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Automobile, la fin d’un cycle

lundi 23 février 2009, par Jean-Claude VESSILLIER

Automobile, la fin d’un cycle
VESSILLIER Jean-Claude


Paru dans Inprecor n° 545-546, janvier-février 2009.


En trente cinq ans, depuis le premier choc pétrolier, la production mondiale d’automobiles a été multipliée par deux, passant de 33 millions en 1975 à 73 millions en 2007. Dans la plupart des pays capitalistes développés, le mode habituel de la gestion de cette croissance a été celui de crise avec des restructurations entre firmes, des fermetures d’usines et des suppressions d’emploi. L’industrie automobile de la plus ancienne économie capitaliste, l’Angleterre, a été profondément réduite au cours de cette période. Detroit ou Boulogne-Billancourt portent les marques d’usines fermées avec des friches industrielles en plein cœur de ville.

La nouvelle crise de l’industrie automobile, qui vient d’exploser en ce deuxième semestre de l’année 2008, est singulière par sa simultanéité sur tous les continents, son ampleur, ses conséquences potentielles sur la force de travail mobilisée dans cette industrie, ses liens avec la fin du pétrole comme énergie abondante et la crise de l’environnement. En ce sens, la crise de l’industrie automobile fournit un effet de loupe sur les manifestations bien réelles de toutes les dimensions de la crise qui ravage aujourd’hui la planète. De la même façon que le premier choc pétrolier de 1973 avait initié un nouveau cycle dans l’histoire de l’industrie automobile, les événements du dernier trimestre 2008 marquent la fin de ce cycle et préfacent une nouvelle période où, au travers de nouvelles crises, c’est bien l’avenir de l’automobile à pétrole et des millions de travailleurs la fabriquant qui est en jeu.

Le poids de l’industrie automobile dans l’économie mondiale est connu. 8 millions d’ouvriers et salariés sont employés dans le monde par la construction automobile et la fabrication de pièces. Le chiffre d’affaires de cette industrie représenterait près de 2 mille milliards d’euros en 2007. Cette industrie, internationalisée et concentrée en termes capitalistiques, s’organise en usines de plusieurs milliers d’ouvriers. Les usines automobiles ont souvent été le creuset du mouvement ouvrier que ce soit en Europe occidentale, à Détroit aux États-Unis, en Amérique latine avec les usines du cordon industriel de Sâo Paulo au Brésil, et plus récemment dans l’usine Renault Dacia en Roumanie. Atteignant un bien de consommation finale dont l’usage façonne et défigure l’espace urbain des mégalopoles du monde entier, les crises de l’automobile ont un impact sur l’ensemble des rapports sociaux.

Plus dure sera la chute en 2009

La chute de ventes d’automobiles est générale dans la plupart des pays. Cette simultanéité exceptionnelle est la conséquence du caractère mondial de la crise économique. La rapidité du développement de la crise est, elle aussi, exceptionnelle. Depuis une dizaine d’années et jusqu’à l’automne 2008, le niveau des ventes automobiles variait selon la conjoncture : stagnation en Europe occidentale, en Amérique du Nord et au Japon, croissance dans le reste du monde. La chute généralisée n’a commencé qu’en septembre 2008 et elle s’est répandue sur tous les continents en moins de trois mois [1]. La Chine est aussi touchée avec un fort ralentissement de la croissance des années précédentes.

USA Allemagne France Italie Espagne Japon Chine
Oct-déc 2008 -35 % -10 % -15 % -13 % -40 % -20 % 2 %
Total 2008 -18 % -7 % -0,7 % -13 % -28 % -6 % +6,7 %

La profondeur de la crise ne se lit pas à partir de ces seuls résultats car des baisses de l’ordre de 20 % des ventes ont déjà été observées dans le passé. S’il n’y avait que les baisses de vente du dernier trimestre, la crise n’aurait pas les traits singuliers qui la distinguent des précédentes. La chute du dernier trimestre 2008 préfigure une dépression durable sans qu’aucune date éventuelle de reprise ne soit aujourd’hui prévue. Cette incertitude est aggravée par les doutes qui pèsent sur l’avenir de l’automobile et de ses motorisations. Ce qui était du domaine de la prospective hypothétique devient une donnée qui détermine les pratiques de toute cette industrie.

La dépression actuelle, révélatrice d’une crise structurelle

Les attaques sociales observées en ce dernier trimestre 2008 sont d’autant plus violentes qu’elles ne se contentent pas de répondre aux baisses observées ces derniers mois, elles anticipent une crise de longue durée.

L’industrie automobile est en effet confrontée de façon structurelle à une crise de débouchés qui se manifeste de trois points de vue : une crise de débouchés classique au sens où les produits de cette industrie ne trouvent pas d’acheteurs à leur prix de vente compte tenu des pressions sur les salaires dans les pays capitalistes développés, une crise liée aux types de voitures demandées potentiellement dans les pays qui aujourd’hui tirent la production et la consommation mondiale, et enfin la crise de l’environnement qui tend à rendre obsolète le mode de propulsion qui a assuré l’essor de l’industrie automobile depuis plus d’un siècle.

Cette crise des débouchés aiguise la concurrence entre firmes internationalisées sur les marchés « traditionnels » des pays développés mais aussi dans les autres pays, à commencer par le principal « nouveau » marché en croissance, celui de la Chine. Avant même le déclenchement de la crise de l’automne 2008, les surcapacités de production étaient manifestes. Seulement 54 % des capacités de production de Renault en Europe occidentale étaient utilisées au premier semestre 2008 [2].

La concurrence est tellement vive que chaque grand groupe joue, dans cet univers impitoyable, la carte de sa survie. Il n’y a plus d’oligopole stabilisé qui contrôlerait production et marchés. Les menaces qui pèsent à court terme sur le devenir de General Motors ou de Chrysler illustrent bien la fragilité de l’oligopole mondial aujourd’hui en déconfiture.

