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DEMOCRATIE POLITIQUE, DEMOCRATIE ECONOMIQUE, DEMOCRATIE GLOBALE

dimanche 27 avril 2003, par Michel Lasserre

S’il est un mot qui fait l’unanimité dans les discours politiques, c’est bien celui de démocratie. Qui ne se revendique pas de la démocratie ? Certainement pas le libéral qui, en son nom, défend la liberté totale du commerce, de l’entreprise, et du profit ; ni même l’étatiste qui propose de le contrôler, voire de l’interdire, toujours au nom de cette même démocratie. On peut constater que ce mot est employé à beaucoup de sauces, et qu’en son nom on défend parfois beaucoup de choses et leurs contraires.

Qu’appelle-t-on démocratie ?

La démocratie n’est pas une découverte récente puisqu’elle remonte à la Grèce Antique ; le système socio-économique capitaliste moderne est fondé sur des bases différentes de celles de l’antique système esclavagiste grec, et la démocratie n’est donc pas un système socio-économique ; elle n’est pas non plus pour une raison similaire un système politique. Même si elle est souvent associée à la république elle ne s’y substitue pas, car si elle en est un complément fréquent il a déjà existé des républiques qui n’avaient rien de démocratiques. Si la démocratie n’est pas un système politique ni un système socio-économique, elle ne se réduit pas non plus à une simple idée ni à une valeur morale ; en fait, si on observe l’histoire des sociétés, il apparaît que la démocratie est un ensemble de "pratiques sociales", basé sur des valeurs d’égalité, de liberté, et de justice, qui s’enrichit avec le temps et le développement de certaines sociétés humaines. Les pratiques démocratiques actuelles sont principalement le résultat d’un processus qui a démarré au dix huitième siècle, en Europe avec le remplacement de la Monarchie par la République française, et en Amérique du Nord par l’instauration de la République des États-Unis. Ce retour à la république, principe de gouvernement connu depuis l’Antiquité, est fondé sur les mêmes valeurs que la démocratie. Les pratiques démocratiques les plus connues que la république a apportées dans le domaine politique sont : le suffrage universel, la liberté d’opinion et de réunion, l’indépendance de la presse, l’indépendance de la justice. L’histoire montre aussi que toutes ces pratiques, tous ces droits qui peuvent aujourd’hui apparaître élémentaires pour certains, ne se sont pas le plus souvent acquis par la simple bonne volonté des législateurs. Ils sont le fruit de luttes politiques ou sociales qui ont marqué l’histoire des nations modernes ; il en est par exemple ainsi en France du droit de vote qui fut d’abord censitaire, il ne devint suffrage universel que suite à la révolution de février 1848, mais ne fut accordé aux femmes qu’en 1944. On constate aussi que l’acquisition de pratiques démocratiques n’est jamais définitivement établie, la liberté d’opinion ou de la presse fut maintes fois remise en question durant les deux derniers siècles ; la liberté d’émettre (radios libres) ne date en France que de 1981, et nécessite toujours une autorisation préalable ; on a vu très récemment le gouvernement des États-Unis demander aux journalistes de s’autocensurer en ne passant pas les cassettes de leur ennemi du moment. La démocratie est donc un phénomène perfectible mais pouvant parfaitement régresser, même si on constate depuis deux siècles une lente évolution en dent de scie vers toujours plus de démocratie politique.

Aujourd’hui beaucoup pensent que les pratiques actuelles de la démocratie politique ne sont pas parfaites, ce qui est normal puisque c’est un ensemble de pratiques qui ne peuvent qu’évoluer de concert avec l’évolution de la société. Certains réclament plus de démocratie par exemple grâce à une modification du scrutin, ou grâce à un aménagement de la gestion locale assurant une plus grande participation de chaque citoyen, ou grâce à une utilisation plus fréquente du référendum. Bien sûr on peut améliorer beaucoup de détails et ces aménagements mériteraient certainement d’être mieux étudiés, quoi qu’il en soit rares sont aujourd’hui ceux qui estiment qu’il faut radicalement changer notre système politique, il est certes perfectible mais ses grands principes paraissent acquis. Pourtant si chacun a les mêmes droits politiques, les inégalités sociales sont bien présentes et toujours croissantes ; il n’y a rien d’étonnant à cela puisqu’elles ne relèvent pas du domaine de l’égalité politique, mais du domaine de l’égalité économique.

