Tiré d’Inprecor N° 545-546, 2009-01-02
La crise de 1929 a déclenché des conflits commerciaux entre impérialismes. Ces conflits, à leur tour, ont contribué à transformer la crise en dépression longue et en une guerre mondiale. La crise capitaliste enclenchée en 2008 sera d’autant plus profonde qu’elle a été retardée par un niveau d’endettement sans précédent du capitalisme. Elle pourrait être d’autant plus dévastatrice si les premières mesures protectionnistes et les prémices de conflits commerciaux se confirment.
Les dirigeants capitalistes sont conscients que leur monde est au bord du gouffre et que le protectionnisme serait un pas de trop. Ils n’ont pas oublié la leçon de la Grande Dépression. En juin 1930, neuf mois après le krach boursier à Wall Street, deux élus républicains ont fait adopter la loi dite Hawley-Smoot, qui augmentait les tarifs à un niveau record sur plus de 20 000 produits importés. Plus de mille économistes avaient alors signé une pétition dénonçant ce geste. Plusieurs pays ont aussitôt riposté en érigeant leurs propres barrières commerciales.
Le commerce entre les États-Unis et l’Europe avait chuté des trois quarts en deux ans. Selon des données américaines, le commerce mondial a plongé de 66 % entre 1929 et 1934. A la sortie de la seconde guerre mondiale, les gouvernements ont inclu dans les accords Bretton Woods une réduction des tarifs sur les importations, prélude à la signature de l’accord du GATT quelques années plus tard.
Les discours du G-20
Pascal Lamy, Directeur de l’OMC, sait bien que l’impact d’une spirale réformiste serait considérable, mais préfère les formules vagues : « Il y a certainement un risque, il n’y a pas de doute… On ne sait pas très bien quel sera l’impact. Ce qui est sûr, c’est qu’il sera plutôt pas bon que bon ». Il ajoute toutefois : « le protectionnisme n’est pas quelque chose de rationnel, c’est une sorte de pulsion, psychique, psychologique, qui saisit les acteurs économiques quand ils se sentent en danger » (1).
En toute logique, les membres du G-20, réunis à Washington le 14 novembre 2008 pour faire face à la crise, ont préconisé l’adoption de mesures pour stimuler la demande, par des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes, mais aussi par le renoncement à tout protectionnisme.
Les exhortations similaires n’ont pas attendu. Dans la foulée, les 21 pays membres du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) se sont engagés dans une déclaration commune, à tenir une « position ferme » contre toute tentation de protectionnisme en réaction à la crise mondiale.
De même, les présidents français et brésilien ont affirmé le 23 décembre la volonté de l’Europe et du Brésil de « travailler ensemble » pour sortir de la crise, et ont appelé à conclure les négociations commerciales du cycle de Doha en 2009. « On ne peut ajourner la libéralisation du commerce », après l’échec de ces négociations, a affirmé le président brésilien Lula. En ces temps de crise, il est « essentiel de résister au protectionnisme », a renchéri le président de la Commission Européenne Barroso. « Rien ne serait pire que le protectionnisme », a répondu en écho le président français Sarkozy.
Le président Bush vient le 12 Janvier de mettre en garde contre le protectionnisme dont il soupçonne Barack Obama : « Ce serait pour nous une énorme erreur que de devenir un pays protectionniste ». Et d’ajouter : « la tentation est grande de dire : élevons des barrières, protégeons-nous et refusons la concurrence ». La représentante américaine au Commerce extérieur de l’Administration Bush a renchéri en quittant ses fonctions : « Je m’inquiète des tendances protectionnistes, pas seulement aux États-Unis, en Chine également, et dans d’autres pays. »
Doha au rancard
Curieusement, une disposition, peut-être la plus importante du communiqué du G-20, a été peu relevée : la limite à 12 mois de l’engagement à ne pas prendre de mesures protectionnistes. Pourquoi limiter ce principe cardinal de la mondialisation capitaliste à 12 mois ? Deux raisons sans doute.