L’émergence de nouvelles firmes en provenance de la Chine ou de l’Inde va concurrencer les firmes installées, accroissant donc au plan mondial les surcapacités de production. Une nouvelle répartition des rapports de force entre constructeurs automobiles et équipementiers se fait jour depuis une quinzaine d’années. Dans les domaines de l’électronique embarquée ou des technologies de substitution au pétrole, certaines firmes vont renforcer leurs positions du fait des difficultés financières des constructeurs automobiles traditionnels.

L’internationalisation des marchés et des produits n’avance pas aussi vite que la mondialisation du capital

La mondialisation des marchés est encore inachevée au sens où les mêmes voitures ne sont ni produites ni vendues dans tous les continents.

Le doublement observé de la production automobile dans les trente dernières années n’est homogène ni dans le temps, ni selon les zones géographiques. Aux États-Unis, la production a baissé de 15 % au cours des trente dernières années et cela de manière continue tout au long de la période. Dans toute l’Europe, la production a augmenté de 60 %, mais en Europe occidentale, elle est stabilisée depuis vingt ans, l’Europe centrale ayant pris le relais de la croissance depuis 1990. Au Japon, l’essentiel de la croissance interne a eu lieu entre 1975 et 1990. Le phénomène le plus marquant de la dernière décennie est l’irruption de la Chine qui devrait dans moins de cinq ans produire plus de voitures que le Japon ou les États-Unis et devenir ainsi la deuxième entité mondiale productrice d’automobiles.

La croissance de la production mondiale ne s’accompagne pas d’un accroissement en proportion des échanges. Les voitures sont majoritairement fabriquées pour être vendues sur place, à l’échelle de pays ou de groupes de pays. La tendance est ainsi au rapprochement entre grandes zones de production et grandes zones de vente. En conséquence, il n’y a pas de zone géographique vers lesquelles se délocaliserait la majorité de la production pour être ensuite revendue dans le reste du monde. Telle est la réalité en 2007 à la veille de l’irruption de la crise de 2008.

Europe Import Europe Export USA Import USA Export Japon Import Japon Export
1990 12 % 20 % 29 % 3 % 1 % 55 %
2007 14 % 20 % 30 % 13 % 2 % 55 %

Source : [http://www.acea.be/index.php/collection/statistics]

La part des exportations de la production européenne automobile vers le reste du monde est resté étonnamment stable autour de 20 % du total produit dans le continent, celle de ses importations passant de 12 % à 14 %. Les exportations japonaises vers le reste du monde sont, elles aussi restées au niveau de 55 % de la production car c’est avant 1980 que la croissance des exportations de véhicules japonais a eu lieu. En ce qui concerne les États-Unis, la part des importations est restée au niveau de 20 % du total de la production. L’irruption de la Chine au cours de la dernière décennie ne contredit pas jusqu’à présent cette tendance puisque la grande majorité des voitures produites en Chine est destinée au marché intérieur.

La mondialisation de l’industrie automobile a été celle des firmes qui ont créé filiales et usines hors de leurs territoires d’origine et qui se sont lancées dans de nombreuses opérations de fusion-restructuration. Cette internationalisation croissante des firmes rend encore plus synchrones les crises observées actuellement. Alors que dans la décennie 1990, la présence sur plusieurs continents était présentée comme une « assurance » contre des variations trop fortes dans l’un des pays, la simultanéité de la crise cumule ses effets.

Cette internationalisation a d’abord concerné les marchés les plus profitables, c’est-à-dire la triade constituée par l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et le Japon.

Les firmes américaines ne produisent plus que la moitié de leur production aux États-Unis. Aux filiales existantes en Europe depuis 1945 (Ford, Opel et Vauxhall), se sont ajoutées des activités dans le continent sud-américain, en Chine et des rachats d’entreprises, General Motors étant ainsi la firme américaine la plus engagée dans cette stratégie d’implantation mondialisée.

Les firmes japonaises pratiquent le même type de déploiement. Depuis 2005, plus de la moitié des voitures de marques japonaises est produite en dehors du Japon dans des usines situées au plus près de leurs débouchés. C’est le cas aux États-Unis et en Europe où l’augmentation des ventes de voitures japonaises s’est faite à partir de voitures produites sur place.

L’industrie automobile européenne s’internationalise de la même façon avec des implantations privilégiées en Amérique latine et en Chine. Elle dispose à son voisinage d’un nouvel espace de développement, celui constitué par les pays ex-staliniens. L’attirance qui amène tous les constructeurs européens à y construire des usines est lié à l’intérêt immédiat pour le patronat de disposer de travailleurs qualifiés aux salaires plus faibles qu’en Europe occidentale, mais aussi à la politique générale visant à rapprocher la production des nouveaux marchés. C’est bien la combinaison de ces deux facteurs qui explique cette « ruée vers l’Est ». La production d’automobiles en Europe centrale et orientale a atteint en 2007 le volume de 2 900 000 véhicules alors que les ventes ne dépassaient pas 1 300 000 unités. La plupart des pays de cette zone connaissent des nouvelles implantations : Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Roumanie et Slovénie. Les écarts de développement et de motorisation automobile entre les deux parties du continent européen indiquent que les ventes de voitures augmenteront davantage en Europe centrale, mais il s’agira de voitures plus petites qui génèrent moins de profit que le type de modèles ayant assuré la rentabilité des firmes automobiles dans les décennies précédentes.

Comparée à la politique du leader européen Volkswagen VAG, l’industrie automobile française a participé avec retard à ce déploiement. Mais maintenant les deux groupes français PSA et Renault réalisent la majorité de leur production et de leurs ventes en dehors de leur base historique nationale, les deux groupes restant encore majoritairement européens. En ce qui concerne Renault, 35 % de ses ventes sont réalisées hors d’Europe contre 15 % en 1990.

En ce qui concerne Renault, moins de 50 % de sa production de voitures s’effectue aujourd’hui en France, mais ce phénomène accompagne l’internationalisation des ventes à destination de l’Europe et du reste du monde. Tous les constructeurs européens sont dans la même situation par rapport à leur pays historique, phénomène amplifié par les transferts intra-européens en raison de la nouvelle croissance en Europe de l’Est.

