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Pour dégonfler la baudruche de la compétitivité

mardi 1er juillet 2003, par Michel Husson

« On nous répond que si les cotisations patronales augmentent, si l’on taxe le capital et les produits financiers, on augmente le coût du travail, on met en péril la compétitivité des entreprises qui n’auront d’autres choix que de détruire de l’emploi ou de délocaliser (la mondialisation de l’économie ne permettrait pas de faire autrement !!!). Que répondre à cela ? Comment financer les retraites à venir sans mettre en danger la compétitivité, sans pousser les entreprises à délocaliser ? »[1]

Le problème avec l’argument de la compétitivité, c’est d’abord qu’il est sans fin. Chaque concession à cet « impératif économique » en appelle une autre, qui permet aux détenteurs de capital de capter une fraction toujours plus grande de la richesse produite. Or, la répartition du revenu n’obéit pas à des lois économiques intangibles, mais à l’évolution des rapports sociaux. Si les générations passées avaient pris au mot ce type d’arguments, nous connaîtrions encore les conditions de travail du XIXème siècle.

Les arguments que l’on entend aujourd’hui sont en effet aussi vieux que le capitalisme. En 1770, l’auteur anonyme d’un Essay on Trade and Commerce publié à Londres, expliquait déjà qu’il fallait travailler plus : « la cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l’industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent maintenant ». Un peu plus tard, en 1850, l’auteur des Sophismes sur le libre échange se lamentait ainsi : « la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables devient en réalité insupportable ». En 1865, toujours à Londres, la Commission sur l’emploi des enfants indiquait : « Nos objections contre le non-emploi de garçons au-dessous de 18 ans au travail de nuit seraient tirées de ce que nos dépenses subiraient une augmentation mais c’est aussi la seule raison. Nous croyons que cette augmentation serait plus grande que notre commerce, avec la considération que l’on doit à son exécution prospère, ne pourrait convenablement le supporter. Le travail est rare ici et pourrait devenir insuffisant par suite d’un règlement de ce genre ». Un éditorialiste du Times du 3 septembre 1873, que l’on croirait daté d’hier, avertissait les irresponsables : « si la Chine devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l’Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents »[2].

Plus près de nous, le discours de la compétitivité consiste à dire que la baisse du coût du travail (salaire direct et « charges ») a des effets vertueux sur l’économie et l’emploi :

 elle permet de baisser les prix et donc de gagner des parts de marché à l’étranger, ou de les protéger sur le marché intérieur ;

 elle permet de rétablir le taux de marge et donc l’investissement qui va améliorer la « compétitivité-hors-prix » qui passe par la qualité ;

 elle évite les délocalisations vers les pays à bas coût de main-d’ ouvre ;

 elle est attractive pour les capitaux qui, autrement, iraient voir ailleurs.

Réciproquement une augmentation indue du coût du travail serait donc défavorable à l’emploi. A ces affirmations, on peut opposer une double critique : d’une part, les choses ne fonctionnent pas ainsi en pratique ; d’autre part, la baisse du coût du travail a des effets négatifs sur l’emploi, susceptibles de contrecarrer les éventuels effets positifs.

1. Le discours de la compétitivité ne fonctionne pas

Depuis 20 ans environ, on constate une baisse de la part salariale un peu partout en Europe. Cela veut dire que le salaire réel a progressé moins vite que la productivité du travail. Le coût salarial unitaire a donc baissé et la « compétitivité-coût » a progressé. Mais cette progression n’a servi qu’en partie à accroître la compétitivité effective, car les prix n’ont pas reculé dans la même proportion, ce qui revient à dire que le taux de marge des entreprises a augmenté. Autrement dit, la baisse du coût salarial n’a pas conduit à une baisse des prix mais à une augmentation des profits.

Ce rétablissement du profit n’a pas non plus conduit à un relèvement du taux d’investissement. C’est un phénomène très frappant de la période, qui est une bonne mesure de la financiarisation : le freinage du coût salarial a nourri les profits financiers et non les profits investis.

La concurrence des pays à bas salaires est évidemment très forte dans certains secteurs comme le textile ou l’électroménager mais pèse de manière relativement secondaire sur l’ensemble de la production. Les emplois délocalisés sont par ailleurs en partie compensés par l’ excédent des exportations, notamment de biens d’équipement, vers les pays à bas salaires même si le contenu en emploi n’est pas le même.

Quant à l’attractivité des capitaux, il ne faut pas oublier la mondialisation et dresser un bilan d’ensemble. On constate de ce point de vue une forte dynamique vers l’intégration transnationale des capitaux : l’investissement français à l’étranger d’un côté, l’ investissement étranger en France de l’autre, augmentent nettement plus vite que l’investissement domestique. Le phénomène de baisse d’ attractivité du territoire français est donc une fable. Quant à l’ investissement français à l’étranger, il ne se dirige que marginalement vers les pays à bas salaires.

2. Les effets pervers de la compétitivité à tout prix

La baisse du salaire n’a pas que des vertus. Le capitalisme a en effet besoin de profits élevés, mais aussi de demande. Or, la recherche de la compétitivité par baisse des salaires déprime la demande. Et cet effet est démultiplié quand tous les pays d’une zone économique intégrée, comme l’Europe, mènent de manière coordonnée ce type de politique.

