La " nouvelle économie " et l’euphorie boursière sont derrière nous, et le capitalisme mondial est entré dans une phase marquée par l’instabilité et le retour de ses contradictions. Les années 2000-2001 auront marqué un tournant, en réduisant à peu de choses les espoirs placés dans la généralisation des bienfaits de la " nouvelle économie " et de l’" exubérance irrationnelle " des marchés financiers. Les Etats-Unis ont réussi à minimiser l’ampleur de la récession mais en sont sortis au prix de nouveaux déséquilibres, tandis que l’Europe s’enlise à nouveau dans une conjoncture morose. Les pays du Sud ont rattrapé en partie les conséquences des crises financières, mais restent soumis à l’incertitude de la conjoncture internationale.
Une reprise atypique aux Etats-Unis
Le taux de profit a baissé aux Etats-Unis dès 1997, notamment parce que la " nouvelle économie " s’est traduite par un alourdissement du capital (une hausse de sa composition organique, dirait un marxiste). La politique économique de Bush a répondu à ce mouvement par trois moyens. Le premier a été une sorte de " keynésianisme militaire " tendant à augmenter les dépenses militaires, au détriment du budget fédéral, qui est passé en quelques années d’un petit excédent à un déficit prononcé. Le second moyen a été une baisse spectaculaire des impôts qui a permis de soutenir la consommation des riches, au prix d’une dégradation supplémentaire du budget. Enfin, les taux d’intérêt ont été ramenés à un niveau très bas, de manière à soutenir le marché intérieur, en particulier celui de l’immobilier. Le recours à ces dispositifs a creusé la contradiction principale du modèle US. Le moteur de la croissance y est la consommation des ménages, mais ce dynamisme pose trois problèmes : une répartition des revenus de plus en plus inégalitaire (jusqu’à la caricature) ; un endettement croissant des ménages ; et surtout, un déficit commercial croissant vis-à-vis du reste du monde (plus de 5 % du PIB US, soit plus d’un point du PIB mondial). L’aspect positif pour le capitalisme US est le maintien à un niveau élevé de la progression des gains de productivité : la reprise se fait pratiquement sans création d’emplois. Mais le doute persiste quant à la pérennité de ces gains de productivité aux Etats-Unis, et l’espoir de leur extension aux autres économies dominantes s’est évanoui. Dans ces conditions, la bonne santé de l’économie US repose sur un déséquilibre fondamental de l’économie mondiale.
L’imbrication complexe de l’économie mondiale
Les débats économiques aux Etats-Unis sont marqués par l’inquiétude à l’égard de la montée en puissance de la Chine. Celle-ci représente à peu près la moitié du déficit commercial des Etats- Unis, et cette part ne fait qu’augmenter. Entre 1970 et 2002, les exportations chinoises ont été multipliées par 140, et leur compétitivité est assurée par l’ancrage du yuan au dollar, qui est l’une des cibles du gouvernement états-unien, d’autant plus que la concurrence chinoise commence en outre à toucher les secteurs de haute technologie. On discute beaucoup de délocalisations et de désindustrialisation, même si l’essentiel des pertes d’emplois manufacturiers s’expliquent par les gains de productivité et les restructurations.
La réponse au déficit commercial est la baisse du dollar par rapport aux devises non alignées sur la monnaie dominante, principalement l’euro. Cette baisse est considérable, de l’ordre de 40 %, et a exporté la faible croissance vers l’Euroland qui, après les années d’embellie (1997-2000), se voit à nouveau plongée dans une conjoncture médiocre et qui se retourne vers le bas. Le bel enthousiasme de la Stratégie européenne pour l’emploi s’est dissipé, et le Pacte de stabilité économique s’est révélé impraticable. Le retour à des politiques d’austérité salariale a conduit à un étouffement du marché intérieur, et les baisses d’impôts n’ont pas réussi à vraiment doper la consommation des riches. La faiblesse de l’investissement ne permet pas de renouer avec des gains de productivité suffisants, en dépit d’une politique systématique de restructurations des firmes européennes.
Ce contraste entre la conjoncture des Etats-Unis et celle de l’Europe fait apparaître la faible intégration du capitalisme européen sur deux points. Les pays de l’Union européenne se positionnent différemment par rapport à cette configuration d’ensemble, et l’on assiste à un début d’éclatement de leurs trajectoires : certains tirent mieux leur épingle du jeu (notamment le Royaume-Uni et les petits pays) par rapport aux pays du " cœur " européen (France, Allemagne et Italie), et ce phénomène est un obstacle supplémentaire à la coordination de leurs politiques économiques. On voit aussi apparaître un écart grandissant entre économies nationales et groupes mondiaux, notamment en matière d’accumulation du capital. Les grands groupes sont jusqu’à un certain point indifférents à la morosité du marché européen dans la mesure où ils investissent et vendent sur d’autres marchés. Leurs intérêts tendent à être dissociés de la santé relative de l’économie européenne, et c’est de cette manière que l’on peut comprendre comment ils peuvent échapper aux contradictions de la politique économique européenne. Elle semble suicidaire puisqu’elle revient à casser systématiquement les débouchés en bloquant les salaires, mais c’est le marché mondial qui sert ici d’échappatoire.
L’effet boomerang de la mondialisation
Cette nouvelle configuration correspond à l’approfondissement des contradictions liées à la mondialisation, qui sont en quelque sorte l’expression moderne de la loi du développement inégal et combiné. On voit en effet apparaître une double ligne de fracture au sein des zones de l’économie mondiale : entre les Etats-Unis et les autres économies dominantes, autour de la baisse du dollar ; et entre économies dominantes et " pays émergents ". Ces derniers menacent la stabilité d’ensemble de l’économie mondiale en gagnant des parts de marché et en réussissant à augmenter le prix des matières premières, notamment celui du pétrole.