Internationalisation du capital et stabilité des échanges entre grandes zones géographiques : l’argument selon lequel la crise actuelle serait due à la concurrence de nouveaux pays émergents n’est donc pas recevable. Des pays comme la Chine ou l’Inde auraient l’arrogance de ne pas vouloir devenir zones franches de conquête pour les industries traditionnelles ! Les racines de la crise sont bien à trouver au cœur même du fonctionnement des économies capitalistes.

Une crise des débouchés pour les industries automobiles

La stratégie des grandes firmes mondialisées est ainsi prise à contre-pied. En effet depuis les années 1990, celles-ci ont voulu maintenir leurs profits par le renchérissement en terme d’équipement et de prix de chaque automobile, faute de pouvoir augmenter le nombre de ventes.

Le savoir-faire de la plupart des firmes s’est orienté vers la fabrication de voitures de plus en plus sophistiquées et chères. C’est à contre-courant de la tendance observée dans tout le reste de l’industrie manufacturière avec des prix de vente finaux sans cesse décroissants. L’automobile devient ainsi tellement inaccessible à la consommation finale du plus grand nombre qu’en Europe occidentale le tiers des voitures neuves produites est vendu aux compagnies de location longue et courte durée, et aux entreprises pour les besoins de leurs propres activités de déplacement ainsi que pour le service de leurs cadres privilégiés. [3]

Dans les périphéries urbaines de plus en plus vastes géographiquement, pour aller au travail ou faire ses courses, une automobile est indispensable. Mais celle-ci est de plus une voiture d’occasion dont l’âge moyen ne cesse d’augmenter, facteur qui agit dans le sens d’une baisse des ventes de voitures neuves.

La stagnation des marchés de vente observée depuis les années 1990 en Europe occidentale, aux États-Unis et au Japon s’est transformée dans les années récentes en tendance à la baisse du fait de l’exclusion croissante de la majorité des salariés précarisés de l’achat d’une voiture neuve. Les automobiles neuves telles qu’elles sont conçues et fabriquées aujourd’hui trouvent de moins en moins d’acheteurs dans les pays capitalistes développés. Les firmes mondialisées sont de moins en moins capables de trouver des débouchés rentables aux types de produits issus de leurs bureaux d’études et de leurs anciennes usines.

Tant que la consommation d’automobiles était dans ces nouveaux pays émergents le fait de couches très peu nombreuses aux revenus exorbitants, les modèles produits dans les usines américaines ou européennes pouvaient encore y trouver des débouchés. L’exemple limite est celui fourni par les luxueuses Mercedes vendues dans les pétro-monarchies du Moyen-Orient.

L’accroissement du nombre d’acheteurs potentiels d’automobiles neuves conduit à réorienter la demande de voitures vers des modèles moins luxueux, type de modèles progressivement abandonnés par les grandes firmes mondialisées. En effet, la plus grande part de la croissance de la production automobile mondiale devrait être celle des consommateurs des marchés émergents, pour qui le facteur prix est crucial. Des véhicules tels que la Tata Nano fabriquée en Inde ou d’autres produits à bas coût devraient attirer des millions de consommateurs vers le marché automobile. Lors du salon de l’automobile de Shanghai en avril 2007, le patron de Suzuki, M. Hiroshi Tsuda, n’avait pas caché son intérêt à l’égard des modèles présentés par les Chinois, estimant que ces derniers étaient désormais en mesure de prendre des parts sur les marchés extérieurs, notamment dans les pays émergents, où l’exigence principale reste le prix [4].

Le double bang de l’augmentation du prix du pétrole et de la crise financière vise une industrie déjà en crise

Ce double bang a connu ses premières déflagrations aux États-Unis. Comme l’industrie automobile américaine condensait la plupart des facteurs de la crise et qu’elle était donc particulièrement fragile, elle est celle qui est la plus touchée avec les conséquences les plus immédiates et les plus dévastatrices pour des millions de travailleurs.

La crise du crédit et l’augmentation des prix du pétrole jusqu’à 150 dollars le baril à l’été 2008 ont été les détonateurs cumulés de la crise : les détonateurs, pas la cause. Les baisses de vente observées au deuxième semestre 2008 sur le marché nord-américain ont certes été importantes, de l’ordre de moins 20 % par rapport aux mois comparables de l’année 2007, mais leur niveau s’inscrit dans l’histoire tourmentée d’une industrie cyclique. Le singulier de la situation réside dans le fait que cet événement a mis General Motors et Chrysler en situation de quasi-faillite. Sans l’apport des fonds publics quémandés auprès du Congrès et de l’administration Bush, l’ancienne première firme industrielle des États-Unis aurait été déclarée en faillite.

La crise automobile américaine vient de loin. Les trois grands constructeurs américains, General Motors, Ford et Chrysler n’ont cessé de perdre du terrain depuis trente ans. Le premier avertissement fut lancé en 1975 après le premier choc pétrolier : c’en était fini des belles américaines rutilantes de chrome des années 1950 et 1960. Les constructeurs américains furent, à ce moment, contraints de produire des voitures plus petites. Ce fut le phénomène du « downsizing » qui n’empêcha pas les constructeurs américains d’être soumis à la nouvelle concurrence des marques japonaises. Le profit à gagner de chaque voiture baissa à proportion de la baisse moyenne du prix de la voiture. Faute d’un élargissement de leur marché intérieur et pour restaurer leurs profits, l’essor des 4X4 et autres voitures du même type au cours des années 1980 et 1990 permit de restaurer les profits. Mais cette solution n’a pas permis aux constructeurs américains de maintenir durablement leur position concurrentielle : la démonstration en est apportée aujourd’hui.

En effet, ce marché de voitures chères, gourmandes en pétrole et volumineuses, a vite atteint ses limites aux États-Unis comme dans les autres pays développés. Les conséquences des restrictions salariales, aux États-Unis comme dans le reste des pays capitalistes, en ont réduit le nombre potentiel d’acheteurs. De plus, les zones les plus urbanisées du Nord-Est américain et de la Californie se détournaient de ces modèles dispendieux et les exportations de ce type de modèles n’étaient pas envisageables à grande échelle en raison de leur coût d’achat et d’utilisation. Produire le même nombre de voitures, mais individuellement plus chères n’a donc pas permis la relance d’une augmentation des profits.