Le meilleur exemple - il s’agit plutôt d’un contre-exemple - de cette assertion est la période d’« embellie » 1997-2000, avec 10 millions d’ emplois créés dans l’Union européenne. Ces créations d’emplois (qui rompaient avec une longue période de stagnation de l’emploi et de montée du chômage) ne sont pas le résultat d’une compétitivité accrue mais au contraire d’un certain relâchement des préceptes néo-libéraux.

Certes, il y a eu des gains de compétitivité mais qui résultaient exclusivement du renchérissement du dollar par rapport aux monnaies européennes. Jusque là, tout se passait au contraire comme si le blocage salarial devait compenser des politiques de surévaluation monétaire peu favorable à la compétitivité mais très efficace en tant que discipline salariale.

En réalité, la reprise a été soutenue par une progression enfin à peu près parallèle des salaires et du PIB. Les créations d ’emplois ont entretenu ce dynamisme, et résorbé au passage une bonne partie du déficit de la Sécu et du budget (ce qu’on a appelé « effet-cagnotte »). Cet enchaînement vertueux a été également sous-tendu par la réduction du temps de travail en France, où l’on a enregistré le chiffre record de deux millions d’emplois créés en 4 ou 5 ans.

Les politiques néolibérales, de plus en plus étroitement coordonnées au niveau européen, ont conduit à un retournement de conjoncture et à un nouveau blocage salarial de fait. La quête sans fin de la compétitivité sécrète les récessions périodiques car les salaires bloqués des uns sont les carnets de commande des autres. Tout le monde est compétitif mais ... en récession.

Enfin, la recherche effrénée d’une compétitivité fondée sur les bas salaires est une illusion : sur ce terrain, effectivement, on ne concurrencera jamais les pays à bas salaires. En revanche une telle orientation est contradictoire avec une compétitivité fondée sur d’ autres facteurs que le prix, à savoir la qualification du travail, la qualité, et l’incorporation des nouvelles technologies. Il faut choisir entre le discours sur l’économie de la connaissance et celui de la compétitivité.

On ne doit surtout pas se laisser impressionner par l’invocation de prétendues lois de l’économie. Si les néo-libéraux les maîtrisaient vraiment, cela finirait par se savoir. Après deux décennies de « modération salariale » très vigoureuse, on aurait dû voir se multiplier les créations d’emplois et s’amorcer le retour au plein-emploi. Mais on aurait tort de penser que tel est vraiment l’ objectif poursuivi. Il s’agit tout simplement de conserver les avantages d’un partage du revenu extraordinairement favorable aux rentiers.

Il y a aurait un moyen très simple de renforcer la fameuse compétitivité, c’est de réduire les profits financiers et de les réaffecter aux salaires et aux retraites. C’est non seulement plus juste socialement, mais ce serait aussi plus efficace économiquement (soutien à la demande), à condition toutefois de prendre l’emploi comme critère d’efficacité.

3. Le bluff de la fuite des capitaux (et des cerveaux)}

Une fiscalité abusive ferait fuir les capitaux et les cerveaux. S’il s ’agit de décrire une réalité actuelle, ce tableau est un pur effet d’ optique. La France n’a pas le caractère répulsif que lui attribuent les avocats de la fiscalité zéro. C’est ce que confirme, après de nombreuses autres études, un tout récent rapport sur le sujet[3].

Mais il ne s’agit pas simplement d’un bluff, car l’enjeu est la défense des droits de tirage sur la valeur créée. Toute remise en cause un peu vigoureuse de ces avantages entraînerait évidement des mesures de rétorsion, sous forme de délocalisations, de sorties de capitaux ou d’évasion fiscale. Cette mobilité du capital, sciemment organisée par la déréglementation, est sa grande supériorité sur le travail. Il y a malgré tout des limites objectives à ces mesures de représailles : quitter un pays, c’est aussi perdre un marché ; on peut (plus ou moins facilement) faire sortir des capitaux mais on ne peut pas aussi aisément déplacer les véritables forces productives : les hommes, les savoir-faire, les machines et les réseaux, etc.

L’extension au niveau européen de nouvelles modalités de la répartition du revenu est, comme dans le cas de la taxe Tobin, la condition de viabilité de telles mesures. Mais il reste un degré d’ affrontement que les dispositifs techniques de contrôle des changes et des mouvements de capitaux peuvent réduire, sans jamais les supprimer. C’est d’autant plus vrai que l’impératif de compétitivité ne s’ auto-limite jamais et que toute concession encourage une nouvelle pression régressive. Dans le cas des retraites, l’enjeu est au fond de savoir si la part des pensions va augmenter avec le nombre de retraités ou si les rentiers vont imposer une enveloppe constante, autrement dit la baisse des pensions. Une étude demandée par le Conseil d’orientation des retraites (COR) à un institut économique indépendant, l’OFCE, montre qu’une augmentation de la part salariale compensée par une baisse des revenus financiers est neutre du point de vue de la croissance et de l’emploi. La faisabilité politique de cette opération est certes une autre affaire, mais qui ne saurait être tranchée à coup d’esbroufe économique.

Contact pour cet article. hussonet@free.fr