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De l’émancipation de chacun/e à l’intérêt général- et réciproquement Quelle appropriation sociale ?

dimanche 27 avril 2003, par Catherine Samary

Je voudrais me limiter ici à la discussion d’une partie du livre d’Yves Salesse Réformes et révolution, intitulée « reformuler un projet d’appropriation sociale »1 en la reliant à une approche en partie similaire défendue par Denis Collin2. Dans le cadre de la reformulation d’un projet socialiste, l’un et l’autre soulèvent en effet la question essentielle du rôle respectif de la démocratie directe et de celui d’un Etat transformé - en relativisant la place de la première au bénéfice du second à partir de différents arguments, tous importants à débattre.

Yves Salesse met en évidence une des principales tensions du projet socialiste. Elle porte sur ce que les économistes ou les sociologues appellent l’articulation « micro/macro » (de l’entreprise au global ou de l’individu au « social »)3. Sous d’autres angles, des questionnements analogues concernent les tensions entre la logique d’émancipation individuelle et universaliste du projet socialiste et les dimensions collectives sur divers plans - social, y compris de genre, ou national (au sens ethnico-culturel ou bien « républicain » de la nation).

« Il faut acquérir une certaine maîtrise de l’économie, de façon à la soustraire à la marchandisation générale et pouvoir effectuer des choix conscients », souligne à juste titre Y.Salesse (p.69). « L’appropriation sociale ne peut donc être abordée entreprise par entreprise, d’un point de vue micro-économique. Elle doit être traitée dans son ensemble, d’un point de vue stratégique global » en conclut-il (id.). Polémiquant avec ceux qui proposent une « économie mixte » (supposée préserver à la fois un pôle privé et un pôle public), il souligne le fait qu’une telle notion camoufle la dynamique d’ensemble imprimée par l’articulation réelle entre les deux pôles : « L’expérience a montré que le capitalisme finit par mettre au pas le pôle social : que ce soient les formes coopératives ou mutualistes ou que ce soient les entreprises publiques stricto sensu ».

C’est vrai. Mais l’expérience « socialiste » a aussi montré l’étouffement possible du pôle privé au nom des « intérêts collectifs du prolétariat » exprimés par le parti/Etat. Yves Salesse le sait bien. Et c’est pourquoi, dit-il, « l’appropriation sociale ne saurait se résumer à un transfert juridique de propriété à l’Etat. L’expérience des pays de l’Est a montré que l’étatisation de l’appareil économique n’apportait pas un contrôle supérieur de la société sur les conditions de travail et de vie, sur les choix stratégiques opérés, dès lors que le pouvoir était accaparé par la bureaucratie contrôlant à la fois les rouages politiques et économiques » (p.73). La logique de l’actionnariat salarié n’est pas non plus la solution, alors qu’elle piège les travailleurs « au cœur de la contradiction entre leurs intérêts de salariés et d’actionnaires »(p.81). J’ajouterai que l’expérience sur grande échelle en Europe de l’Est d’une « privatisation de masse » des anciennes entreprises publiques par distribution gratuite des actions aux travailleurs, montre comment un tel actionnariat « populaire » est le moyen de faire avancer la restauration capitaliste : c’est à dire la généralisation des rapports marchands monétaires et le pouvoir concentré des « actionnaires stratégiques » qui licencient bientôt les travailleurs - actionnaires ou pas - pour augmenter les profits.

Sur tous ces aspects essentiels, l’analyse d’Yves Salesse fournit un cadre commun de réflexion. L’expérience de ce qui s’est proclamé « socialisme réel » fait d’ailleurs aujourd’hui l’objet de multiples retours critiques qu’il faut mettre en commun4 afin de pousser le débat. Il porte en particulier sur la conception de l’autogestion trop souvent réduite (notamment justement chez Salesse et Collin) à ce qui n’en est qu’une variante : la gestion par les travailleurs eux-mêmes de « leur » entreprise. Au-delà, c’est la place de la démocratie directe dans le projet socialiste qui est en jeu, car elle a été longtemps identifiée à la seule forme possible de démocratie5 permettant au projet émancipateur de se réaliser. Si aucun des auteurs cités ne conteste sa portée dans les luttes, sa place institutionnelle dans le cadre du nouveau pouvoir - et donc ses rapports à l’Etat d’une société dont le projet est socialiste - soulève évidemment des questions plus complexes.