Dans les années 2000, la tendance, déjà observable depuis deux décennies, s’est amplifiée avec le commencement de la chute pour Ford, GM et Chrysler et cela dans cet ordre croissant de déroute. C’est en 2007, il y a seulement un an, que GM a dû céder sa place de premier constructeur automobile mondial à Toyota.

Pour enrayer ce déclin, le patronat de Detroit s’efforça aussi d’augmenter l’intensification du travail et de réduire les coûts salariaux de fabrication. Les effectifs des membres de l’UAW, c’est-à-dire les salariés couverts par les conventions collectives de la branche automobile, sont passés de 1 500 000 en 1979 à 500 000 en 2007. Le nombre d’ouvriers de GM est passé de 110 000 en 2006 à seulement 55 000 en cette fin d’année 2008.

On oublie trop que l’industrie automobile américaine ne se réduit plus aux trois grandes firmes de Detroit. A l’intérieur des seuls États-Unis, en 2007, les firmes japonaises ont produit près du quart du total des véhicules fabriqués. Toyota dispose ainsi de 13 implantations en Amérique du Nord dans des États éloignés de la base historique de Detroit, les usines les plus importantes étant dans l’Indiana, au Kentucky, au Texas et en Virginie. A l’intérieur de la zone ALENA incluant le Canada et le Mexique, les trois grandes firmes états-uniennes ne produisaient plus en 2007 que la moitié du total fabriqué. Le déclin de l’empire automobile américain était bien entamé et cela avant le dernier semestre 2008.

La mise en faillite d’une entreprise de la taille de GM ou de Chrysler est, bien sûr, une décision de caractère politique mobilisant l’appareil d’État de la bourgeoisie, arbitrant pour ce faire entre des intérêts contradictoires. Le coût social d’une mise en faillite serait considérable en terme de liquidation de nombre d’accords négociés entre le syndicat majoritaire unique, l’UAW et une entreprise n’ayant plus à répondre de ses engagements. Elle pénaliserait aussi toutes les petites, moyennes et grandes entreprises dépendantes des constructeurs. Mais les avantages seraient aussi très intéressants pour d’autres fractions du capital. La faillite juridique serait un moyen de s’en prendre définitivement aux accords passés lors la période de splendeur de l’industrie automobile. Ce serait aussi une issue offerte à tous ces capitaux qui cherchent à s’investir dans les entreprises ou les branches les plus rentables.

Les subventions versées par l’administration Bush ont une contrepartie demandée non pas aux actionnaires ou aux superdirigeants mais aux ouvriers et salariés. Les avantages, dont ils disposent encore, pourtant consciencieusement rognés depuis une vingtaine d’années, sont présentés comme la source des difficultés actuelles. L’exemple sur le sol même des États-Unis des nouvelles usines japonaises est brandi pour suggérer que des organisations plus rentables sont possibles pour produire des voitures.

En effet, les usines construites par les firmes japonaises Toyota, Honda et Nissan emploient des travailleurs qui sont hors des conventions collectives signées par le syndicat de l’UAW. Aujourd’hui, le salaire horaire brut payé en moyenne par GM est égal à celui payé par Toyota, à savoir 30 dollars. Mais le coût salarial total d’un ouvrier de GM est estimé à 69 dollars en y incluant les dépenses totales de retraite (pensions versées aux 432 000 retraités et à leurs épouses ), et les dépenses de santé. Les mêmes dépenses sont estimées chez Toyota à 48 dollars. Ces données « officielles » indiquent clairement le sens des mesures en préparation : sous le couvert d’une mise en faillite ou en contrepartie des milliards de dollars alloués par l’administration Bush, s’en prendre à ce qui reste des avantages sociaux des salariés de l’industrie automobile américaine.

Comme dans les autres pays, les ouvriers américains ne sont pour rien dans les choix tout orientés vers le profit à court terme des actionnaires et vers la production d’automobiles de plus en invendables. Alors qu’actionnaires et responsables patronaux ont failli dans tous les sens du terme, c’est aux ouvriers et salariés que l’on veut faire payer la note de la déroute. L’administration Bush a finalement accordé vingt milliards de dollars à General Motors et à Chrysler. Mais rien n’est réglé. Les trois constructeurs de Detroit ont en effet, en contrepartie des milliards de dollars de fonds publics reçus, l’obligation de faire la preuve qu’ils sont capables d’être rentables avant le 31 mars 2009 Cela veut dire qu’ils doivent proposer des mesures de restructuration avant cette date. Ce sont plus de deux millions d’emplois qui sont menacés chez les trois grandes firmes et leurs sous-traitants. Faillite ou pas, le démantèlement de pans entiers de cette branche d’industrie est inscrit dans les projets du capital.

La montée de l’industrie automobile chinoise consacre la fin de la triade qui a dominé le monde automobile

Avec la crise de l’empire automobile américain et l’irruption au cours de la dernière décennie de la Chine, la triade « classique » États-Unis–Europe–Japon a perdu son hégémonie.

Avec l’industrie automobile chinoise arrivent de nouveaux concurrents capitalistes qui vont alimenter la crise de surcapacités de production et bloquer le développement du marché chinois comme eldorado offert à tous les prédateurs de la triade anciennement dominante.

L’industrie automobile chinoise se développe au travers d’entreprises capitalistes aux pratiques particulières. La situation chinoise se distingue en effet de celles observées lors des phases de conquêtes de nouveaux marchés automobiles dans les décennies précédentes. En Amérique Latine, notamment en Argentine et au Brésil, et dans les différents territoires de conquête en Europe (péninsule ibérique puis Europe centrale) les grandes firmes internationalisées ont créé des sociétés filiales en toute liberté d’installation. Les activités de production et de vente sur place généraient leur propre profit consolidé ensuite au plan mondial dans les résultats des firmes. Les productions sur place n’étaient pas complètement intégrées, générant ainsi un nouveau gisement d’activités et de profit par la fabrication de pièces dans les pays métropoles ensuite réexpédiées à fin d’assemblage dans les nouvelles implantations. Cela ne se reproduit pas à l’identique en Chine.