La démocratie économique.

Les pratiques démocratiques ne se limitent pas au seul domaine de la politique, l’humain est un animal social qui s’associe naturellement avec ses congénères pour pratiquer de nombreuses activités, on trouve ainsi des pratiques démocratiques très développées dans le domaine associatif ; les responsables de nombreuses associations à buts très divers sont en effet élus de manière tout à fait démocratique, et ces associations fonctionnent selon des règles généralement conformes aux valeurs de la démocratie. Si les pratiques démocratiques se sont ainsi imposées à l’humain dans la plupart de ses champs d’activités sociales, qu’en est-il dans le domaine qui concerne la production de biens et de services, leur distribution et leur consommation, c’est à dire l’économie ?

Dans nos sociétés modernes l’autarcie n’existe plus, et la division du travail a entraîné une socialisation totale des pratiques économiques. La production d’un bien ou d’un service met en jeu tout un ensemble d’acteurs qui oeuvrent de concert pour que le système fonctionne. Pour pouvoir produire et distribuer sa production, toute entreprise utilise les services d’autres entreprises et, la plupart du temps, le moindre bien consommé a nécessité directement et indirectement l’intervention de dizaines voire de centaines de personnes dans sa production. Dans ce sens, les pratiques économiques sont les pratiques humaines les plus socialisées qui soient, et chacun d’entre nous est un acteur économique. Vu l’évolution vers toujours plus de démocratie que nous avons pu observer dans le domaine politique et associatif, nous pourrions nous attendre à ce que cette même démocratie soit aussi d’usage courant dans le domaine économique, et que les valeurs d’égalité de liberté et de justice soient à la base des pratiques économiques modernes.

L’antagonisme entre le droit de propriété de l’entreprise et la démocratie.

Bien sûr, nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle et, dans nos démocraties modernes, la liberté d’expression dans l’entreprise, ainsi que les droits d’association et de grève, sont en théorie acquis. Les comités d’entreprise ont été institués en France en 1945, ils interviennent dans le domaine de l’organisation du travail, de l’hygiène, de la cantine, des colonies de vacances ; on observera que si on leur accorde un certain pouvoir, celui-ci est très mineur et, en dehors de quelques domaines ne concernant pas directement le fonctionnement essentiel de l’entreprise, il se réduit généralement à un rôle simplement consultatif . Le pouvoir de décision appartient de fait au seul conseil d’administration de l’entreprise et à ses représentants ; le chef d’entreprise, qui malgré un intéressement habituel aux bénéfices n’est le plus souvent lui même qu’un employé au service des actionnaires, décide de tout ce qui se rapporte à la production et aux conditions dans lesquelles elle s’effectue, et le travailleur n’a aucun pouvoir réel en ce domaine. Le chef d’entreprise a le pouvoir d’imposer au salarié la conduite la plus apte à servir les intérêts de l’entreprise, le contrat de travail n’est pas un contrat égalitaire, même si "librement" signé, c’est un contrat de subordination de l’employé vis à vis de l’entreprise. S’il existe un semblant de démocratie dans l’entreprise comme vu au début de ce paragraphe, ce n’est donc qu’une caricature de démocratie, un balbutiement. Ce sont les actionnaires/propriétaires qui ont le seuI pouvoir ; s’ils ont choisi le chef d’entreprise, c’est pour qu’il agisse dans le sens de leurs intérêts particuliers ; c’est dans le sens de leur seul profit que le chef d’entreprise décide des méthodes de productions, qu’il fixe le niveau de productivité du salarié, qu’il décide des horaires et des postes de travail, bref qu’il organise toute l’activité de l’entreprise et de ses salariés. La gestion de l’entreprise capitaliste n’a donc absolument rien à voir avec une gestion démocratique qui donnerait le pouvoir aux participants réels à l’entreprise, c’est à dire à ceux qui la font fonctionner par leur travail, elle fonctionne selon d’archaïques principes hiérarchiques fondés sur des rapports de soumission et de domination. Quand l’entreprise va mal, ou simplement quand les actionnaires veulent dégager plus de profit, ce sont les salariés de l’entreprise qu’on licencie, jamais les actionnaires, l’entreprise est gérée dans le seul intérêt des propriétaires et il n’est nullement tenu compte de l’intérêt du salarié dans cette gestion. Le rôle premier de l’entreprise capitaliste n’est pas de produire des richesses pour améliorer le bien être de tous, mais de produire avant tout du profit pour ses propriétaires ; si l’entreprise est au service de l’homme, la notion d’homme se réduit ici essentiellement à la notion de propriétaire. Cette approche, en terme de démocratie dans l’entreprise capitaliste, montre qu’en fait il existe une contradiction d’intérêt entre les actionnaires et les salariés, la gestion de l’entreprise par ses propriétaires se fait dans le sens de l’intérêt de ceux-ci, et bloque toute évolution vers une extension des pratiques démocratiques dans l’entreprise. Ce constat est le révélateur de l’existence d’un antagonisme entre la démocratie économique et le droit de propriété de l’entreprise. Si lors des grandes révolutions françaises et américaines le droit de propriété de l’entreprise apparaissait comme un garant de la liberté et de la démocratie, la réalité d’aujourd’hui, telle qu’on l’observe dans le cadre de l’entreprise moderne, nous montre que ce droit de propriété est justement l’élément premier qui empêche l’instauration de pratiques démocratiques dans le cadre de l’entreprise.