Premièrement, il s’agit de rétablir la confiance en laissant entendre que la crise ne sera pas plus longue que les plus récentes et s’achèvera à la fin de l’année 2009. Passée la tempête, les incitations au protectionnisme deviendraient limitées et gérables par les mécanismes de règlement des conflits de l’OMC. Tout indique, malgré les dénégations attendues des dirigeants et des économistes à leur service, que la crise sera au contraire la plus grave depuis celle de 1929.
La deuxième raison est que les dirigeants du G-20 savent que la crise est durable et que bien des pays succomberont au chant des sirènes protectionnistes. Il ne s’agit alors que de retarder leur mise en œuvre.
Les informations rassemblées et présentées ci-dessous démontrent que la mise en œuvre des mesures protectionnistes est encore limitée mais que leur préparation est très active et promet d’approfondir la crise. Le lendemain de leur signature du communiqué du G-20, la plupart des pays commençaient à affûter leurs armes protectionnistes.
Les politiques nationalistes et protectionnistes, offrent un double avantage à la bourgeoisie de chaque pays : 1) transférer une partie de la crise vers les pays concurrents, et 2) détourner vers l’étranger le mécontentement des travailleurs qu’elle s’apprête à exploiter encore plus sévèrement.
Le protectionnisme au sens propre, aussi dit « défensif », à savoir les restrictions aux échanges internationaux, est complété de plus en plus par ce que certains appellent aujourd’hui le « néoprotectionnisme », ou protectionnisme dit « offensif », autrement dit l’ensemble des mesures publiques qui contribuent à soutenir des secteurs économiques entiers face à la concurrence internationale, afin de défendre leurs parts sur le marché national. Ces mesures sont le plus souvent contraires aux accords signés sous l’égide de l’OMC, notamment l’Accord antidumping et l’Accord sur les Subventions et Mesures Compensatoires.
Le premier échec du G-20 a été enregistré précisément sur la question des échanges internationaux. Constatant l’absence d’un consensus suffisant parmi les plus grandes puissances économiques, le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, a renoncé à convoquer la réunion ministérielle prévue par le sommet du G-20 avant la fin 2008 pour boucler les négociations du cycle de Doha. Non seulement ces négociations sont en panne depuis 2001, mais l’OMC a enregistré en 2008 une recrudescence de 40 % des plaintes antidumping.
Les banques ouvrent le bal
Dans un grand nombre de pays, les gouvernements ont mis en place des plans de sauvetage des banques allant de la garantie des dépôts ou des prêts interbancaires, jusqu’au rachat des actifs toxiques, en passant par la recapitalisation et même la nationalisation partielle ou complète. Les injections massives de fonds et les garanties publiques donnent aux banques des pays riches un énorme avantage concurrentiel sur leurs homologues dans le monde des pays dominés. Dans ces conditions, les pays dominés se sentent en droit de refuser toute libéralisation du commerce des services, à commencer par les dispositions de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS).
Dans les pays où ces plans sont suffisants, ils renforcent le secteur financier national et favorisent la concentration, y compris le contrôle de banques étrangères. Cette dimension « néoprotectionniste » n’a pas échappé à la Commission Européenne. Elle ne s’est pas privée de rappeler que ces plans de sauvetage des banques étaient contraires à l’article 101 du Traité de Lisbonne, qui interdit la constitution de positions dominantes. Le droit communautaire n’a toutefois pas empêché les mouvements de restructuration et de concentration bancaires : rachat de Fortis par BNP-Paribas, de HBOS par Lloyd-TSB, de LBBW par la banque régionale de Bavière, de Dresdner par Commerzbank, ou de Bradford&Bingley dont les bons morceaux ont été partagés entre Abbey et Santander… Ces plans de sauvetage, sans approbation de la Commission sont en plus jugés contraires à l’article 107 du Traité qui interdit les aides de l’État…
En France, en contrepartie de prêts de 10,5 milliards d’euros aux banques, le gouvernement a demandé à ces dernières d’accroître leurs crédits aux entreprises et aux particuliers. Ce point pose problème à la Commission qui y voit un avantage concurrentiel en faveur de ces banques. En octroyant plus de prêts, ces banques pourraient ainsi s’appuyer sur l’aide de l’État pour gagner des clients. La Commission a recommandé une rémunération d’au moins 10 % des fonds publics mis à leur disposition, taux jugé trop élevé par Paris...