C’est en 1981 que Pékin a autorisé les constructeurs automobiles étrangers à s’installer en Chine, mais uniquement à travers des joint-ventures. Les dirigeants chinois au plan central et régional disposent grâce à ces associations de moyens de contrôle sur leurs partenaires et sur la formation des profits. D’autre part des droits de douane dissuasifs frappent l’importation de pièces détachées pour inciter les joint-ventures à recourir à des fabrications de pièces sur place. Cela contribue à mettre en place le réseau d’une industrie automobile impliquant usines d’assemblage et fabrication de pièces.

Les acteurs les plus notables dans l’essor de la production chinoise au travers de ces joint-ventures sont General Motors et Volkswagen VAG., avec Toyota devenant très présent depuis quelques années. Les relations entre « joint-ventures » peuvent être croisées : la même entreprise chinoise peut contracter avec différentes firmes étrangères au travers de structures créées pour chaque partenariat ; la même entreprise étrangère peut contracter plusieurs joint-ventures avec plusieurs entreprises chinoises.

C’est le 8 juin 1982 que Volkswagen et le gouvernement ont signé un accord de partenariat pour une usine d’assemblage de véhicule. VAG est maintenant partie prenante de deux joint-ventures, SAIC Volkswagen et FAW Volkswagen. La première association dispose de trois sites de production et la seconde de deux sites d’assemblage et d’usines de moteurs et de boîtes de vitesse. VAG était ainsi devenu l’un des deux premiers constructeurs avec un total de 855 000 voitures produites en 2007. Ce qui représente 14 % du total de la production de la firme allemande. En 2008 VAG est le premier constructeur produisant en Chine avec près d’un million de voitures réparties pour moitié entre ses deux joint-venture.

General Motors est engagé dans un autre joint-venture créé depuis 1998, SAIC-GM, qui produit des Buick et des Chevrolet. En 2007, celui-ci avait vendu 500 000 véhicules. De plus GM importe directement des véhicules fabriqués ailleurs et a vendu avec ces deux canaux 989 000 véhicules en 2007.

En Chine comme sur le terrain mondial GM s’est fait dépasser en 2008 par Toyota qui dispose de deux relais : FAW Toyota et GAC Toyota. Son objectif est d’atteindre le million de voitures en 2010.

Ces types d’association sont très rentables pour les firmes étrangères. Le 30 mai 2005, l’ambassadeur de Chine à Paris déclarait : « trois quarts d’implantations américaines en Chine dressent un bilan positif en 2004, dont 42 % réalisent un taux de rentabilité supérieur à celui du niveau mondial. L’allemand Volkswagen réalise un quart de son profit opérationnel en Chine à travers son joint-venture. » [5]

Mais ce type d’accords n’est plus le moyen exclusif de développement de l’industrie automobile chinoise. Des constructeurs chinois commencent à émerger et se préparent à jouer un rôle dans la concurrence capitaliste mondialisée. Geely et Chery sont parmi ceux-ci. Avec 180 000 voitures, le volume de leur production est toutefois encore très faible comparé à celui des joint-ventures. Les quatre constructeurs chinois étatiques (BAW/BAIC, DongFeng, FAW et SAIC) pourraient eux aussi se développer prochainement sans joint-ventures. Les associations possibles avec des firmes capitalistes occidentales pourront être dans un rapport de dépendance inversée avec le rachat d’entreprises étrangères en difficulté ne trouvant pas de repreneurs dans leurs territoires d’origine. La concurrence n’en sera que renforcée d’abord sur le marché chinois, pour s’élargir ensuite au marché mondial.

Cette concurrence s’exacerbera d’abord en Chine. Le type de développement choisi par les dirigeants chinois privilégie en effet la concurrence comme stimulant à l’augmentation de la productivité. Les joint-ventures sont des lieux de partage d’un savoir-faire technique mais aussi un lieu de partage d’expériences en matière d’exploitation ouvrière.

Les constructeurs chinois bénéficient de faibles coûts salariaux. A titre d’exemple : 3,50 dollars de coût horaire chez Geely. Il existe une féroce surenchère des politiques salariales d’une province à l’autre. Moins développées, les provinces intérieures offrent des coûts très bas. C’est le cas de la province de Jianxi où les coûts horaires sont inférieurs au dollar, et où s’implantent de nouvelles usines automobiles.

Il n’y a donc pas de tendance naturelle ou spontanée à une augmentation des salaires dans le contexte d’une augmentation de la production. Mais les revendications pour des augmentations de salaires et l’amélioration des conditions de travail s’expriment de façon plus collective et organisée dans les grandes concentrations ouvrières constituées par les usines automobiles : cette observation valable sur tous les continents depuis près d’un siècle s’applique, bien sûr, à la Chine.

Les facteurs expliquant le développement de la crise de l’automobile vont aussi agir en Chine, même si c’est de façon déformée, à partir du moment où ce pays se trouve plongé dans les contradictions et l’exploitation propres aux économies capitalistes. La rapidité avec laquelle la Chine a supporté les premières manifestations de la crise mondiale de l’automobile montre bien que ce pays est immergé dans la concurrence capitaliste et ses crises.

L’industrie automobile parmi les responsables de la crise de l’environnement

L’industrie automobile n’est pas seulement confrontée à une crise de débouchés rentables et à l’exacerbation de la concurrence entre firmes, elle est aussi directement impliquée par les menaces qui pèsent sur le climat et la fin programmée de la croissance de l’extraction du pétrole utilisé par les moteurs thermiques des automobiles.

Le milliard de voitures aujourd’hui en circulation sur la planète est le plus grand consommateur de pétrole. En effet, le secteur des transports représente environ la moitié de toute la consommation mondiale en pétrole, les transports routiers assurant à eux seuls 80 % de cette moitié. Ils ne représentaient que le tiers de la consommation totale de pétrole en 1971, ce qui montre que le secteur des transports est celui où il existe aujourd’hui le moins de substitut à l’usage du pétrole.

En raison des dégâts que cause la pollution générée par la combustion du carburant essence, et de la fin du pétrole comme énergie abondante, l’automobile telle qu’elle existe depuis un siècle voit son avenir remis en cause.