L’antagonisme entre le privilège des revenus de l’argent et la démocratie.

Non seulement ce droit de propriété de l’entreprise est cause de l’absence de démocratie dans l’entreprise, mais il est en lui même une autre source d’inégalités économiques au niveau des revenus. Du point de vue du revenu, l’égalité économique n’implique pas nécessairement l’attribution d’un revenu égal pour tous, par contre elle doit au moins assurer l’égalité des chances et un minimum acceptable pour les plus défavorisés. Mais peut-il y avoir égalité entre le citoyen qui perçoit ses revenus par son seul salaire, ce qui est le cas de l’immense majorité, et le citoyen qui perçoit ses revenus par le profit de son seul argent ? On ne peut pas s’enrichir de manière illimitée avec un simple salaire même très élevé, il faut pour cela bénéficier des revenus du capital. Si on naît riche dans une famille ayant déjà accumulé un gros patrimoine, le privilège du droit de propriété des entreprises et celui du prêt à intérêt font que l’on a toutes les chances de s’enrichir encore plus ; alors que celui qui naît dans une famille pauvre, ou même moyenne, a toutes les chances de finir salarié sans pouvoir jamais profiter des privilèges de la richesse. La dissociation entre les revenus de l’argent et les revenus du travail est la première source d’inégalités économiques, c’est grâce aux privilèges des revenus de l’argent que les 225 plus grosses fortunes du monde représentent l’équivalent du revenu annuel des 2,5 milliards de plus pauvres. Ces inégalités économiques croissantes révèlent donc un antagonisme entre le privilège des revenus de l’argent et la démocratie économique.

Conséquences de l’absence de démocratie économique sur la démocratie politique.

Si la carence de démocratie économique se fait sentir au niveau des inégalités économiques, elle ne se limite pas à ce seul domaine, comment peut-il y avoir égalité politique sans égalité économique ?