Un test en grand : l’automobile
L’industrie automobile est en crise. À l’échelle mondiale, la capacité de production des usines est de 92 millions de véhicules par an, tandis que la demande a atteint à peine 60 millions en 2008 (2) et qu’elle s’écroulera en 2009.
Dans un discours prononcé peu avant le récent sommet du G-20, le Premier ministre britannique Gordon Brown a appelé le président élu Barack Obama à ne pas renflouer les trois grands constructeurs de l’industrie automobile états-unienne, sous le prétexte que la concurrence mondiale avait rendu leur déclin irréversible. Un renflouage ne ferait donc que repousser l’inévitable, et au prix fort pour les contribuables, expliquait-il en substance. Contrairement à ce qu’imaginait sans doute Gordon Brown, c’est Bush, au mépris de tout le dogme libéral, qui a pris la décision d’accorder 17,5 milliards de dollars à Chrysler, Ford et General Motors.
Le plan exclut les producteurs étrangers installés aux États-Unis, mais demande au syndicat de l’automobile d’accepter les conditions de rémunération inférieures pratiquées par les marques étrangères. La protection de l’industrie automobile a pris aux États-Unis un accent nationaliste et militariste, à l’initiative de dirigeants syndicaux comme de politiciens des deux bords. Par exemple, le sénateur du Michigan, Carl Levin, a défendu le plan au Sénat en expliquant que le soutien au secteur se justifiait par le besoin de maintenir une avance militaire, qu’il s’agisse de transport militaire, de robotique ou d’autres technologies.
Selon le patron de Renault, Carlos Ghosn, « les destructions d’emploi seront massives dans les pays qui n’aideront pas le secteur automobile à se financer » et de demander, au nom des constructeurs européens, le chiffre astronomique de 40 milliards d’euros afin « d’apporter des liquidités » et de « favoriser la reprise du crédit ». Le gouvernement français a répondu avec quelques centaines de millions d’aide « à l’innovation », un milliard pour chacune des deux banques filiales de PSA et de Renault, et des primes à la casse des véhicules de plus de 10 ans.
Dans la foulée du plan de la France, la Suède a mis au point un plan de sauvetage de Saab et Volvo qui emploient au total 20 000 salariés dans ce pays, de 3,4 milliards de dollars. Et le plan de relance allemand annoncé en janvier prévoit une aide de 1,5 milliard pour le secteur automobile.
Première condamnation de la Chine par l’OMC
En décembre 2008, l’Organe d’Appel de l’OMC a confirmé la condamnation de la réglementation chinoise qui oblige les constructeurs automobiles chinois d’acquitter une taxe supplémentaire de 15 %, en plus des 10 % de droits de douane perçus normalement sur les pièces détachées importées, s’ils n’utilisent pas une quantité suffisante de pièces fabriquées en Chine. En 2007, les exportations de pièces détachées automobiles de l’Union Européenne (UE) vers la Chine ont dépassé les 3 milliards d’euros. Le commerce total des biens entre l’UE et la Chine dépassait les 300 milliards d’euros en 2007.
C’est le premier différend soulevé par l’UE, rejointe par les États-Unis et le Canada, contre la Chine et c’est la première fois qu’un différend avec la Chine parvient au niveau des rapports du Groupe spécial et de l’Organe d’appel. La Chine dispose désormais d’un délai à négocier pour conformer ses mesures à la législation de l’OMC, après lequel l’UE pourra adopter des sanctions commerciales si la Chine n’a pas mis fin à sa violation de la législation de l’OMC.