Les défiances à son égard exprimées par Yves Salesse, partagées par Denis Collin ou par Tony Andréani6, sont évidemment fondées sur quelques constats nécessaires à rappeler.

Les risques de bureaucratisation des organes de lutte

Un premier ensemble de remarques porte sur les risques de bureaucratisation des institutions de démocratie directe. Les racines en sont multiples. L’enthousiasme et la disponibilité à l’action qui stimulent les formes d’auto-organisation dans les phases de montée révolutionnaires, sont précaires. Lorsque se consolide un nouveau pouvoir appuyé sur ces structures issues de la lutte (quels que soient leurs noms soviets, comités de quartiers, conseils…), la retombée de la mobilisation facilite la bureaucratisation. L’instabilité des mobilisations populaires est d’ailleurs source de manipulation dans le reflux7. Pèsent également les inégalités de formation et la volonté de dégager « du temps pour soi », au sens le plus large. La tentation est alors grande et parfois rationnelle de déléguer son pouvoir à des « permanents » qualifiés, quitte à contester ultérieurement leurs décisions. Il est également vrai que « trop de démocratie tue la démocratie » : l’organisation trop fréquente de consultations populations finit par lasser et devenir contre-productive. Il est enfin vrai que la démocratie directe sur petite échelle (unité de production réduite, atelier…) pose évidemment moins de problèmes que dans le cadre de grandes entreprises, de régions, de pays : le sommet de la pyramide des institutions de « démocratie directe » sur une vaste échelle risque bien d’être finalement fort éloigné de sa base.

Ne devrait-on pas alors, suggère Yves Salesse, plutôt préserver le potentiel de contrepouvoir, de force de rappel des organes d’auto-organisation, susceptible de tomber en veilleuse mais de se revitaliser face à l’émergence de problèmes ? Dans ce but, il propose que les formes d’auto-organisation trouvent « leur place sans être institutionnalisées » (p.43). D’autant que, « dans la pratique comme dans la plupart des théories, souligne-t-il, l’institutionnalisation limite toujours leur champ d’action » - ce qui en phase de montée des mobilisations brime ces organes populaires, mais en cas de sclérose, leur attribue au contraire un champ de compétences dangereusement vaste. C’est pourquoi Yves Salesse opte pour une « cohabitation conflictuelle  » (dont la géométrie variable est à débattre) « entre forme parlementaire transformée » appuyée sur le « droit public (nécessaire pour les garanties qu’il porte) et sa contestation vivante » - les formes d’auto-organisation séparées du pouvoir pour mieux pouvoir le contester (pp.45-46).

