de déstructuration des formes actuelles de démocratie pour en construire d’autres, plus avancées.
Une association internationale des travailleurs et des travailleuses
Ce à quoi nous travaillons, donc, n’est pas un parti classique, plus ou moins grand, plus ou moins efficace, mais qui choisit les élections et la propagande comme terrain principal ; c’est par contre un collectif politique, homogène sur la base de la discussion et de l’analyse de son initiative, capable d’être à l’intérieur des mouvements avec des structures qui en accompagnent l’efficacité de masse et la possible implantation. Un collectif politique, programmatiquement fondé, doit continuer d’exister, même si ce n’est pas dans la forme classique de parti ; cela peut être autour d’une revue, dans le cadre d’une élaboration permanente, dans des formes originales. La dénomination « Quatrième Internationale » aussi doit être dépassée sur le plan de l’imaginaire et aussi sur celui de l’identité. La numération des internationales appartient, vraiment, à une autre époque et ne parle plus au présent. Ce n’est pas une question de dénomination. Aujourd’hui on aurait besoin d’une Association internationale des travailleuses et des travailleurs, une alliance plurielle, en mesure de partager certains principes de base, comme la Première Internationale, démocratique avec la pleine autonomie de ses composantes et le libre partage des choix.
Une alliance internationale composée d’une large série de sujets, différents entre eux mais convergeant sur la nécessité d’une dimension anticapitaliste et de reconstruction d’une subjectivité de classe. Une Association composée pas seulement de forces politiques mais aussi syndicales, de mouvements paysans, de structures qui se battent contre le fardeau de la dette, des forces écologistes anticapitalistes, et féministes radicales. Un espace, surtout, intéressant et praticable pour les nouvelles générations qui continuent d’entrer en lutte partout dans le monde, comme le démontrent les mouvements dans le monde arabe et musulman. Une Association internationale comme camp dans lequel discuter ouvertement, prendre des initiatives de masse, construire une alternative visible à la double crise de notre époque. Une Association basée sur quelques grands idéaux, sur le meilleur du patrimoine du 20e siècle, pas seulement le marxisme, mais aussi la pensée libertaire, le féminisme radical, l’écologie conséquente. Un lieu dans lequel se reconnaissent des sujets, des courants, des associations, des modalités d’action différentes et en mesure de coordonner, vraiment, les divers initiatives.
Cette proposition, qui est politique et qui a l’ambition d’avoir un impact international, n’est pas réalisable à court terme. Mais elle peut être poursuivie en réfléchissant aux différentes initiatives, dont nous disposons en les requalifiant.
a. Tout d’abord il s’agit de garder vivant la compréhension du présent. Il faut des lieux à plusieurs espaces, pluriels, où nourrir la culture marxiste révolutionnaire et élaborer une pensée alternative. Pour cela il faut sortir de l’urgence et d’une certaine ritualité et rendre centraux des moments de réflexion sur certains nœuds du présent : l’actuelle composition de classe au niveau continental et international, les dynamiques de la crise capitaliste, les conflits géopolitiques, les dynamiques migratoires. On a besoin d’un intellectuel collectif, où l’accent doit être mis sur le premier terme, étant donné l’épuisement ou la raréfaction de la capacité de pensée à un niveau adéquat aux défis
b. Si on prend le pari d’un projet de reconstruction et d’une initiative plurielle, il faut identifier quelques projets au niveau transnational. En Italie on a priorisé la thématique des entreprises récupérées et de ses réseaux internationaux. Il y a une campagne structurée autour de la question de la dette ; l’écologie et le féminisme offrent d’autres exemples qui peuvent clarifier l’idée.
c. Un autre focus particulier est offert par la composition du travail des migrant/es et de ses dynamiques internationales. Il faudrait un comité internationale de solidarité, d’organisation et de luttes communes pour affirmer des droits inaliénables : à la citoyenneté, au travail, à la dignité humaine contre tout racisme
d. Il faut relancer le projet du Camp jeunes – jusqu’ici la meilleure carte de visite de notre organisation – et le redéfinir à la lumière de ce qui est dit ci dessus. Un camp ouvert, pluriel, où discuter des grandes questions historiques – sans approches académiques et sans champs de bataille politique – et où définir quelques grandes campagnes de masse.
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