En Russie, le premier ministre, Vladimir Poutine, a aussi lancé son plan de sauvetage de l’automobile : « Alors que nos sites de production n’ont pas d’autre choix que de réduire leur production, je pense qu’il est totalement inadmissible de dépenser son argent en achetant des véhicules importés », Le plan de Poutine consiste à subventionner les emprunts pour l’achat de véhicules russes, à garantir les émissions obligataires des constructeurs russes à hauteur de 70 milliards de roubles (1,8 milliard d’euros), à débloquer des subventions pour inciter les administrations à renouveler leur parc automobile, et , mesure protectionniste classique, à hausser les droits de douane pour les véhicules importés, y compris les occasions. Conséquence immédiate : une chute des importations de véhicules japonais, et même des protestations de rue organisées à Vladivostok par les ouvriers du port et les importateurs et distributeurs de Toyota…
Plans de relance en faveur du capital national
Aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Chine, les plans de relance se chiffrent en centaines de milliards de dollars. La priorité de ces plans n’est pas la relance de la consommation des ménages, mais les « grands travaux » et autres infrastructures. Une des raisons, ouvertement proclamée, est de renforcer l’attractivité du territoire pour le capital. Les gouvernements justifient de privilégier la promotion de l’offre plutôt que la demande en affirmant que le tissu économique national sera ainsi en mesure de profiter de la reprise aux dépens des voisins. L’accumulation avant la satisfaction des besoins est au cœur de la logique du capital. C’est la dynamique qui conduit aux crises chroniques de surproduction, mais le capital ne connaît pas d’autre logique.
Principaux plans de relance au 15 Janvier 2009
Pays, Montant (milliards $), % du PIB
États-Unis : 775 5%
Japon : 720 14%
Chine : 586 20%
Royaume Uni : 177 8%
Allemagne : 70 2%
Corée du Sud : 50 6%
France : 26 2%
Cependant il existe une seconde raison au choix en faveur des grands travaux et des infrastructures : cette relance favorise beaucoup plus les producteurs nationaux que les fournisseurs étrangers. Là aussi, c’est un choix néoprotectionniste.
Le Ministre indien du commerce ne s’est pas privé de critiquer ces plans de relance : « Les plans de relance décidés en Europe et aux États-Unis comportent des aspects très protectionnistes à l’égard de certains marchés, mais aussi de certains secteurs industriels. Pendant toutes ces années, l’Ouest nous a demandé d’ouvrir nos marchés et maintenant nous percevons la tentation de faire, chez eux, le contraire afin de soutenir des industries qui, de toutes les manières, ne pourront plus survivre par elles-mêmes. » (3)
Préparatifs de guerre des changes
Les plans de relance de cette taille impliquent des déficits budgétaires tels qu’ils pourraient mettre en question la solvabilité de certains États. Ceux-ci ont donc aussi recours à une autre arme anti-crise de poids, la politique monétaire. Laisser se déprécier sa monnaie favorise les exportations et décourage les importations. La mesure est d’autant plus durable que dans le climat déflationniste des pays en crise l’inflation ne risque pas d’éliminer les avantages passagers d’une dévaluation. La guerre des changes, comme dans les crises précédentes, peut fortement contribuer à enterrer les déclarations de coopération du G-20.
Au printemps 2008, la Réserve fédérale (FED), en dépit de la menace inflationniste (le baril de pétrole frôlait 150 dollars), avait réduit ses taux d’intérêt, et fait s’effondrer le dollar face à l’euro, jusqu’à un record de 1,60 dollar pour un euro. Fortes de cette compétitivité de change, les exportations des États-Unis s’étaient envolées, et la croissance avait atteint 3,4 % en rythme annuel au deuxième trimestre de 2008. La chute des taux s’est accélérée lorsque le 16 décembre 2008, la FED a rendu l’argent gratuit, ramenant ses taux directeurs entre 0 % et 0,25 %.
Face à l’écroulement du dollar et de la livre (s’approchant de la parité avec l’euro), équivalant à des dévaluations compétitives, les autres pays ne sont pas restés en reste. La Banque Centrale du Japon, a procédé à un nouvel assouplissement monétaire, ramenant ses taux à 0,1 %, contre 0,3 % auparavant, pour éviter que le yen continue de s’envoler. Même la Banque centrale européenne a fini par abandonner son habituel ton orthodoxe.
Timothy Geithner, Secrétaire au Trésor d’Obama, déclara en janvier à la commission des Finances du Sénat : « le président Obama pense que la Chine manipule sa devise » pour soutenir ses exportations. La Chine s’est défendue immédiatement : « Critiquer sans fondement la Chine sur la question des taux de change ne fera que servir le protectionnisme américain et ne contribuera pas à trouver une vraie solution à cette question » a martelé le ministre du Commerce chinois.