Du droit d’organisation au droit de contrôle…

On peut évidemment adhérer sans réserve à un aspect de ce point de vue, quand il s’agit de préserver des lieux de contestation librement organisés  : dès qu’elles sont apparues La Quatrième internationale a soutenu en Europe de l’Est toutes les formes d’autoorganisation spontanées (conseils ouvriers de Hongrie et de Pologne en 1956 ; syndicats indépendants en Yougoslavie en 1968, en Pologne en 1979-1980…). Et la résolution de son congrès mondial sur la démocratie socialiste de 1985 inscrit explicitement dans son programme l’indépendance des syndicats, le pluralisme politique, la séparation des partis et des institutions d’Etat… La critique théorique et la remise en cause pratique de toute notion de mouvement de masse conçu comme « courroie de transmission » du pouvoir - celui de l’Etat et/ou du (des) parti(s) fait donc partie de nos acquis. La nécessité d’organes d’autoorganisation indépendant du pouvoir n’est pas seulement liée aux risques de bureaucratisation8. Il est également évident que la suppression de la domination capitaliste ne s’accompagne pas d’une fin aisée des oppressions (sexuelles, de genre, nationales…). Globalement, le droit d’organisation pour exprimer librement des résistances à des oppressions et des revendications fait partie des libertés de base d’une démocratie socialiste. Mais tout cela n’épuise pas le débat sur la place de l’auto-organisation et les formes institutionnelles de la démocratie à inventer. Même s’il est urgent de reprendre et affiner les débats sur l’Etat dans le capitalisme et dans le socialisme, on devrait rester fidèle à l’objectif anarcho/communiste d’un dépérissement de l’Etat associé à celui des classes et à la remise en cause des divisions du travail source d’oppression : notamment division « classique » des tâches entre genres se reproduisant dans les structures de pouvoir, division du travail intellectuel et manuel facilitant la délégation de pouvoirs et les rapports dominants/dominés. On peut alors mettre en avant quelques priorités politico-sociales, source de légitimation et d’efficacité pour le nouveau pouvoir : - réduction et réorganisation du temps de travail conçu au sens le plus large (travail domestique et familial, temps de formation initiale et permanente, temps accordé aux responsabilités politiques à tous les niveaux, travail productif de biens et de services) partagé entre tou-te-s ; - développement des infrastructures sociales facilitant cet objectif (notamment crèches sur le lieu de travail et développement d’un nouvel urbanisme) ; - priorité à l’éducation gratuite sous toutes ses formes : théorique, pratique, expérimentale (via la recherche de rotation organisée des tâches et de promotion sociale dans le travail autant que possible) ; - mise en place d’organismes de quartier, fédérés au plan régional et national, auxquels participent syndicats, organisations de femmes, de jeunes, de retraités etc… susceptible de mener des enquêtes, recevoir des bilans et revendications sur la démocratie participative et formuler des propositions. - développement de tous les moyens d’information, audio-visuel et écrits, classiques et informatiques comme services publics…

Distrinction administration et pouvoirs politiques

Yves Salesse met l’accent sur la confusion souvent faite dans les débats sur « la bureaucratie » entre fonctions politiques (soumises à élections et révocation) et fonctions administratives. L’expérience du parti/Etat et de sa cristallisation stalinienne a facilité cet amalgame9. « La fusion des fonctions politiques et administratives renforcerait la technocratie au lieu de la soumettre », souligne-t-il à juste titre. Mais où doit s’arrêter la politique quand on veut en élargir radicalement le domaine d’application ? Il faut certainement être à l’écoute des critiques portant contre les aspects pervers de la nomination et révocation des fonctionnaires sur critères politiques, au gré des changements de majorité, ou au gré d’une contestation d’en bas qui s’exercerait sans règles. Mais faut-il par exemple considérer que les directeurs d’entreprises font partie de l’administration et d’une « bureaucratie de savoir » uniquement nommée par concours ?

Il est plus convaincant d’imaginer une combinaison de procédures : outre des grilles de revenus qui réduisent les distances entre cadres et travailleurs (ce que propose également Salesse), il faut à la fois permettre de tester des compétences par voie de concours tout en donnant aux travailleurs un droit de contestation (sous des formes à débattre, depuis le droit de veto dans la nomination, jusqu’aux demandes de sanctions graduées allant jusqu’à la révocation). Autrement dit, on peut effectivement établir des distinctions entre administration et élus et préserver une logique de règles connues (et ajustables) contre l’arbitraire. Mais cela ne contredit pas la nécessité d’un certain pouvoir institutionnalisé d’ingérence démocratique des travailleurs face à leurs directeurs. Il en va de même pour les droits de contrôle et de contestation institutionnalisés des usagers face aux services administratifs, de santé, d’éducation…

L’institutionnalisation signifie la reconnaissance en droit de procédures obligatoires de contrôle, des moyens pour permettre celui d’être efficace. C’est élargir les frontières du « politique » en affichant l’objectif de réduire les distances entre usagers, travailleurs et cadres. La protection de l’emploi « public » analogue à celui dont bénéficient les fonctionnaires a toute chance de s’étendre, et non pas de se réduire dans une logique socialiste. Mais ces protections comportent des risques réels de routine et de bureaucratisation de la fonction. C’est pourquoi cette protection accrue doit s’accompagner d’une augmentation des mécanismes (moyens et règles institutionnels) de contrôles. Il faut entendre ceux-ci d’une manière riche, non administrative, et pluridimensionnelle. Les mécanismes envisagés doivent pouvoir être ajustés face à l’apparition d’effets pervers imprévus : il doit s’agir à la fois de contrôles verticaux relevant du travail d’équipes, de la recherche d’une qualité de travail par la confrontation entre compétences équivalentes ; et de contrôles horizontaux venant des travailleurs et usagers concernés par cet emploi et sa « fonction publique » élargie.