Dans le bilan d’émissions mondiales de CO2, le secteur des transports est le deuxième responsable avec 21 % du total des émissions. Celles qu’il émet sont les plus difficiles à combattre. Le transport est en effet une source mobile et dispersée d’émissions de gaz à effet de serre et de polluants.

Mais au-delà de ce diagnostic technique, ce qui était accepté ou toléré dans les décennies précédentes devient socialement inacceptable. L’usage de l’automobile se trouve confronté à un ensemble de nouvelles contraintes causées par ce refus social croissant de la pollution automobile. Il est vrai que chaque nouvelle automobile produite est moins polluante que par le passé. Mais l’industrie automobile est toujours à la traîne et ne fait que suivre les normes établies par les différentes autorités publiques. L’application de ces normes renchérit encore le prix des voitures neuves alors que l’une des causes déterminantes de la crise est l’incapacité de l’industrie automobile à trouver des débouchés à sa production de voitures trop chères. La contradiction entre le mode d’appropriation individuelle des automobiles et le coût croissant de son usage social ne cesse de s’approfondir.

Le renchérissement du prix du pétrole est un autre facteur de crise. Au-delà des fluctuations qui caractérisent aujourd’hui l’évolution du prix du pétrole brut, et cela en conséquence de la crise financière mondiale, une nouvelle période s’ouvre. Le pic de la production mondiale appartient d’ores et déjà à l’horizon de la prévision, même si la date ne peut en être fixée avec certitude.

L’important n’est pas la date exacte mais tient au fait que l’échéance du pic de production appartient d’ores et déjà à l’horizon de la prévision. Les calendriers sont très divers dans l’industrie automobile : la durée de la conception d’un moteur et de son industrialisation peuvent atteindre une dizaine d’années. Dans la période précédente le moteur de Renault « Cléon Fonte » a été fabriqué pendant quarante ans de 1962 à 2004, équipant notamment R4, R6, Twingo et Clio. Les moteurs conçus et fabriqués aujourd’hui par l’industrie automobile seront encore en circulation lorsque le pic de production de pétrole aura été atteint et dépassé.

Bien sûr, il y aura encore production et consommations de pétrole pendant des décennies. Mais le seuil que représentera le franchissement dans les prochaines années du pic maximal de production de pétrole entraînera un changement dans les comportements et les niveaux de prix. Les myopes et les irresponsables sont ceux qui ne prennent pas en compte cette réalité qui devrait pourtant s’imposer à tous.

La fausse réponse écologique du véhicule électrique

Dans ces conditions, la solution peut-elle être trouvée, pour relancer une industrie en crise, dans le développement de la voiture électrique comme substitut au moteur thermique ? Toutes les grandes firmes automobiles vont maintenant explorer cette nouvelle voie

Si des voitures avec d’autres modes de propulsion que le moteur thermique ne sont pas aujourd’hui vendues en nombre conséquent, c’est que l’industrie automobile ne s’est pas préoccupée d’investir en ce domaine lorsqu’il était temps et que cela était possible. Les gains des périodes précédentes ont été redistribués en dividendes aux actionnaires et investis dans d’autres domaines. Les investissements ont été concentrés sur l’enrichissement à fondement technologique inchangé de produits toujours plus sophistiqués. Ce qui n’a pas été accompli pendant les périodes de croissance, qui pourrait croire qu’une industrie l’accomplira en pleine crise et en situation de concurrence toujours exacerbée ?

Les voitures électriques qui seront vendues dans les cinq ans qui viennent seront lourdes, chères, peu autonomes et très gourmandes en électricité. Renault parle d’une « rupture rapide » dans le déploiement des véhicules électriques avec un parc de 100 000 véhicules de ce type en France en 2015 [6]. Ayons le sens des proportions, cet objectif signifie moins de 20 000 voitures électriques vendues par an en France soit moins de 1 % du total des voitures vendues : on a connu rupture plus rapide ! D’autres prévisions tablent sur un véritable démarrage à partir de 2015, hypothèse encore hasardeuse alors que des données basiques comme la vitesse de rechargement des batteries entre deux et huit heures ne sont pas encore maîtrisées.

Les chiffres qui circulent autour d’une possibilité de production de 300 000 véhicules en 2020 ont un motif qui a peu de choses à voir avec la préservation de l’environnement. Le lobby électronucléaire français commence à agir et évalue, dans le cas d’un parc d’un million de véhicules électriques le besoin annuel en énergie à près de 12 terawatheures, soit l’équivalent d’un EPR, ce réacteur nucléaire troisième génération

La piste de la voiture électrique individuelle est une fausse réponse à la crise de l’environnement. C’est proposer d’échanger la dépendance du pétrole contre une nouvelle dépendance de l’énergie nucléaire lorsque l’électricité est produite par cette filière. Et les ordres de grandeur aujourd’hui avancés sont colossaux : un EPR pour la circulation de 3 % du parc automobile ! La couverture de seulement la moitié du parc automobile supposerait l’investissement d’une quinzaine d’EPR : c’est évidemment hors du domaine du possible. Les solutions trouvées aujourd’hui en terme de substitut au pétrole pour les voitures individuelles ne sont pas encore généralisables.

Des automobiles utilisant une énergie électrique ou des moteurs hybrides (combinaison de moteur à essence et électrique) seront produites dans les prochaines années à des centaines de milliers d’unités. Il ne s’agira que d’une rustine colorée de vert, en aucun cas d’une réponse à la crise structurelle des points de vue écologique et économique. Une automobile électrique est aujourd’hui encore plus chère à fabriquer. Il y a quelques mois, le modèle Prius de Toyota utilisant un moteur hybride était présenté comme le champion de l’innovation non polluante… la crise de l’automne 2008 a amené Toyota a suspendre son projet d’implantation d’une usine d’assemblage dans le Mississipi aux États-Unis. Les ventes de ce modèle ont diminué de moitié en novembre-décembre 2008.