Tentant de faire face à la domination du dollar, la Chine a décidé, à titre expérimental, de payer avec sa monnaie, le yuan, les biens échangés entre deux régions (le delta du Yangtze et celui de la rivière des Perles) et Hong Kong et Macau. La mesure est décrite par le quotidien officiel China Daily comme « le premier pas vers la transformation du yuan en monnaie internationale ». Deux provinces du sud/sud-ouest, le Guangxi et le Yunnan, devraient aussi acquérir le droit de se servir du yuan pour commercer avec les membres de l’Association des nations du sud-est asiatique (ASEAN).
Fonds souverains
Les États disposant de réserves de change élevées, comme la Chine, le Japon ou les pays à fort excédent pétrolier, ont constitué depuis des années des fonds souverains disposant de centaines de milliards de dollars pouvant s’investir dans n’importe quel pays, y compris dans des industries du pays d’origine pour les protéger contre un rachat par le capital étranger.
Certains pays développés, sans disposer d’excédent structurel de la balance des paiements, sont toutefois tentés par un outil de ce type permettant notamment de « protéger » leurs fleurons industriels.
L’exemple français, avec le « patriotisme économique », est à ce jour le plus remarquable. Le président français Nicolas Sarkozy a créé un « fonds souverain » — appelé Fonds stratégique d’investissement (FSI) — doté de 20 milliards d’euro pour défendre des secteurs dits stratégiques de l’industrie française, la Caisse des dépôts et consignations (CDC) redevenant le bras armé de ses choix stratégiques et industriels. Le président français n’hésite pas à comparer son initiative à « ce que les pays producteurs de pétrole, ce que les Russes, ce que les Chinois font ». Il annonce qu’« il ne s’agira pas de secourir des activités périmées mais d’investir dans l’avenir, de stabiliser le capital d’entreprises qui disposent de savoir-faire, de technologies-clés, proies tentantes pour les prédateurs qui voudraient profiter d’une sous-évaluation boursière momentanée ». La dynamique néoprotectionniste des fonds souverains n’a pas échappé à la critique du FMI (4).
États-Unis
Tout en prônant le libéralisme, les présidents états-uniens ont souvent pris des mesures protectionnistes pour sauvegarder les intérêts de grandes entreprises. C’est Bush, soit disant « ultra libéral », qui a mis en place des taux de protection élevé de l’acier produit aux États-Unis, pour sauver ainsi la production nationale. Comme indiqué plus haut, les mesures prises par le Président Bush contre la crise en 2008 incluaient déjà, consciemment ou non, des dispositions favorisant les entreprises nationales face à la concurrence. La nouvelle loi sur les investissements étrangers et la sécurité nationale (5), votée en 2007, a donné au président américain des pouvoirs importants pour limiter les investissements étrangers au nom d’une définition très large et de fait néoprotectionniste de la sûreté intérieure.
Les mois qui viennent verront la mise en œuvre des politiques annoncées par le président élu Obama qui, tout en affirmant bien sûr ses convictions libre-échangistes, a annoncé qu’il veillerait à protéger les emplois aux États-Unis. « Les gens ne veulent pas de T-shirts moins chers si cela doit causer la disparition de leur emploi », a-t-il déclaré. Le nouveau Congrès et la présidence sont tentés de dresser de nouvelles barrières protectionnistes derrière le paravent de nouvelles normes sociales et environnementales. Obama a annoncé son intention, fortement appuyée par les dirigeants de l’AFL-CIO, de renégocier notamment l’accord NAFTA (6) qui a créé en 1994 une zone de libre échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.
Alors qu’il siégeait au Sénat, Obama a approuvé un accord de libre commerce avec l’Émirat d’Oman, mais s’est opposé à la signature de l’accord dit DR-CAFTA (7) qui crée une zone de libre échange entre les États-Unis, la République Dominicaine et les pays d’Amérique Centrale. Il approuve le projet de traité de libre commerce avec le Pérou, mais s’est opposé aux propositions de ratification d’accords de libre échange avec la Corée du Sud et la Colombie.