Séparation ou nouvelle articulation des pouvoirs ?

Contre une remise en cause de la séparation des pouvoirs parfois associée à la critique de la « démocratie bourgeoise », Yves Salesse (p.48) en souligne les dangers de « fusion bureaucratique ». Il préconise donc plutôt la séparation des genres et des fonctions quant à l’exécutif et au législatif (il ne traite pas du judiciaire). Mais il se rapproche en fait davantage d’une nouvelle articulation entre ces fonctions que d’une stricte séparation. Et il est, en vérité, plus convaincant de préconiser, comme il le fait, une effective subordination de l’exécutif au législatif (avec la suppression du Sénat) plutôt qu’une séparation de ces pouvoirs. On peut le suivre quand il préconise des mesures permettant de « restaurer le rôle du législateur », contre « la consécration actuelle de la suprématie de l’exécutif » (p.49) qui « signe la force de la technostructure ». Il porte très justement le fer contre un système où les députés supposés

On ne saurait trop souligner l’importance de ces remarques, non seulement pour une mise à plat critique de fonctionnement des parlements nationaux, mais - au centuple - pour le parlement européen10 et pour les institutions de la mondialisation qui légifèrent de plus en plus sans aucun contrôle des « sociétés civiles ». Quand l’Organisme de règlement des différends (ORD) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou la Commission européenne cumulent des fonctions relevant du juridique et de l’exécutif sans avoir de compte à rendre devant un pouvoir législatif distinct, on est bien au cœur de ce sujet. Autrement dit plutôt que de remettre en cause des parlements élus, il faut, comme le suggère Salesse contester avec virulence le peu de réalité et de moyens des élus, relayé par le peu de moyen de contrôle par les « peuples souverains », au simple niveau, élémentaire des mécanismes mêmes d’information, d’enquête et de contre-enquête soumis à un contrôle populaire.

Quels représentation des intérêts conflictuels ?

Mais, à nouveau, le débat ne s’arrête pas là. Comment, par quelle démocratie, gérer les conflits d’intérêts et la représentation de l’ensemble des citoyen-ne-s ? Des questions de la bureaucratisation, on remonte ici aux deux buts fondamentaux du projet socialiste qui permettent de juger les moyens mis en œuvre : l’émancipation (individuelle et collective) et la satisfaction des besoins. Au sens le plus large, ces derniers sont, eux aussi, à divers titres, individuels ou/et collectifs et souvent conflictuels : un même individu est d’ailleurs doté de plusieurs facettes - on n’a pas forcément le même regard sur l’ouverture des magasins le dimanche en tant que consommateur ou travailleur de ce magasin…

L’ensemble des auteurs cités ici souligne, que des votes majoritaires peuvent couvrir l’oppression de minorités. Denis Collin11 répond à ce problème par un Etat républicain protecteur défendant la liberté civique « comme non-domination ». Il s’oppose ce faisant à l’univers individualiste du « libre-échange » et de la privatisation libérale où le renard est l’égal des poules sans poulailler. Mais il s’oppose aussi à la liberté « affirmation de soi » de la tradition socialiste, pour laquelle la démocratie directe généralisée est « présentée comme la forme adéquate de l’émancipation ». Outre les risques de bureaucratisation déjà évoqués, il souligne le contenu oppresseur possible d’un vote majoritaire. Mais il s’oppose à tout ce qu’il perçoit comme fausse bonne réponse de type « communautariste » : c’est, dit-il, la loi républicaine qui doit protéger les minorités, les populations les plus faibles, les étrangers, les femmes… Et la lutte jusqu’au bout contre les inégalités, souligne-t-il, impose de ne pas s’arrêter à la porte des entreprises et de la propriété capitaliste et de remettre aussi en cause la domination salariale.

