Champions des marches pour la paix, les Montréalais sont néanmoins citoyens d’une ville reconnue comme un pôle majeur de l’industrie militaire : sept des dix plus importantes entreprises productrices de matériel, technologies et services militaires au pays sont basées ici. Et la majorité de leur production est destinée à l’armée américaine.
La guerre made in Montreal ?
Ce sont du moins les conclusions auxquelles en arrive le projet Plough Shares, organisme ontarien voué au contrôle du commerce international des armes, dans son dernier bilan annuel sur le sujet. Bilan pas vraiment contesté (tout au plus nuancé) par les entreprises. Ainsi, CAE, Bombardier, SNC-Lavallin, Pratt and Whitney, CMC-Électronique, Bell hélicoptères et Héroux-Devtek, des entreprises de la région montréalaise pour la plupart reconnues pour leur production civile et commerciale, fabriquent aussi quantité de matériel (munitions pour armes légères et lourdes, systèmes de surveillance et de communication, simulateurs de vol, avions, moteurs) destiné à l’usage militaire. Certaines fournissent de plus du soutient logistique et des services d’entraînement pour les forces armées de nombreux pays. Ces entreprises font affaire avec les États-Unis en premier lieu, mais aussi avec des pays d’Europe, du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient.
Aux yeux de Ken Epps, porte-parole de Plough Shares, cette industrie entache un peu les positions traditionnellement pacifiques des Québécois et Canadiens. En vertu de sa production industrielle, le Canada se classerait dans le top 10 des pays exportateurs de munitions et autres équipements militaires. "Notre implication dans le commerce militaire entre en contradiction avec nos positions pacifistes. La plupart des gens perçoivent le pays comme un gardien de la paix et en sont fiers ; la prolifération des armes a un impact important sur les conflits armés dans le monde", dit-il, spécifiant que plus de 50 % de nos exportations sont destinées aux États-Unis. "Nous avons un accord avec les États-Unis et les entreprises n’ont pas à avoir de permis pour y vendre leur marchandise. C’est un problème car le gouvernement n’a aucune statistique là-dessus. On n’a pas les moyens de faire le bilan du plus important marché militaire canadien."
Commerce mondialisé et politique n’accordent donc pas toujours leurs violons. En dépit de la position officielle du Canada contre la guerre, l’ambassadeur américain Paul Celuci ne se cachait pas pour dire que le pays était un de ceux ayant le plus contribué en pratique aux opérations en Irak. Pour Eppsn également, il ne fait pas de doute que Montréal et le reste du Canada ont participé activement à la guerre par la voie de leur production militaire. "Le pays était engagé en produisant du matériel pour les forces américaines. Or, tant que l’industrie canadienne demeurera aussi étroitement intégrée à l’industrie et au marché américains, ce sera très difficile de soutenir des positions [politiques] indépendantes, surtout lorsque les États-Unis agissent seuls, hors des voies multilatérales."
Pour Barbara Legault, militante au sein du collectif Bloquez l’empire Montréal, qui perçoit avant tout un lien direct entre l’industrie militaire et la mondialisation, le commerce des armes et de la technologie militaires n’a rien d’anodin et est révélateur de la vraie nature du pays, pas si anti-guerre qu’il n’y paraît. "On a une belle image pacifiste au Canada, mais ce n’est qu’une image ; le vernis ne dure pas quand on gratte un peu. Des compagnies participent à l’industrie militaire et agissent en toute impunité en faisant du profit sur le sang versé à travers le monde", déplore-t-elle, dénonçant du même souffle le soutien financier accordé par les gouvernements à ces entreprises.
Legault n’est pas tendre envers SNC-Lavallin en particulier, dont la division SNC-Tec produit toute une gamme de munitions pour armes légères et lourdes pour les armées canadienne et américaine, entre autres. L’entreprise montréalaise a aussi conçu et produit, jusqu’à son interdiction en 1992, la mine antipersonnel Elsie (voir encadré). "Quand on a demandé au PDG de SNC-Tec si leurs munitions avaient été utilisées en Irak, il a répondu : "
Les affaires...
Ces entreprises fonctionnent néanmoins en toute légalité. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international reconnaît dans son rapport annuel 2001 sur les exportations de matériel militaire que "pour survivre, les fournisseurs canadiens de matériel de défense doivent trouver (...) des acheteurs sur les marchés étrangers, surtout chez nos alliés et d’autres nations amies". Toutefois, le porte-parole Pierre Béchard tient à préciser que les exportations vers les pays qui constituent une menace pour le Canada ou ses alliés, ou qui sont engagés dans un conflit, sont très contrôlées. "On s’assure dès le départ d’être le plus rigoureux possible. Après, on fait confiance aux pays auxquels on vend notre équipement militaire et on n’a pas de système de suivi ou de contrôle sur le destinataire final."