Le constructeur européen Airbus risque dans ce contexte de perdre bel et bien le méga contrat de 35 milliards de dollars des avions ravitailleurs de l’armée de l’air des États-Unis. D’abord retenu en février, avec son partenaire Northrop Grumman, face à Boeing, l’européen a vu son contrat annulé pour « erreur d’évaluation » en juin. « Si nous devions passer un énorme contrat pour l’armée américaine, je pense que nous voudrions des compagnies américaines, employant des salariés américains », avait alors déclaré Barack Obama.
Le bouclage du cycle de négociations dit de Doha sera d’autant plus difficile qu’Obama est un partisan de la politique de fortes subventions reconduite dans la loi sur l’agriculture votée en Mai 2008. Il est aussi un fervent partisan des subventions à la production d’éthanol. Il s’est même engagé à investir 150 milliards de dollars sur dix ans dans la filière.
Enfin, face à l’interdiction du bœuf aux hormones dans l’Union européenne, les États-Unis ont étendu la liste des produits européens dont les droits de douane s’élèveront à partir du 23 Mars à 100 % : des fromages, des viandes, des fruits et légumes, des céréales, des chewing-gums, des chocolats, des châtaignes, des jus de fruit, des eaux minérales et des graisses. Les États-Unis ont également annoncé en Janvier qu’ils allaient porter plainte contre l’UE devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans le but d’obtenir l’autorisation d’exporter vers le Vieux Continent des volailles désinfectées au chlore.
Chine
Le nouveau président des États-Unis devra relever le défi de la Chine, qui génère le plus gros déficit commercial des États-Unis. L’administration Bush, dans la semaine du 19 décembre 2008, c’est-à-dire au lendemain de critiques très fortes visant son plan de sauvetage de l’automobile, a déjà porté plainte à l’OMC contre la Chine, accusant ce pays de soutenir indûment l’exportation de ses produits de marque. Le Mexique s’est immédiatement joint à cette plainte devant l’OMC. Alors que la plupart des entreprises installées en Chine bénéficient déjà d’exonérations dans les paradis fiscaux que constituent les zones économiques spéciales (ZES), le gouvernement de ce pays a accordé des exemptions de taxe à des exportateurs nationaux pour les rendre plus compétitifs.
« Nous avons été contrariés de voir que la Chine semblait toujours avoir recours à des mesures illégales dans le cadre de l’OMC pour promouvoir ses exportations, allant des textiles aux réfrigérateurs en passant par la bière et les cacahouètes », a indiqué la représentante américaine au Commerce, Susan Schwab. « Nous allons à l’OMC aujourd’hui car nous sommes déterminés à utiliser toutes les ressources disponibles pour lutter contre les politiques industrielles dont l’objectif est de promouvoir injustement les produits de marques chinoises aux dépens des travailleurs américains », a-t-elle ajouté. Cette plainte des États-Unis ouvre la voie à des discussions bilatérales avec la Chine, membre de l’OMC depuis 2001 et objet de plus en plus de plaintes.
La Chine a immédiatement repoussé les accusations des États-Unis et du Mexique. « La Chine a toujours respecté les règles de l’OMC et s’oppose au protectionnisme commercial », a indiqué le ministère du Commerce sur son site internet. Toutefois, la Chine, condamnée sur son régime d’importation de pièces détachées d’automobiles, vient de perdre ainsi fin 2008 son premier appel sur le sujet depuis son adhésion à l’OMC en 2001, face à l’Union européenne, aux États-Unis et au Canada.
Fin 2008, la Chine a ouvert une enquête antidumping visant les vis et boulons importés d’Europe. Elle répondait à l’imposition par l’Union Européenne de droits d’importation pouvant aller jusqu’à 87 % sur ces mêmes produits. La Chine en est le plus grand producteur mondial et l’UE est son premier client avec des importations de 575 millions d’euros en 2007.
Par ailleurs, Philippe Mellier, patron d’Alstom Transport, deuxième entreprise mondiale du secteur ferroviaire, vient de dénoncer le protectionnisme qui se met en place sur le marché du ferroviaire chinois. « Comme on s’y attendait — dit-il — le marché se ferme graduellement pour laisser les entreprises chinoises prospérer ». Ses propositions visent explicitement la mise en marche d’une spirale protectionniste : « Si le marché se ferme aujourd’hui, nous ne pensons pas que ce soit une bonne idée que les autres pays ouvrent leurs marchés à une telle technologie parce qu’il n’y a plus de réciprocité ».