L’Etat républicain et le pouvoir parlementaire (redéfini, comme indiqué plus haut), incorporant les revendications féministes, sociales, nationales est donc, selon D. Collin comme pour Y. Salesse, le cadre adéquat pour repenser le projet socialiste. Mais comment de fait évoluent le droit, la loi ? Comment se détermine un « intérêt général » qui ne soit pas en fait simplement la loi du plus riche - ou la loi du plus nombreux ?

Collin répond à cette question en soulignant le fait que, si le principe de l’égalité républicaine s’appuie sur un principe de « liberté comme non-domination », alors la révolte contre un vote majoritaire (y compris parlementaire) qui couvre une oppression est une révolte légitime que la république (donc le peuple qui fait les lois) doit prendre en compte. On voit là s’ébaucher une articulation intéressante entre luttes et législateur élu. Mais est-ce suffisant ? Le refus du « communautarisme » est convaincant quand il est refus des ghettos et des normes identitaires collectives cristallisées, refus des organisations communautaires « définissant » dans un univers clos ce qu’est être un « bon serbe », un « bon juif », une « vraie femme » ou un « vrai homme »…

Disons-le clairement - et cela rejoint aussi les débats soulevés par Antoine Artous 12 - remplacer les choix politiques (relevant de la citoyenneté universelle) par des représentations sociales, de genre, ou d’ethnie est une impasse. Mais l’universalisme abstrait en est une autre : l’écart entre les droits reconnus et la réalité sociale, de genre, nationale, des représentation est significatif d’oppressions, d’inégalités réelles à combattre. Autant la notion « d’identité collective » pose vite problème - l’identité doit être un choix absolument libre de l’individu - autant il existe bien sûr des droits et points de vue collectifs à défendre, qui ont bien sûr à voir avec les diverses communautés qui façonnent l’identité de chaque individu - classe, genre, homosexuels, peuple au sens ethnico-national ou/et au sens… « républicain ». Sans avoir de réponse unique ou universelle, on peut concevoir la encore une articulation d’instances de représentation sous des formes diverses qui permettent de préserver plusieurs principes : - une priorité à la recherche d’universalisme dans la citoyenneté, appuyée sur le libre choix individuel, indépendant du sexe, de la religion, de la communauté nationale, du statut social… Et donc une représentation parlementaire qui soit le reflet de débats politiques. Un ministère de la « démocratie participative » doit être associé à ce parlement, reliés aux organes qui à tous les niveaux s’efforcent de dégager des propositions pour renforcer la participation des femmes et des catégories sociales et nationales les plus défavorisées ; - parallèlement, de façon institutionnelle, on peut concevoir un système de chambres ou de conseils où les syndicats et organisations de défense d’intérêts spécifiques, incluant toutes les communautés qui le souhaitent (à partir d’un certain seuil de représentativité) peuvent avoir des représentants délégués. Selon des modalités à codifier, ils pourraient assister en droit aux débat du parlement, être dotés de moyens d’information et d’enquête ; disposer aussi d’un droit de formuler des propositions de lois, d’un droit de vote indicatif sur les projet de loi et d’une possibilité d’interrompre un processus de décision sur une loi jugée préjudiciable à la communauté défendue : une telle interruption impose alors de porter sur la place publique - devant le peuple souverain - le débat ; avec différentes modalités possibles de poursuites (référendums après débats, retour au parlement, après négociations…). On évite ainsi à la fois le repli communautariste et le caractère extérieur ou seulement protestataire des associations : l’institutionnalisation des représentations dans ces Chambres associées organiquement au Parlement ne supprime nullement l’indépendance des associations vis-à-vis du pouvoir : elle organise des obligations de prise en compte permanente de tous ces points de vue et des procédures de décision assorties de certains droits de veto.

On répond aussi sur ce plan au fait que tout le monde n’est pas concerné de la même façon par tous les débats : il faut que toute communauté directement affectée par un choix puisse peser sur ce choix - sans être seule à en décider : c’est aussi, ce faisant permettre un élargissement « organisé » des horizons de la pensée politique, dans la recherche d’incorporation de points de vue négligés.

Finalement, quelle « autogestion » ?