Le capitalisme s’est aujourd’hui libéré de ses " entraves " : la circulation des capitaux est à peu près libre, et les acquis sociaux ont déjà largement reculé à travers le monde. De ce point de vue, l’emprise de la finance ne doit pas être comprise comme une forme de parasitisme qui empêcherait le capitalisme de fonctionner correctement. Il s’agit au contraire d’un dispositif permettant l’établissement tendanciel d’un marché mondial, où les salariés sont directement mis en concurrence et soumis à des exigences de profitabilité qui s’opposent à la satisfaction des besoins sociaux non rentables. Grâce à la finance, le capitalisme contemporain se rapproche d’un fonctionnement " pur " en ce sens qu’il se débarrasse progressivement de tout ce qui pouvait l’encadrer ou le réguler.
Ce mouvement ne saurait s’auto-réformer et implique une redistribution régressive des richesses. C’est pourquoi les constructions qui visent à séparer le bon grain de l’ivraie - par exemple le " bon " capitalisme productif du " mauvais " capitalisme financier - ou à imaginer un capitalisme à la fois hyper-compétitif et plus égalitaire, relèvent donc d’une utopie réformiste qui ne correspond pas à son cours actuel. Le capitalisme s’installe dans une phase instable, qui est dominée par la question de savoir si cette configuration va se dénouer selon l’axe des conflits inter-capitalistes ou celui des affrontements sociaux.
La question du taux de change
Le taux de change du dollar vis-à-vis de l’euro a connu de très importantes fluctuations au cours des trois dernières décennies. Le point de départ est 1971, année où le dollar s’est détaché de sa définition par rapport à l’or. Il se met alors à baisser par rapport aux autres monnaies. Le choc financier de 1979, marqué par une très forte augmentation des taux d’intérêt américains le fait repartir à la hausse : en cinq ans, le cours réel du dollar se redresse et retrouve à peu près son niveau de 1971. Mais les Etats-Unis décident d’y mettre fin, avec les accords du Plaza imposés en 1985 à ses " partenaires " européens et japonais. La baisse du dollar est immédiate, et continue pendant une dizaine d’années. Puis il repart à la hausse à partir de 1996-97, jusqu’à la récession de 2000. A cette date intervient un nouveau retournement qui ouvre la phase que nous connaissons, marquée par une baisse continue du dollar, et donc par une hausse symétrique de l’euro. Aujourd’hui le taux de change réel du dollar est à son point le plus bas jamais enregistré depuis au moins un demi-siècle.
L’ampleur de ces fluctuations échappe aux déterminants strictement économiques. On peut les interpréter comme le résultat d’une contradiction dans les modalités de la domination US : les Etats-Unis ont besoin d’un dollar fort pour s’affirmer comme puissance financière et monétaire dominante, mais bénéficient d’un dollar faible en tant que puissance économique et commerciale. Les hausses et les baisses successives du dollar peuvent alors s’expliquer par la priorité relative accordée à ces deux manières d’affirmer leur suprématie sur l’économie mondiale. Les phases de hausse correspondent à la volonté de la restaurer quand elle est menacée, puis les phases de baisse permettent de rétablir leur compétitivité et de consolider les positions acquises. Chaque période de hausse renvoie cependant à des conjonctures particulières : la phase 1980-1985 correspond au tournant néo-libéral destiné à " nettoyer " une économie mondiale en crise, en la plaçant dans le corset de la discipline financière ; la phase 1996-2000 correspond quant à elle à un double phénomène : la fuite en avant dans la " nouvelle économie ", et le retour des capitaux échaudés par les crises financières à répétition dans les pays émergents.
L’intégration croissante des économies a pour conséquence une sensibilité accrue de la croissance européenne au taux de change de l’euro par rapport au dollar. Il s’agit d’une variable-pivot qui ne joue pas seulement sur les échanges bilatéraux entre les Etats-Unis et l’Europe mais qui contribue à déterminer leurs performances respectives sur l’ensemble des marchés tiers. Une baisse du dollar par rapport à l’euro rend les produits US plus compétitifs, non seulement sur le marché européen mais sur l’ensemble du marché mondial. C’est pourquoi on constate sur la dernière décennie une corrélation étroite (et qui n’existait pas auparavant) entre le différentiel de croissance Europe/Etats-Unis et le taux de change de l’euro par rapport au dollar. Quand ce dernier baisse, l’écart entre la croissance en Europe et aux Etats-Unis s’accroît au bénéfice de ces derniers.
Le prix du pétrole
2004 a connu une hausse significative du prix du pétrole. Après avoir fluctué autour de 30 $ le baril tout au long de 2003, il a franchi la barre des 50 $, avant de redescendre aux environs de 40 $. Mais cette évolution du prix du pétrole doit être corrigée de l’inflation. Si l’on convertit les cours passés en dollars de 2004, on constate que le prix réel du pétrole retrouve aujourd’hui le niveau atteint entre les deux chocs pétrolier. Un autre correctif doit être ajouté en ce qui concerne les pays de l’Euroland, puisqu’ils règlent le pétrole en dollars, de telle sorte que la baisse du dollar par rapport à l’euro compense en partie la hausse du prix du pétrole libellé en dollars. On constate alors que cette hausse est relativement faible et que, pour l’Europe, le prix du baril est à peu près le même depuis 2000, date de la dernière augmentation significative.
Rouge n°2092, 23 décembre 2004