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Russie

Continuité poutinienne

par David Seppo*

dimanche 4 avril 2004

L’élection présidentielle en Russie n’avait en soi aucune signification. Si une chose était claire, c’est qu’elle n’allait changer en rien les traits essentiels du régime politique et du cours socio-économique.

On peut passer ces traits rapidement en revue :

 Une politique économique néolibérale à outrance, profondément anti-populaire, qui profite avant tout aux oligarques et aux fonctionnaires corrompus de l’État, les deux groupes vivant en rapport symbiotique, ainsi qu’au capital étranger ;

 La poursuite de la désindustrialisation de l’économie russe et sa forte dépendance continue de l’exportation des matières premières : pétrole, gaz, métaux, etc. Donc l’absence de toute perspective de sortir la Russie de son statut de pays semi-périphérique, avec tout ce que cela implique pour la société au plan social, économique et géopolitique ;

 Une corruption très répandue et l’absence de progrès significatif vers un État de droit ; un système judiciaire vénal et soumis à l’exécutif (la persécution d’oligarques choisis est paradoxalement un indice de l’absence d’un État de droit) ;

* Le maintien d’une " démocratie régulée " : un exécutif jouissant d’un pouvoir quasi absolu qui exclut la population de toute influence sur la politique du gouvernement, combiné avec une tolérance des libertés politiques relativement large, tant qu’elles ne menacent pas la totale liberté d’action de l’exécutif. La politique terroriste du gouvernement en Tchétchénie est là pour rappeler ce dont ce régime est capable quand il doit affronter une résistance qu’il considère comme menaçante pour lui.

En ce qui concerne les oligarques, la situation restera stable. Poutine a déjà démontré la prédominance de l’État sur les oligarques (1). Mais cette bourgeoisie est en général très contente de la situation. Elle ne cherche pas l’exercice direct du pouvoir. Même les ultra-libéraux qui versent des larmes de crocodile concernant l’érosion de la " démocratie régulée " (c’est leur terme) n’ont rien à reprocher à Poutine au niveau de sa politique économique. Évidemment, l’absence d’un État de droit crée de l’insécurité dans le milieu des affaires. Mais un État de droit serait encore plus menaçant pour eux, vu les origines criminelles de leurs fortunes et le rôle absolument essentiel que joue pour eux l’accumulation les rapports privilégiés avec l’État.

On trouve dans les médias une grande part d’illusions, comme si l’avènement de Poutine avait profondément changé la situation politique en Russie. Du point de vue des classes populaires, c’est-à-dire de l’écrasante majorité de la population, rien n’a changé, à part le fait que maintenant leurs salaires de misère leur sont au moins versés. A part cela, le niveau de vie ne s’est pas amélioré de manière significative, et cela malgré les cinq années consécutives de croissance.

La télé est sans doute un peu moins intéressante maintenant. Le code du travail a été révisé de sorte qu’il reflète maintenant le véritable rapport de force dans les entreprises, c’est-à-dire le pouvoir absolu de la direction. Mais à part cela, le régime Poutine c’est essentiellement le même régime que Eltsine a établi en octobre 1993, lorsqu’il a envoyé des chars bombarder le Parlement. Dans toutes les élections depuis le coup d’État d’Eltsine en 1993, les ressources à la disposition du président ou des candidats appuyés par le pouvoir ont été tellement disproportionnées, qu’il est carrément impossible de parler d’une compétition, ne serait-ce que formellement, équitable. En plus, les résultats des élections ont été régulièrement truqués. On peut passer rapidement en revue ces élections :

 Les résultats du référendum de décembre 1993 qui a consacré le système politique présent d’un président absolu ont été falsifiés. La participation était inférieure au minimum demandé par la nouvelle Constitution, rédigée à huis clos par Elstine lui-même. Son coup d’État lui a permis la poursuite de la " thérapie de choc ", promue par le FMI, dont un trait central, mais inédit, était le moratoire sur la légalité, un moratoire qui reste largement en vigueur, malgré l’intention déclarée de Poutine d’établir une " dictature de la loi. "

 Eltsine a longtemps hésité avant de tenir l’élection présidentielle en 1996. Une lettre ouverte d’un groupe de gros banquiers lui a demandé carrément de ne pas sacrifier la Russie sur l’autel de la démocratie occidentale, qualifiée de " fétiche ". Lorsqu’il a finalement décidé d’organiser l’élection, il a déclaré qu’il ne permettrait jamais aux communistes de retourner aux pouvoir. Et en réalité, selon des sources haut placées dans le FSB (ancien KGB), le candidat communiste aurait gagné...

 Les résultats de l’élection présidentielle de 2000 ont été aussi truqués pour permettre à Poutine de gagner au premier tour.

 Lors des élections en Tchétchénie en 2002, même une façade de légalité n’a pas été respectée.

Il faut souligner que l’Occident a soutenu le coup d’État d’Eltsine et qu’il a accepté de considérer comme légitimes les résultats des élections présidentielles de 1996 et de 2000. Si aujourd’hui certains dirigeants occidentaux expriment de l’inquiétude concernant le sort de la démocratie en Russie, c’est complètement hypocrite. Et de tout façon, après la dernière élection, aucun gouvernement n’a vraiment remis en question la légitimité du régime de Poutine. Malgré une certaine méfiance de l’Occident, la politique économique et internationale de Poutine est jugée satisfaisante.

N’y a-t-il vraiment rien de nouveau aujourd’hui ? Si, l’État renforce progressivement son contrôle sur la société. Mais reste discutable si c’est un changement qualitatif. La " société civile " (c’est-à-dire les classes populaires mais aussi la classe possédante) est tellement faible, qu’il est difficile de le savoir. Dans la perspective de l’histoire de la Russie, ses citoyens jouissent aujourd’hui de libertés larges. Le problème est qu’ils ne s’en servent pas pour résister à ce régime anti-populaire. Et ce celui-ci, dans les faits, s’appuie sur des bases sociales et idéologiques très faibles. Son autoritarisme grimpant vise à compenser cette faiblesse. La tragédie de la Russie est que la capacité de résistance de la population est aujourd’hui encore plus faible que la capacité de l’État à l’opprimer. Cela pourrait changer, peut-être même rapidement. Mais pour l’instant, la situation est très stable.


* David Seppo est formateur syndical en Russie.

1. Pour sa part, Jean-Marie Chauvier écrivait récemment : " La rente pétrolière, principale source de richesse et de pouvoir actuellement en Russie, et les empires médiatiques, fabriques d’opinion publique, ont été au coeur de la bataille livrée par Vladimir Poutine contre Boris Berezovski, le financier qui l’avait mis sur orbite en 1999, Vladimir Goussinski, magnat des médias libéraux et, tout dernièrement, Mikhaïl Khodorkovski, qui avait probablement misé sur le pétrole et ses alliances outre-Atlantique pour s’emparer, ni plus ni moins, du Kremlin. Le patron de Youkos négociait simultanément sa fusion avec Sibneft et la vente de 25 % à 40 % des actions du géant pétrolier issu de ce mariage à Exxon-Mobil ou Chevron-Texaco, sans médiation du Kremlin. En même temps il arrosait les partis libéraux et le PC de Guennadi Ziouganov et leur achetait des places sur leurs listes électorales, de façon à constituer à la Douma une minorité de blocage des projets présidentiels. " [Jean-Marie Chauvier, Poutine, le Kremlin et l’oligarchie, paru dans Espace de Libertés, revue du Centre d’Action Laïque, Bruxelles, février 2004.] - Ndlr.