Les questions de l’appropriation sociale font partie des choix politiques. C’est pourquoi en réalité les réponses à y apporter ne sont pas très différentes des suggestions évoquées plus haut : comme dans les cas précédents, il s’agit d’élargir l’horizon des critères de la décision, de prendre en compte de façon explicite et institutionnalisée les intérêts conflictuels des diverses communautés auxquelles appartiennent les travailleurs, d’assurer le développement de la responsabilité par des droits et des moyens…

Dans sa redéfinition de l’appropriation sociale, Yves Salesse distingue les entreprises autogérées par les travailleurs de ces entreprises et les services publics qui devraient relever des autorités publiques parce qu’ils relèvent d’un « bien collectif », d’un droit universel. Mais cette distinction n’est que très partiellement convaincante.

La rationalité de gestion d’une entreprise de services publics de santé, d’éducation ou de logements n’est évidemment pas réductible aux seuls intérêts des travailleurs de ces services. Mais, plus généralement, chaque évaluation de coût et de bénéfice dans la gestion d’une entreprise peut se faire à court ou plus ou moins long terme, et peut être purement interne à l’entreprise (ses propres frais et bénéfices) ou bien incorporer des « externalités » : cette notion « d’effet externes » recouvre les conséquences positives et négatives d’un choix d’entreprise sur le territoire qui est affecté par ce choix : la commune, la région, voire la planète. On comprend que les questions de l’environnement (autre bien collectif !) sont une des « externalités » majeures des choix de production avec telle ou telle technique. Il est évidemment absurde d’évaluer les coûts et bénéfices du nucléaire, ou des OGM à court terme et « localement » ; mais toute entreprise peut, dans les techniques qu’elle utilise relever de choix collectifs.

Mais la création et la destruction d’emplois locaux et régionaux ont aussi des conséquences « externes » en chaîne : négatifs (désertification d’une région, fermetures d’écoles… effets pour les individus susceptibles ou pas d’être recyclés) ou positifs (s’inscrivant dans une logique de développement régional, etc). S’il est bien un choix « économique » qui comporte de multiples « externalités », c’est l’emploi. Mais en plus, le droit à l’emploi fait partie des droits universels d’un projet socialiste. Une entreprise, quelle qu’elle soit, ne peut pas résoudre les questions de l’emploi dans l’intérêt des travailleurs à sa seule échelle - sauf à restreindre considérablement les choix en empêchant toute restructuration de l’emploi…

En forme de conclusion13 …

1°) Les droits des travailleurs/citoyens, hommes et femmes à déterminer les conditions de leur existence n’ont aucune raison de s’exercer seulement dans l’entreprise où ils ont, par hasard, trouvé un emploi, dont ils voudront peut-être changer ou qui devra disparaître. Ces droits ne doivent pas être dépendants non plus de tout un réseau de circonstances qui pèsent sur les conditions de gestion de l’entreprise (conditions régionales, climatiques, infrastructures locales, production devenue inutile voire nocive). Même s’ils doivent d’abord s’exercer sur le lieu de travail, ces droits ne peuvent pas être non plus déterminés uniquement par le collectif d’entreprise, sous peine d’inégalités sources d’injustice et de tensions entre entreprises.

2°) L’appropriation sociale relève de la décision politique à divers échelons, mais n’a de sens qu’à un horizon intégrant les « externalités » évoquées plus haut - du local, à la planète, selon la nature des biens produits. Un système autogestionnaire pourrait par exemple s’appuyer dans le secteur des services publics sur des « communautés autogestionnaires d’intérêt », comme les appelaient la Constitution yougoslave : celles-ci associeraient les individus comme travailleurs, usagers hommes et femmes, et instances politiques et scientifiques concernées. De même, même si l’entreprise doit disposer d’une large autonomie et de fonds de roulement « autogérés » à son niveau, elle doit aussi s’insérer dans des réseau

xhorizontaux (branches), et territoriaux (planification locale, régionale, nationale) : les fonds d’investissements qui gèrent les ressources d’accumulation collective prises sur les surplus des entreprises doivent associer différents points de vue : instances politiques de représentation des intérêts (Etat aux différents niveaux) déterminant les priorités, organisations sociales de défense des droits, représentation des organes d’autogestion des entreprises…