Mais le système de contrôle des exportations a des failles, croit Epps. "Sans être parmi les plus gros joueurs, le pays est suffisamment actif pour songer à améliorer le contrôle de ses exportations. Chaque année, lors de notre bilan, nous notons que trop de pays qui violent les droits humains reçoivent des armes provenant du Canada, observe-t-il. Au cours des années 90, Bell hélicoptères a vendu des appareils à la Colombie alors qu’on savait que les militaires colombiens violaient les droits humains. Le gouvernement canadien de l’époque a dit qu’étant donné que c’étaient des hélicoptères à usage civil, il ne pouvait rien faire. Les modèles civils 212 et 412 de Bell, produits seulement à Montréal, sont calqués sur un hélicoptère militaire utilisé au VietNam. Pour le gouvernement et l’industrie, ce sont des hélicoptères civils, mais ils peuvent facilement être transformés pour recevoir des armes, et ils ont des usages militaires dans certains pays."
Peut-on aisément transformer vos appareils civils pour des fins militaires ? "Ils ne sont pas faits pour y mettre des armes, mais ce n’est pas impossible. On peut mettre une mitrailleuse sur une Chrysler Néon...", nuance Michel Legault de Bell hélicoptères, qui précise que c’est aux États-Unis que sont faits les modèles militaires. "Les gens de Plough Shares sont un peu idéalistes, ce n’est pas mal et ça en prend. Les forces militaires colombiennes utilisaient nos hélicoptères pour lutter contre les narcotrafiquants. On en a aussi vendu à la police du Mexique pour arroser les champs de drogues. Ici, on fait des hélicoptères civils, et si on voulait les exporter vers l’Iran, par exemple, on ne pourrait pas avoir de licence du gouvernement. En ce moment, le Pakistan veut nous acheter des hélicoptères et on n’a pas le droit de lui en vendre car il n’est pas reconnu comme un pays qui respecte les populations civiles."
"C’est un marché très réglementé, corrobore Dominique Morval, directrice des communications internes chez SNC-Lavallin, la liste des pays auxquels nous vendons est validée par le gouvernement canadien. Et il clair que SNC-Tec ne peut pas vendre à des pays belligérants." Peut-on présumer que vos munitions ont été utilisées par l’armée américaine en Irak ? "Je n’ai pas l’information. C’est purement hypothétique."
Selon Norbert Cyr, d’Oerlikon Contraves, autre entreprise de Montréal qui oeuvre dans le domaine, Plough Shares a tendance à un peu gonfler les chiffres des entreprises du secteur de la défense, même s’il reconnaît la valeur du travail de l’organisme. "Un produit qui a une utilisation double, civile et militaire, tombe automatiquement sous le contrôle des exportations militaires. On ne peut pas contourner cette règle. On a des maux de tête énormes pour livrer un climatiseur commercial pour les véhicules militaires en Thaïlande ; Ca prend des mois pour avoir un permis d’exportation. Plough Shares dit qu’un avion et un hélicoptère peuvent être convertis en véhicules d’attaque ; si c’est le cas, c’est illégal."
Revoir la production militaire ?
Ken Epps n’est pas irréaliste et ne rejette pas entièrement l’idée que nos entreprises civiles produisent de l’équipement militaire ou même des armes et des bombes. "Il y a un besoin pour la production d’armes afin surtout de soutenir les opérations de maintien de la paix. Mais on doit établir un contrôle plus sévère. La responsabilité revient aux gouvernements, qui doivent s’assurer que l’industrie n’exporte pas où elle ne le devrait pas."
Aussi, il convient de veiller à ce qu’il n’y ait pas de contradiction entre nos positions politiques et industrielles. "Toute la nature de la production militaire canadienne doit être revue ; nous sommes trop intégrés au système américain. Le gros de la production canadienne est une composante, un sous-système de l’armement américain. Trop d’emplois dépendent du Pentagone alors que nous ne sommes pas toujours en accord avec les politiques américaines", poursuit Epps. En diminuant la dépendance de ces entreprises envers le militaire, elles seraient moins sujettes aux volontés des gouvernements étrangers, poursuit-il. Reste à trouver des moyens de les encourager à produire davantage pour le civil.
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TOP GUN
Palmares des entreprises basées dans la région de Montréal qui produisent du matériel de défense et qui offrent des services militaires selon leur rang à l’échelle canadienne. La première position étant détenue par GM.