Développement limité des véhicules électriques, extension des modèles à bas coût à l’exemple de la Logan de Renault : ces solutions techniques permettront peut-être à quelques-unes des firmes mondialisées de mieux réussir que d’autres. Ce ne seront que des replâtrages qui constitueront probablement de nouvelles opportunités pour les nouveaux acteurs capitalistes de la Chine ou de l’Inde.

Il y a un délai incompressible de quelques années entre la mise en œuvre de ces solutions éventuellement possibles et la crise d’aujourd’hui : c’est maintenant que se déroulent les fermetures d’usine et les suppressions d’emploi.

Plus l’environnement est incertain, plus le travail humain reste la variable sur laquelle le patronat veut disposer d’un pouvoir d’action
L’industrie européenne est confrontée à des restructurations depuis plusieurs décennies et les restructurations ont eu pour objectif la préservation des profits de cette industrie. Elles ont entraîné l’augmentation de la productivité et de l’intensification du travail, la tendance à la désintégration du processus de fabrication des voitures au travers de nouvelles formes de relation-dépendance avec équipementiers et sous-traitants.

La plupart des entreprises qui sont encore désignées comme « constructeurs d’automobiles » produisent moins de la moitié de la valeur — matière et travail humain incorporés— de l’automobile complète qui est finalement vendue.

La part des salaires dans le chiffre d’affaires de la construction automobile en France, est passée de 24 % en 1980 à 10 % en 2000 et 2007 [7]. Cette diminution considérable en 25 ans est atténuée pour les équipementiers dont la part des salaires passe de 31 % à 18 % sur la même période. Les constructeurs automobiles intègrent directement de moins en moins de travail humain avec les conséquences connues sur le niveau d’emploi .

Le recours aux équipementiers et sous-traitants est croissant. Les mêmes contraintes de réduction des stocks et de flexibilité s’appliquent à ces entreprises fonctionnellement indépendantes des grands groupes constructeurs. Alors qu’auparavant les exigences de rentabilité capitaliste s’appliquaient de façon globale à une entreprise qui intégrait en son sein la majeure partie du processus de production, le découpage croissant entre constructeurs, équipementiers et sous-traitants oblige chacune des parties ainsi décomposées à être rentable et satisfaire les exigences des actionnaires en profits et dividendes. Les stocks intermédiaires « tolérables » dans les usines intégrées des années 1960-1970 sont réduits au minimum par cette chasse aux profits dans des entités de plus en plus petites et éclatées. La flexibilité à outrance qui est le lot de l’organisation actuelle du travail entraîne une bien plus grande vulnérabilité de la production aux variations extérieures. Et les plus impliqués par cette vulnérabilité sont les ouvriers et salariés. Il y a un véritable essaimage des conséquences de la crise de l’automobile dans tous les territoires.

La crise est d’autant plus violente que ces entreprises se situent à la périphérie des grands bassins industriels. Et le domaine de la fabrication des pièces est plus ouvert aux échanges internationaux que celui des voitures complètes. C’est pourquoi les délocalisations, dans la conjoncture de la crise de la fin de l’année 2008, touchent particulièrement les petites et moyennes entreprises de fabrication de pièces et d’équipements.

Les réponses patronales à la crise actuelle sont classiquement banales. La mise en cause prioritaire des intérimaires ou de toutes les catégories au statut les plus précaires est prioritaire. Renault vient par exemple d’annoncer pour le 1er janvier 2009 la suppression des contrats de mille prestataires de service dans le bureau d’études « technocentre de Guyancourt », ce qui représente près de 10 % des effectifs salariés du site. Les fermetures temporaires d’usines automobiles ont été généralisées en Europe en fin d’année 2008. Peugeot vient d’annoncer sur son site historique de Sochaux l’arrêt de l’équipe de nuit à la date du 1er février 2009 et le renvoi immédiat de 600 intérimaires. Les fermetures définitives d’usines sous-traitantes se multiplient en Europe.

Si les usines et les machines ne sont pas transportables au mois le mois, le seul « facteur de production » complètement flexible est le travail humain. Alors que les variations de la demande et de l’environnement économique sont le lot commun de l’activité industrielle, il n’y a plus de filtre entre les variations de la demande d’automobiles neuves et la charge de travail au niveau de la chaîne de montage et de l’atelier. Pour tendre aux stocks minimums, garantie d’une rentabilité acceptable par les actionnaires, la seule variable d’ajustement devient la quantité de travail utilisable à un moment donné. Chez Renault, la planification de l’activité des usines était programmée mensuellement. Ce délai était déjà court puisque c’était lui qui guidait avec un seul mois d’avance la variation « flexible » de la durée du travail et le recours éventuel aux mesures de chômage technique ou à l’emploi d’intérimaires. Depuis l’irruption de la crise, ce délai est encore raccourci : la programmation de l’activité des usines, lorsqu’elles ne sont pas fermées comme pendant tout le mois de décembre 2008, se décide hebdomadairement. C’est à ce rythme que les plans de charge de toutes les usines de Renault en Europe sont décidés et mis en œuvre depuis un seul centre. La variable d’ajustement de l’utilisation du travail humain à la semaine est ainsi reconnue tout à fait explicitement.

Au delà de l’annualisation du temps de travail s’impose, petit à petit, la pluriannualisation du temps de travail avec l’appropriation par les directions d’établissement de congés qui ne sont pas encore acquis ou l’invention du « capital temps négatif » au travers duquel des salariés de Renault Douai peuvent devoir jusqu’à 87 jours de travail à leur employeur

Cette crise a des effets ravageurs en Europe. Les menaces de fermeture d’usines ou de faillite de firmes entières sont de plus en plus précises. Dans la foulée des menaces pesant sur principales firmes automobiles aux États-Unis, le devenir de leurs sociétés automobiles filiales européennes est aujourd’hui incertain.