L’argent joue un rôle dans toute élection, une bonne campagne de publicité coûte cher, et si elle ne suffit pas pour garantir l’élection elle y aide forcément. Les lobbies de l’argent sont évidemment très riches, et l’idéologie néo-libérale s’est imposée à coups de centaines de millions de dollars1. Le bon vieux proverbe qui dit que "le pouvoir c’est l’argent" n’est guère contesté par grand monde ; dans un système socio-économique fondé sur l’argent et son profit, la démocratie ne pèse pas lourd face au pouvoir qu’accorde l’argent aux lobbies financiers. Si les États pouvaient gêner le pouvoir de l’argent, ses lobbies se sont arrangés pour les contourner à l’aide d’organisations supranationales telles l’OMC, le FMI, la Banque Mondiale, et les différents gouvernements n’ont pu qu’accepter bon gré mal gré leurs règles. Les pays pauvres, autrefois souvent anciennes colonies exploitées par la force, sont aujourd’hui asservis de manière beaucoup plus subtiles : le prêt d’argent et la corruption sont beaucoup plus efficace que l’usage de la force. Le remboursement du capital et des intérêts impose à ces pays de se procurer des devises, d’où une nécessaire politique d’exportation et d’ouverture aux investisseurs étrangers. Quand le défaut de paiement menace, le FMI est toujours là pour prêter encore plus, à des taux toujours plus élevés au fur et à mesure que la prime de risque augmente, à condition que ces pays adoptent des "plans d’ajustement structurel" imposant aux gouvernements des mesures favorables au "pouvoir de l’argent" et accentuant d’autant plus les inégalités économiques.

Il apparaît alors que non seulement le pouvoir économique est supérieur au pouvoir politique, mais qu’en plus il l’utilise pour se renforcer ; non seulement le pouvoir politique ne peut pas agir dans le sens de plus d’égalité économique, mais se trouve forcé par les institutions financières internationales à prendre des mesures aggravant ces inégalités, ce qui prouve qu’il ne peut y avoir de réelle démocratie politique sans réelle démocratie économique. Comment accéder à la démocratie économique pour aller vers la démocratie globale.

On vient de voir que l’élément qui empêchait l’instauration de la démocratie économique était le revenu de l’argent ; même si ce revenu a certainement joué un rôle de facteur de développement très positif antérieurement, aussi bien dans le domaine économique que dans celui des institutions, l’évolution générale fait que de nos jours il est devenu le principal obstacle vers plus de démocratie. Aujourd’hui, pour pouvoir avancer vers une démocratie de plus en plus globale, le problème majeur de notre société moderne n’est plus celui de la démocratie politique mais celui de la démocratie économique, et le privilège du revenu de l’argent en est le point de blocage. Le revenu de l’argent se concrétise essentiellement dans deux catégories : dans le droit au prêt à intérêt privé, et dans l’actionnariat c’est à dire dans le droit de propriété privé des entreprises.

Évidemment, on comprend bien que l’idée de toucher à ces deux droits puisse déranger les privilégiés qui en bénéficient, pourtant, de nos jours, l’avancée de la démocratie passe par l’abolition de ces deux privilèges. L’entreprise moderne a-t-elle vraiment besoin de propriétaires ? Que lui apportent ses actionnaires, sinon parfois de l’argent ? En dehors de cet argent, en quoi lui sont-ils utiles ? Que l’entreprise soit soumise à quelques règles d’intérêt général démocratiquement déterminées est certes une contrainte, mais la principale contrainte de l’entreprise n’est-elle pas aujourd’hui celle de la volonté de profit de ses actionnaires ? Ils apportent certes de l’argent à l’entreprise mais lui en coûtent bien plus qu’ils ne lui en apportent, elle fonctionne le plus souvent sans eux et s’en débarrasser ne présenterait que des avantages pour l’entreprise et ses salariés. Le chef d’entreprise serait alors au seul service de celle-ci et non plus à celui des actionnaires ; le conseil d’administration, pouvant enfin être démocratiquement nommé, ne dirigerait plus l’entreprise dans le sens du profit maximum, mais dans celui des intérêts de celle-ci et de ses travailleurs ; le financement de l’entreprise pourrait bien sûr être assuré par du crédit public ce qui règlerait aussi le problème du privilège du prêt à intérêt privé, tout en facilitant l’accès au crédit pour les petites entreprises. Ce fonctionnement de l’entreprise ne pourrait présenter que des avantages à beaucoup de points de vue, le problème n’est pas d’ordre pratique, il est d’ordre juridique ; mais on aborde ici un autre sujet : celui de l’autogestion, qui même si elle peut être l’expression la plus complète de la démocratie n’est pas ici l’objet de cette réflexion.

1 Cf. "Comment la pensée devint unique", Susan Georges, in Le Monde Diplomatique août 1996.