CAE (2e), 581 000 000 $
L’entreprise de Ville Saint-Laurent fabrique surtout des simulateurs de vol pour les avions militaires et fournit de l’entraînement aux forces armées de plusieurs pays. Impliquée aussi dans la conception de systèmes électroniques et de contrôle pour les navires de guerre. Vient d’obtenir le contrat de formation des opérateurs de drones Predator, ces avions américains sans pilote utilisés en Irak et en Afghanistan. Perfectionne les simulateurs de missions de combat des hélicoptères américains Apache. Étudie la possibilité de s’impliquer dans le projet de défense antimissile américain. Fait affaire avec plus de 30 pays. Les États-Unis sont le premier client de l’entreprise qui a déclaré des ventes de 581 millions de dollars en 2001.
Bombardier (3e), 479 000 000 $
La célèbre entreprise fournit du soutien logistique et assure l’entraînement militaire des pilotes de l’OTAN et de Singapour. Détient aussi le contrat d’entretien des CF-18 canadiens et des appareils Sherpa de l’armée américaine. Un certain nombre de ses avions commerciaux sont vendus pour des fins militaires au Danemark, à la Hongrie, à l’Italie et à la Grande-Bretagne, entre autres. Développe en ce moment le Cl-327, un avion à décollage vertical sans pilote destiné à des missions de surveillance. A co-développé le drone, l’avion américain sans pilote. Fabrique aussi des ponts mobiles destinés à l’armée américaine. Refuse de dévoiler ses revenus militaires des dernières années, mais Plough Shares les estime à 497 millions de dollars pour l’an 2001.
SNC-Lavallin (5e), 230 000 000 $
La firme d’ingénierie bien connue possède une division, SNC-Tec, qui produit des munitions - allant de 5,56 mm jusqu’aux obus d’artillerie de 105 et 155 mm - pour armes légères et lourdes (pistolet, mitrailleuse, canon de char d’assaut) pour les armées canadienne, américaine, australienne et de plusieurs pays européens. Produit aussi des grenades et lance-grenades. Produisait jusqu’en 1992 des mines antipersonnel Elsie pour l’armée canadienne. Aurait déjà fabriqué en 1997 le C-19 Claymore, un détonateur qui lance des projectiles un peu comme un canon. Aurait généré des ventes militaires de 230 millions de dollars en 2001.
Pratt and Whitney (7e), 149 000 000 $
Fabrique des moteurs pour des avions militaires d’entraînement, dont le Harvard 2 de l’armée canadienne. Refuse de dévoiler ses revenus tirés des ventes militaires, mais selon Plough Shares, ceux-ci s’élevaient à 149 millions de dollars en 2001.
CMC-Électronique inc. (8e), 135 000 000 $
Spécialisée dans les systèmes de communication électroniques à haute technologie destinés aux marchés de l’aviation militaire et de la marine. Conçoit des systèmes de positionnement dans l’espace et des antennes de communication par satellite (SATCOM). Produit du matériel pour les armées canadienne, américaine et taiwanaise, entre autres. Vient d’obtenir le contrat de conception du système de gestion de vol des hélicoptères américains Blackhawks. Des ventes militaires de 135 millions de dollars auraient été enregistrées en 2001.
Bell Helicopters Textron Canada (9e) Produit des hélicoptères destinés à l’usage civil à Montréal et militaires dans son usine de Fort Worth, aux États-Unis. Quatre modèles militaires (de surveillance, de combat et de transport) sont exposés dans le site Web. Chiffres de ventes non disponibles.
Héroux-Devtek (10e), 100 000 000 $ Produit surtout des pièces destinées aux systèmes d’atterrissage des avions de transport et de combat de l’armée de l’air et de la marine américaines. Produit aussi de petites armes. Aurait généré des ventes militaires de 100 millions de dollars en 2001.
Elsie, la mine de Lavallin : un tueur bien de chez nous Elsie : tel est le nom familier utilisé pour nommer la mine antipersonnel fabriquée par Lavallin Tech jusque dans les années 90. Difficilement détectable, disent les spécialistes, l’objet en plastique de moins de un kilo est fait de 90 % de TNT.
Elle détone par une pression directe de sept kilos, ou si l’on heurte un fil de cuivre tendu entre deux d’entre elles.
Si, chez Lavallin, on dit en ignorer les nombreux usagers, l’armée américaine, elle, semble mieux renseigné : dans un document publié en octobre 2002, intitulé Soldiers Handbook Landmine and Explosive Hazards in Irak (Guide du soldat sur les mines terrestres et dangers d’explosions en Irak), le US Army Intelligence and Security Command place la mine Elsie parmi ses préoccupations. Des objets mortels sur lesquels les forces de la coalition risqueraient donc de mettre le pied.