3°) L’appropriation sociale doit évidemment intégrer diverses formes de propriété. Denis Collin, soulève notamment dans sa contribution la question de la propriété privée distincte de la propriété capitaliste. Le Manifeste communiste pronostiquait la fin de la petite propriété, non comme un objectif communiste, mais comme une destruction/absorption réalisée par le capitalisme. Il s’est en partie trompé sur ce plan. La constitution yougoslave de 1974 distinguait d’ailleurs aussi, pour éviter la confusion, « propriété privée » (où la taille des terres ou l’embauche de salariés étaient codifiées et limitées) et « propriété individuelle » articulée par de multiples droits et contrats possibles avec la propriété sociale. Il revient bien sûr au débat démocratique de déterminer les écarts acceptables ou pas dans les critères et dans l’échelle de revenus (la fiscalité est là pour ça, notamment) dans le contexte des diverses formes de propriétés.

4°) Ce sont les relations d’exploitation fondées sur la propriété des moyens de production, mais non pas toute propriété privée qu’il faut traquer, délégitimer et remettre en cause - donc la propriété capitaliste des moyens de production comme rapport social. Les droits des travailleurs embauchés dans des entreprises privées doivent donc eux aussi être considérablement étendus et protégés en cohérence avec les droits universels reconnus… Cette « dictature » là des droits humains contre les pleins-pouvoirs du capital, doit être profondément légitimée par une Constituante donnant au peuple souverain le moyen de déterminer les règles de liberté et égalité fondées, comme le souligne D.Collin, sur la nondomination…

Catherine Samary

1 Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauhce, Contre-feux, Agone, 2001, p69
2 Denis Collin,Morale et justice, Seuil 2001. Cf. également, dans ce numéro, « Républicanisme et socialisme : la question de la propriété » .
3 Pour une présentation synthétique des deux approches traditionnellement opposées et sur les recherches récentes tendant à les combiner cf. Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Nathan université, 2000.
4 Comme indiqué plus haut, cet article est un « propos d’étape » partiel qui ne prétend pas recenser et discuter systématiquement les nombreuses contributions à une refondation du projet socialiste. Cf. notamment Lucien Sève Commencer par les fins. La nouvelle question communiste, La Dispute, 1999 ; ou Tony Andréani, Le socialisme est (a)venir (I- l’inventaire), Syllepse, 2001. Cf. également le « groupe d’étude pour le socialisme de demain » - GESD - www.hussonet.free.fr/gesd.htm 5 Pour une discussion sur ce point, cf. C. Samary, « De la citoyenneté au dépérissement de l’Etat », Contre- Temps n°3
6 Op. cités de chaque auteur.
7 Cf. Y. Salesse op.cité, pp. 41-42
8 Paradoxalement pour ceux qui ont de lui une vision caricaturale, Lénine percevait mieux que Trotsky la bureaucratisation en cours de « l’Etat ouvrier » et la nécessité de préserver des instruments de lutte permettant aux travailleurs de défendre leurs intérêts.
9 Un retour systématique sur les apports de Max Weber serait sur ce plan nécessaire. Cf. notamment Weber et Marx, Actuel Marx/PUF, n° 11, 1992. représenter le peuple, « ne font plus les lois mais les votent » et « n’ont même pas le rôle réduit de contrôle de l’exécutif faute de moyens pour l’exercer ».
10 Yves Salesse a été un des premiers à souligner la nécessité d’une réflexion qui ne s’arrête pas à la critique de la construction européenne mais s’y inscrive avec des Proposition pour une autre Europe (Ed. du Félin, 1997). Il n’est pas possible ici d’élargir le débat sur ce point important qu’il évoque également dans le chapitre 6 de Réformes et révolution.
11 Cf. article cité dans ce numéro, ou Morale et justice sociale, op. cité, chapitre 10 sur « les institutions politiques justes ».
12 Cf. le dossier autour de la question de l’Etat et de la démocratie dans Contre-Temps n°3, et Antoine Artous, Marx, l’Etat et la Politique, Syllepse, 1999
13 On peut trouver plus de développement sur l’autogestion, à partir de l’expérience yougoslave notamment, dans C. Samary, « Des buts et des moyens : quel projet autogestionnaire socialiste ? », La Pensée n°321, janvier /mars 2000, cf. aussi le site du GESD indiqué en note 4