Les groupes occidentaux ne voudraient pas être les laissés-pour-compte du vaste plan de relance annoncé en Chine en fin d’année 2008, dont une part importante porte sur les infrastructures. La Chine voudrait de plus en plus privilégier les entreprises chinoises, et notamment pour la future ligne à grande vitesse Shanghai-Pékin. Le protectionnisme chinois est d’autant plus combattu par Alsthom et les deux autres grands du secteur (Bombardier et Siemens) que les trains chinois essaient de prendre pied à l’étranger dans leurs fiefs, notamment dans le domaine du fret. Les constructeurs chinois sont accusés d’utiliser des technologies dérivées de celles des étrangers, fournies à la seule condition qu’elles se limitent au marché local.
Russie
Sur fond de crise, un « protectionnisme raisonnable » de l’État aidera les producteurs russes à maintenir leur position sur le marché mondial, selon le vice-premier ministre russe Sergueï Ivanov. « Dans un contexte d’instabilité financière mondiale — ajoute-t-il — nos producteurs peineront à maintenir leur position sur les marchés mondiaux sans un protectionnisme raisonnable de l’État ». Selon lui, la Russie doit soutenir « les exportations industrielles, particulièrement dans des secteurs aussi compétitifs que l’espace, le nucléaire, et la construction aérienne et navale ».
En plus du plan de soutien à l’automobile décrit plus haut, le gouvernement russe a déjà augmenté le 11 Décembre 2008 les droits d’importation sur le porc et les volailles, ce qui appellera sans le moindre doute une réplique des États-Unis. La Russie est le premier marché pour les producteurs de poulet de ce pays, qui y ont exporté pour 740 millions de dollars en 2008.
Les Pays en voie de développement suivent
Certes, l’existence de l’OMC et d’accords régionaux (le plus important étant l’Union européenne) font que 2009 n’a plus rien à voir avec 1930. Les pays développés peuvent donc difficilement remonter unilatéralement leurs droits de douanes. Mais il n’en est pas de même pour les pays en développement, à cause de la grande marge qui y existe entre les droits maximaux théoriques conclus au sein de l’OMC et les droits réels appliqués (dits « consolidés »). Dès le 9 janvier, Pascal Lamy observait « en Équateur, en Argentine, en Indonésie, en Inde, un resserrement des procédures » allant dans le sens d’un regain de protectionnisme.
En Asie, outre les mesures spectaculaires de la Chine détaillées plus haut, l’Inde, trois jours après la déclaration du G-20, a instauré un droit d’importation de 20 % sur les huiles de soja dont le prix international s’est effondré dans la crise. Elle a aussi pris fin novembre 2008 des mesures pour protéger ses aciers spéciaux et sa production de bois. L’Indonésie a introduit en décembre des licences d’importation et relevé les droits d’importation sur environ 500 produits. Le Viêtnam a annoncé une augmentation de 8 % à 12 % des droits sur les aciers afin de protéger sa production.
En Amérique Latine, le Brésil a déjà relevé quelques droits de douane. L’Argentine a rétabli une autorisation administrative sur les importations. La présidente Cristina Kirchner, lançant un appel aux industriels pour qu’ils garantissent l’emploi et évitent les licenciements, leur a promis en échange de protéger la production locale, notamment contre les produits du grand voisin, favorisés par une forte dévaluation du réal, la monnaie brésilienne.
Face au désastre capitaliste, l’alternative socialiste
Le volume du commerce mondial devrait décroître de 2 % en 2008 pour la première fois depuis un demi-siècle. Jusque-là, les échanges augmentaient deux fois plus vite que le PIB mondial. Il est vraisemblable que cette chute soit plus marquée en 2009, suite à l’approfondissement de la crise et à l’adoption de mesures protectionnistes. Moins de deux mois après l’engagement à ne prendre aucune mesure protectionniste, il est clair que l’ampleur de la crise en cours du capitalisme risque de précipiter un nouveau protectionnisme.
