Ce que ne dit pas la théorie des ondes longues [2]
Cette théorie, élaborée par Ernest Mandel, a souvent été déconsidérée (par ses adversaires et parfois par ses partisans) à partir de deux interprétations qui ne me semblent pas correspondre à son contenu. Quoi qu’il en soit, ces deux remarques me semblent des repères utiles.
Il ne suffit pas d’attendre 25 ou 30 ans.
Si Mandel parle d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans un schéma vulgaire généralement attribué - et probablement à tort - à Kondratieff, de mouvements réguliers et alternés des prix et de la production. L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est endogène, alors que le passage de la phase dépressive à la phase expansive est exogène. Dockès et Rosier ont critiqué cette distinction, de manière assez rhétorique, en rappelant que la lutte de classes n’est pas extérieure au fonctionnement du capitalisme, position que Mandel n’a évidemment jamais soutenue. L’idée clé, et que Dockès pourrait reprendre à son compte, est que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel ordre productif. Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle, comme le business cycle, dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe.
Il ne suffit pas de faire remonter le taux de profit.
Les ondes longues ont quelque chose à voir avec le taux de profit, évidemment. Mais cela ne veut pas dire que la phase expansive se déclenche automatiquement dès que le taux de profit franchit un certain seuil. C’est là une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faut que la manière dont est rétabli le taux de profit donne une réponse adéquate à d’autres questions portant notamment sur la réalisation.
Mandel parlait du taux de profit comme d’un indicateur synthétique d’un certain nombre de conditions à remplir, et c’est précisément une caractéristique du capitalisme d’aujourd’hui d’avoir restauré le profit sans répondre de manière satisfaisante à ces autres questions. On y revient plus bas.
A quoi sert la théorie des ondes longues ?
Cette théorie est avant tout un cadre permettant de penser l’histoire du capitalisme. Celui-ci se transforme en permanence tout en restant sur le fond strictement invariant. C’est cette dialectique entre les rapports essentiels et les formes historiques d’incarnation qu’il faut penser. Les contradictions du capitalisme ne se manifestent pas toujours avec la même force : il y a des périodes où le capitalisme fonctionne de manière relativement harmonieuse, d’autres où sa trajectoire est incertaine et chaotique. Le capitalisme contemporain n’est pas le même que celui des Trente glorieuses. Ces questions ne sont pas différentes de celles qui ont fondé le programme de travail des régulationnistes.
La théorie des ondes longues est aussi - mais c’est là peut-être une lecture plus personnelle - un cadre de reformulation de la baisse tendancielle du taux de profit. Pour aller vite, les phases expansives se caractérisent par un taux de profit croissant ou stabilisé, en raison d’une évolution harmonieuse des trois composantes du taux de profit que sont la productivité du travail, le salaire réel et l’intensité capitalistique. Sous certaines conditions, de telles configurations peuvent s’installer de manière relativement durable. Mais, quels que soient les arrangements du capitalisme, il finit par buter sur ses contradictions. La tendance à la socialisation des années 60 est finalement venue buter sur la baisse du taux de taux de profit. C’est en cela que le retournement est endogène. Ensuite, la phase dépressive doit être consacrée au rétablissement du profit et à un cadre assurant sa reproduction à un niveau convenable.
A quoi reconnaît-on une phase expansive ?
C’est souvent en ces termes qu’on pose la question : sommes-nous entrés dans une nouvelle phase de croissance durable ? En sens inverse, des lectures critiques du capitalisme tendent à remettre en cause cette notion au profit d’une conception fonctionnaliste de la crise. Il y aurait crise, mais pas pour le capital, si bien que la distinction entre phases expansive et dépressive reposerait sur l’idée fausse que le capitalisme a d’autres fins que la rentabilité.
Quitte à être trop synthétique, on pourrait ainsi définir les ingrédients d’une phase expansive : un niveau suffisamment élevé du taux de profit et la reprise de l’accumulation comme conditions immédiates ; un environnement relativement stable, notamment du point de vue de la structuration de l’économie mondiale, assurant les conditions de maintien du taux de profit à ce niveau élevé. Ce premier ensemble de conditions définit un schéma de reproduction établissant qui achète ce qui est produit. Il faut y ajouter des exigences de légitimité sociale qui définit un " ordre productif " et garantit la reproduction générale du modèle.
Le pronostic sur la période récente
Depuis la contre-révolution néolibérale, les débats oscillent entre deux conceptions. Certains insistent sur la cohérence de ce projet, d’autres sur ses imperfections et notamment l’instabilité financière. Périodiquement, on annonce la mise en place d’un nouveau modèle. En plus, le taux de profit a retrouvé, et largement, ses niveaux d’avant la crise. Les nouvelles technologies sont là. N’est-on pas entré dans un nouvel ordre productif ?