Les constructeurs allemands BMW puis Mercedes ont successivement refusé de racheter l’entreprise suédoise Volvo mise en vente par son propriétaire Ford. Après le refus de Daimler, « Ford ne peut plus qu’espérer qu’un constructeur chinois comme Changan reprenne la filiale suédoise » estime Der Spiegel [8]. L’entreprise SAAB est elle aussi mise en vente par General Motors. Ces mises aux enchères sur un marché mondial de l’automobile en crise n’ont pour but que le renflouement de la trésorerie d’entreprises au bord de la faillite. Peu importe le devenir des ouvriers et salariés ainsi que le savoir-faire accumulé pendant un siècle d’activité industrielle

Les autres filiales européennes de GM et Ford sont elles aussi en première ligne des menaces. Ces deux entreprises ont demandé au gouvernement allemand une aide. Opel souhaiterait que le gouvernement allemand l’aide à trouver plus d’un milliard d’euros pour lui permettre de se préparer au scénario qui l’empêcherait d’obtenir des fonds de sa société mère aux États-Unis. L’usine de boite de vitesses de Ford à Bordeaux est elle aussi en première ligne des menaces.

Tout pour l’emploi — Pas de sainte alliance pour défendre l’automobile

Les champions de la libre entreprise ne vont pas hésiter à quémander des aides auprès de leurs gouvernements nationaux respectifs. Leur argument est tout trouvé : si les éclopés de Detroit bénéficient de dizaines de milliards de dollars en subventions, la mise à niveau d’une concurrence équitable exige que des aides symétriques leur soient allouées. A mesure que la crise va s’aggraver, les sirènes en faveur d’un plan automobile européen pour ouvrir les vannes des subventions publiques vont amplifier leurs appels au secours.

La social-démocratie et de nombreuses directions syndicales peuvent être tentées par ce type de compromis cherchant à nouer une « union sacrée » en défense d’une industrie menacée et à mettre dans les mêmes bateaux de sauvetage salariés et patrons. La défense de l’industrie nationale de chaque pays redevient à l’ordre du jour comme si cela pouvait constituer une réponse à la crise.

L’opposition à l’offensive patronale déjà entamée est la condition préalable à toute réponse se fondant sur l’intérêt des travailleurs. Cela passe par le refus des fermetures d’usines, des licenciements et des restructurations menées sous l’autorité de capital. Cela passe par la dénonciation et l’opposition aux versements de dividendes que continuent de recevoir les actionnaires d’entreprises quémandant des aides publiques. Le montant des dividendes versés aux actionnaires de Renault et de PSA en 2008 est supérieur aux aides données par le gouvernement Sarkozy. Si la protestation ne s’amplifie pas, la même opération se reproduira en 2009.

Les nécessaires ripostes ne peuvent se limiter à une défense usine par usine, entreprise par entreprise, ou pays par pays. C’est toute une branche d’industrie qui est visée par les attaques en cours. Elle intègre quelques grandes firmes mondialisées, mais aussi les équipementiers et les sous-traitants. Plus la fabrication d’automobiles se désintègre dans des réseaux de plus en plus complexes d’entreprises clientes et fournisseurs, plus les ripostes salariées et les solutions ouvrières se doivent de « réintégrer » dans une même action collective tous les travailleurs des branches automobiles dans la disparité de leurs statuts professionnels et de leurs employeurs.

Le refus de toute sainte alliance avec les défenseurs capitalistes de l’industrie automobile exige de dessiner d’autres solutions. S’il n’y a pas aujourd’hui de « solutions réellement existantes » garantissant le déploiement universel d’une « auto- mobile » non polluante et économe en énergie, ce n’est pas à des experts verts ou rouges d’élaborer les contre-plans détaillant la nécessaire priorité aux transports collectifs. C’est au mouvement social, aux salariés de cette branche et à toute la population souffrant de conditions de transport fatigantes et inefficaces de définir ses priorités.

On connaît actuellement la fin d’un cycle de production et d’usage dominant de l’automobile tel qu’il s’est déployé depuis les années 1950. Mais la fin d’un cycle ne signifie pas la fin de l’industrie capitaliste de l’automobile. Même en déclin, elle continuera d’employer sur tous les continents plusieurs millions d’ouvriers au travers de restructurations et de crises. Peut-on laisser aux patrons et aux gouvernements à leur service la « liberté » de gérer ce déclin ? Tel est l’enjeu de la période qui s’ouvre. Face à des patrons faillis, au sens strict du terme, des incursions dans la propriété privée de leurs entreprises peuvent devenir des exigences de bon sens. L’ouverture des comptabilités transnationales, le remboursement des subventions ayant servi à supprimer des emplois, la nationalisation sous contrôle ouvrier sont autant d’objectifs dont le mouvement social peut se saisir comme objectifs de lutte.

C’est pourquoi il convient de tenir les deux bouts de la chaîne : d’une part le refus sans compromis des licenciements et des attaques contre les travailleurs et d’autre part l’affirmation lucide qu’il y a d’autres solutions aux déplacements que la voiture individuelle. Tant que l’on reste dans les contraintes imposées par l’économie capitaliste, il y a contradiction entre ces impératifs. Les écologistes peuvent formuler des critiques fondées sur l’usage de la voiture, mais s’ils se situent en dehors des rapports sociaux, ils sont impuissants à proposer des solutions aux millions de travailleurs de l’automobile.

Une réponse à la hauteur de la crise ne peut que s’inscrire dans une logique anticapitaliste où les intérêts immédiats de tous les travailleurs priment sur la rentabilité des profits et où la préservation de l’environnement devient un impératif social.

VESSILLIER Jean-Claude
Notes
[1] [http://www.acea.be/index.php/collection/statistics]

[2] Résultats semestriels Renault 2008
http://www.renault.com/fr/Lists/Arc...

[3] Estimation à partir de données diverses. En France, en 2008, les achats hors « particuliers » ont représenté 40 % des ventes. Source : www.autoactu.com

[4] Le Monde diplomatique octobre 2008.

[5] http://www.amb-chine.fr/fra/zfzj/t1...

[6] Les Echos, 26 décembre 2008

[7] Comité des constructeurs français de l’automobile CCFA
www.ccfa.fr/statistiques/faits-et-c...

[8] Der Spiegel 4 janvier 2009

* Paru dans Inprecor n° 545-546, janvier-février 2009.

* Jean-Claude Vessillier, statisticien retraité et ancien syndicaliste de Renault, est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVe Internationale.