Il est douteux que ce nouveau protectionnisme aboutisse à un fractionnement des marchés aussi important que dans les années 1930, car l’internationalisation du capital est beaucoup plus avancée et les barrières douanières, après un demi-siècle de libéralisation commerciale, sont plus bas qu’alors. Le tarif douanier moyen est tombé de 40 % à 5 % depuis 1947, selon le FMI.
Toutefois, les campagnes protectionnistes ont toutes les chances de se déployer dans beaucoup de pays, avec un objectif majeur : détourner les travailleurs de la seule issue positive à la crise, le socialisme, en prônant l’unité nationale et le nationalisme, voire la xénophobie. La fuite en avant protectionniste ne ferait qu’accroître la crise économique, sans présenter la moindre alternative au capitalisme. La crise pourrait même conduire à des restrictions aux migrations, y compris à l’intérieur même de l’Union Européenne. L’Allemagne, l’Autriche, le Danemark et la Belgique refusent toujours de lever les restrictions d’accès aux pays ayant adhéré à l’UE en 2004. « Dans une période de crise économique, il est normal d’essayer d’abord de faire travailler nos chômeurs avant d’ouvrir trop largement notre marché du travail à une main d’œuvre étrangère », a dit le 23 Janvier la ministre belge de l’Emploi, Joëlle Milquet.
Contrairement à ce qu’affirment certains politiciens bourgeois ou réformistes, le protectionnisme n’est en aucune mesure une réponse à la crise capitaliste. Il n’est que la réponse du capital national dans la concurrence inter-impérialiste, celle qui dans les circonstances extrêmes d’une crise du capitalisme pourrait transformer des rivalités entre capitaux en conflits politiques et même en guerres, comme elle y a abouti dans le passé.
Des secteurs de la gauche réformiste, dont certains avaient prôné le libre échange, découvrent dans la crise les vertus d’un certain degré de protectionnisme (8). Ils ne font ainsi que suivre les capitalistes qui ont intérêt à alterner libéralisation et protection en fonction des rapports de force et des conjonctures.
Les travailleurs n’ont pas à se battre pour des parts de marché, et encore moins contre d’autres travailleurs. La seule solution à l’exploitation comme aux crises est l’expropriation du capital. Prôner des mesures protectionnistes, sans remettre en cause l’économie de marché, revient involontairement ou non, à préparer le terrain des guerres commerciales, de la xénophobie et des guerres tout court que risque de déchaîner un capitalisme aux abois.
L’avenir de l’humanité est dans la lutte pour se débarrasser du capital, pas dans l’appui à son expansion internationale (libéralisme), ni dans sa consolidation dans l’espace national (protectionnisme). La distribution des biens et services, au même titre que leur production, doit échapper à la dynamique de l’accumulation du capital et répondre aux besoins de l’humanité, décidés démocratiquement. Seule une révolution socialiste étendue à toute la planète permettra de mettre en œuvre la coopération et la solidarité dans tous les domaines, y compris dans le domaine des échanges de biens et services.
A la concurrence qui oppose les peuples et les territoires, il faut opposer une planification de l’économie mondiale fondée sur des accords de coopération, c’est-à-dire le droit des peuples, et non du capital, de décider du mode d’insertion des nations dans l’économie mondiale. Ces accords de coopération mettront à bas le libre échange, ils seront fondés sur la satisfaction des besoins, loin de la logique actuelle d’accumulation du capital aux dépens des conditions de vie des travailleurs et de la survie de la planète. A une petite échelle, et encore timidement, c’est le chemin indiqué par les coopérations expérimentées entre les pays membres de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA), et au-delà dans le cadre de l’accord énergétique Petrocaribe. ■
Notes
1. Déclaration sur RTL le 1 Novembre 2008
2. Source : société CSM Worldwide
3. Le Figaro, 9 Janvier 2009
4. Voir article de son directeur des études sur http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2007/09/straight.htm#author
5. Foreign Investment and National Security Act
6. North American Free Trade Agreement
7. Dominican Republic and Central American Free Trade Agreement
8. C’est le cas en France d’auteurs tels que E. Todd, B. Cassen ou J. Sapir, ou de la motion B. Hamon au dernier congrès du parti socialiste.