La spécificité absolument inédite de cette période est que le rétablissement du taux de profit n’a pas permis de " relever " aucune des autres courbes du capitalisme. Le taux d’accumulation, le taux de croissance du PIB et celui de la productivité du travail sont tous à la baisse alors que le taux de profit grimpe. Certes, le graphique s’arrête en 1997, et la phase plus récente de la " nouvelle économie " a en partie comblé l’écart aux Etats-Unis, où on a pu constater un redressement des trois courbes : accumulation, croissance et productivité. Mais c’est un rétablissement très limité dans le temps et dans l’espace. Bref, malgré le rétablissement du taux de profit, le capitalisme mondial n’est pas entré dans une nouvelle phase expansive. Il lui manque essentiellement trois attributs : un ordre économique mondial, des terrains d’accumulation rentable suffisamment étendus, une légitimité sociale. Une telle conjoncture ne remet pas en cause la théorie des ondes longues, puisque celle-ci ne pronostique pas un redémarrage automatique tous les 50 ans. La phase actuelle est particulièrement étirée, faute de boucler sur un ordre productif cohérent et sur une structuration stable de l’économie mondiale. L’anti-capitalisme peut alors renaître sur la base du manque de légitimité du modèle.
Les leçons de la nouvelle économie
L’essoufflement de la nouvelle économie s’explique dans ce schéma par les contradictions classiques (suraccumulation) et par les asymétries du modèle (accumulation polarisée). Les cinq mythes de la nouvelle économie ont été mis à mal lorsque la parenthèse s’est refermée.
¨ valeur : la loi de la valeur n’est pas obsolète, elle continue au contraire à fixer des limites précises au fonctionnement du capitalisme. Loin de se dépasser en surfant sur les nouvelles technologies, ce dernier s’efforce au contraire d’en brider les potentialités, chaque fois qu’elles pourraient faire sortir du champ de la marchandise. ¨ technique : les nouvelles technologies ne suffisent pas à définir une nouvelle phase de croissance, parce qu’elles sont coûteuses en capital et ne trouvent pas en face une demande adéquate. ¨ finance : elle ne crée pas de valeur, elle ne peut qu’en transférer dans les limites de la valeur nouvelle créée dans la sphère de l’exploitation. ¨ salariat : les nouvelles technologies sont utilisées par le capitalisme pour précariser le travail et fractionner le salariat, et développer des formes de rémunération financière au détriment du salaire. Aucun déterminisme technologique, ni d’ailleurs aucune loi économique, ne justifient de telles évolutions. ¨ empire : l’économie mondiale est soumise à un mouvement très puissant de rehiérarchisation au profit des Etats-Unis : la " nouvelle économie " n’est donc en rien un paradigme universel.
Quelle est la spécificité de cette approche ?
La grille théorique proposée ici peut être rapidement située par rapport à d’autres approches. Elle ne s’oppose pas en tant que telle à l’approche régulationniste et présente bien des points communs quant aux questions posées et à son principe général : pour bien fonctionner, le capitalisme a besoin d’un ensemble d’éléments constitutifs de ce que l’on peut appeler mode de régulation, ordre productif ou période historique. L’important est de réintroduire de l’historicité et la possibilité de schémas de reproduction relativement stable. Mais il faut se séparer des travaux régulationnistes de la deuxième génération placés sous le signe de l’harmonicisme et soucieux avant tout de dessiner les lignes d’un nouveau compromis social, comme si c’était la logique de fonctionnement du capitalisme, et comme si celui-ci disposait en permanence d’un stock de modes de régulation où il faudrait l’encourager à choisir le bon.
Cette approche se distingue également d’interprétations marxistes trop monocausales. On a signalé celle qui faisait du taux de profit instantané l’alpha et l’oméga de la dynamique du capital, mais il faut aussi prendre ses distances avec une place trop grande donnée à la
technologie. Dans la théorie des ondes longues, il existe un lien organique entre la succession d’ondes longues et celle des révolutions scientifiques et techniques. Mais cette mise en relation ne peut se ramener à une vision néo-schumpeterienne où l’innovation serait en soi la clé de l’ouverture d’une nouvelle onde longue. De ce point de vue, les mutations liées à l’informatique constituent à n’en pas douter un nouveau " paradigme technico-économique " - pour reprendre la terminologie de Freeman et Louçã dans leur remarquable ouvrage2 - mais cela ne suffit pas à fonder une nouvelle phase expansive. Il est d’autant plus urgent de rompre avec ce marxisme vulgaire que les avocats du capitalisme le reprennent de fait à leur compte en feignant de croire que la révolution technologique en cours suffit à définir un modèle social cohérent.
La théorie des ondes longues débouche sur une critique radicale du capitalisme. Si celui-ci a autant de mal à jeter les bases d’un ordre productif relativement stable et socialement attractif, c’est qu’il est confronté à une véritable crise systémique. D’une certaine manière, il ne prospère que dans la négation d’une grande partie des besoins sociaux. Arrivé à ce stade, les pressions qu’on peut exercer sur lui pour le faire fonctionner autrement doivent être tellement fortes qu’elles se distinguent de moins en moins d’un projet de transformation radicale.