Rien de tout cela ne peut se faire spontanément, puisqu’il est question de pratiquer autrement les luttes et la politique. Pour aller au-delà de l’immédiat le mouvement social doit en fait disposer d’organisations et plus particulièrement d’organisations politiques prêtes à agir dans son sein sans chercher à lui imposer des orientations qui seraient élaborées du dehors. Le ou les partis révolutionnaires n’ont pas à se constituer comme des états-majors qui conduisent des troupes au combat, mais comme des organisations qui contribuent à augmenter les capacités de réflexion autonome des masses en faisant retour avec elles sur les incidences et les prolongements. Pour cela il faut renoncer au vieux schéma kautskyste, repris par Lénine, d’un parti intellectuel collectif qui apporte la perspective juste au prolétariat ou aux exploités, et se tourner vers une conception plus complexe de la question. La théorie et la pratique révolutionnaires sont des relations de tension permanente qu’il faut essayer de rendre fécondes. La théorie est souvent portée à croire qu’elle a trouvé sa forme définitive et qu’il lui faut se soumettre les pratiques pour que ces dernières remportent des succès. Elle a oublié qu’en s’arrogeant une telle autorité elle entre dans une logique de domination qui tend à perpétuer au sein du mouvement d’émancipation la division du travail intellectuel la pensée supérieure qui invalide les modes de penser inférieurs). A l’inverse, la pratique qui méprise la théorie ou lui rend hommage pour ne pas avoir à s’en soucier ne peut que tomber dans un practicisme qui ne peut libérer les pratiques individuelles et collectives, mais les enfonce au contraire dans la subordination au monde dominant. L’unité dynamique de la théorie et de la pratique ne peut être que conflictuelle, car elles doivent sans discontinuer se corriger pour traquer leurs routines et pour que s’ouvrent de nouveaux champs à la contestation et à la critique. Elles doivent se compénétrer de telle façon que la théorie soit aussi pratique et que la pratique soit aussi théorique (par la production de nouvelles connaissances chez les exploités et les opprimés).
Il va de soi que le parti qui s’engage sur cette voie, ne gère pas un capital et une culture politiques. Il doit se faire découvreur de nouvelles pistes vers l’émancipation, de nouvelles mises en question de la barbarie du Capital. Il est explorateur collectif et, à ce titre, il avance en terrain peu connu, voire inconnu pour augmenter le champ des possibles. En ce sens, le parti a un rôle d’avant-garde, il ne faut pas avoir peur de le dire. Mais il ne faut pas se méprendre, il n’a pas à être une avant-garde au sens militaire du terme se préparant à l’art de l’insurrection. Toutes proportions gardées, ce qui se rapproche le plus de la notion d’avant-garde retenue ici, ce sont les avant-gardes comme Dada, le surréalisme et les situationnistes dans leur lutte contre la culture bourgeoise. Et il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce que Trotsky et André Breton écrivaient dans « Pour un art révolutionnaire indépendant » : « Il s’ensuit que l’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner à des fins pragmatiques extrêmement courtes... En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière... Toute licence en art. »’ Rien ne doit entraver la liberté d’exploration du parti, et notamment la liberté de son imagination politique pour chercher les points de rupture. (2). Lles défauts de la cuirasse du Capital (de ses machineries) et de sa symbolique. Le parti n’est pas une lente accumulation de forces, il est un appel à l’élargissement de l’expérience de ceux qui se tournent vers lui, plus précisément il invite ses membres à critiquer tes expériences étroites, tronquées, frustrantes que l’on fait dans le cadre de la valorisation capitaliste pour ouvrir de nouvelles sphères d’expérience (dans les rapports aux autres et aux fétiches produits par le Capital). Ce qui caractérise le parti, c’est la recherche de confrontations audacieuses sur ce qu’il faut entreprendre pour changer les conditions de lutte, pour débusquer les adversaires et les dépouiller de leur apparente toute puissance. La progression du parti dans cette voie doit lui permettre de ,dialoguer avec les masses de façon à ce que ces dernières modifient leurs façons de se comporter et de saisir les rapports sociaux et simultanément donnent à celui-ci de nouvelles impulsions. Il doit y avoir une dialectique permanente, un conditionnement réciproque entre parti et mouvement social. Cela vaut particulièrement pour les problèmes de stratégie. L’objectif stratégique, mettre en crise les dispositifs de pouvoir du Capital et de la bourgeoisie pour mettre en œuvre la transformation des rapports sociaux sur une large échelle, est inséparable de sa concrétisation dans les luttes. On ne peut atteindre l’objectif stratégique sans user l’hégémonie culturelle et politique du Capital, sans dévoiler son caractère destructeur et mortifère, sans discréditer les relations de concurrence, la logique de la valorisation et sa symbolique. La crise révolutionnaire ne doit plus simplement être interprétée comme une crise des méthodes de gouvernement, mais comme une crise beaucoup plus globale où la société capitaliste est mise à nu dans ses différents mécanismes. De ce point de vue, la conception militariste de la prise du pouvoir doit être écartée comme conduisant à des impasses. La violence révolutionnaire n’est pas n’importe quelle violence, elle est une contre-violence qui se fixe pour but de combattre la violence des rapports. Elle n’est pas déchaînement sans mesure contre un ennemi de classe, mais maîtrise raisonnée et politique des moyens de coercition et de répression.
(Extrait de l’article, Le trotskysme dans l’histoire,
de Jean-Marie Vincent, paru dans Critique communiste no. 172 , printemps 2004)