Paru dans le quinzomadaire suisse « solidaritéS »
n°161 (18/01/2010), p. 11.
Si l’on doit certes se réjouir que le phénomène des violences faites aux femmes ne soit plus systématiquement passé sous silence dans la sphère médiatico-politique, il y a cependant de quoi s’interroger sur la manière dont ce sujet est abordé à l’heure actuelle.
Ainsi, à en croire les médias et à entendre les politicien·ne·s (à droite comme à gauche), le sujet à l’ordre du jour en Suisse serait la lutte contre les mariages forcés, les mutilations sexuelles, les crimes d’honneur, etc. Ces formes de violence contre les femmes (bien réelles et évidemment condamnables) occupent le devant de la scène, comme si le problème essentiel pour les femmes vivant en Suisse ne résidait pas dans les formes de violence « ordinaires » et quotidiennes que sont le viol, les violences conjugales, le harcèlement sexuel au travail, l’inceste, etc. (Ceci sans parler des discriminations structurelles qui subsistent en matière d’emploi, de salaires, de répartition des tâches domestiques, de l’accès aux postes de pouvoir, etc).
Quelle est donc la signification de cette focalisation sur des formes de violence bien réelles mais « exotiques » par rapport à la réalité vécue par la majorité des femmes en Suisse ?
La « culturalisation » de la violence sexiste
Alors que le féminisme s’est efforcé d’analyser le problème de la violence contre les femmes en termes de rapports sociaux (patriarcaux), le discours qui se répand aujourd’hui tend à présenter la violence de genre comme un problème « culturel ».
Il est frappant d’observer, notamment dans les procès pour viol ou violences conjugales, que lorsqu’il s’agit d’auteurs « blancs », l’acte est attribué à une pathologie individuelle (un « dysfonctionnement » par rapport à la norme), alors que pour les « non-blancs » c’est la « culture » qui devient le facteur explicatif principal. Ce discours révèle l’étroite imbrication entre racisme et sexisme : d’une part la question des droits des femmes est manipulée à des fins racistes par la construction de stéréotypes et de préjugés attribuant la domination masculine à l’Autre (le Noir, l’Arabe, le Musulman, etc) ; d’autre part cette opération permet de relativiser voire de rendre invisible la domination masculine chez nous.
La « géographie du sexisme » qui attribue aux « Autres » la palme si ce n’est le monopole de la violence sexiste, a un contenu manifestement raciste, mais également antiféministe, puisque ce discours alimente l’idée que « la violence sexiste ne peut être qu’accidentelle chez nous parce que le patriarcat est localisé ailleurs ».
Point de vue néocolonialiste et instrumentalisation des droits des femmes
Un des effets de la focalisation sur des formes de violence « exotiques » est de créer dans l’opinion un lien entre « violence contre les femmes » et « immigration ». Les femmes migrantes deviennent la métaphore de la femme soumise et opprimée (par opposition à la femme « émancipée » que serait la femme suisse), et les hommes migrants (Noirs, Arabes, Musulmans, etc.) sont présentés comme intrinsèquement sexistes et violents (par opposition aux hommes suisses qui ne le seraient que « par accident »). Une telle perspective ne peut qu’évoquer le discours colonialiste qui légitimait la domination coloniale par la « mission civilisatrice » de l’Occident, et en particulier la nécessité d’apporter « l’émancipation » aux femmes des pays colonisés. (Et tant pis si, à la même époque, les femmes en Occident n’avaient pas le droit de vote…). De même, on se souviendra de la manière éhontée dont la « cause des femmes » a été utilisée pour légitimer la guerre impérialiste US en Afghanistan.
Ainsi, le discours dominant (plus agressif à droite, plus « bien-pensant » à gauche) en matière « d’intégration » des étrangers, qui accorde une place centrale à la question de « l’émancipation des femmes », a des relents néocolonialistes frappants. Il se fonde en effet sur l’idée que les différences culturelles des migrant·e·s constituent un problème et un « déficit » par rapport à la norme qui serait, prétendument, le respect de l’égalité entre les sexes dans notre société. En attribuant la violence contre les femmes à la « culture » (des Autres), voire à un « déficit d’intégration », on sous-entend la supériorité de notre société « moderne » sur les sociétés dites « traditionnelles » (au mieux) ou « barbares » (au pire) dont seraient issu·e·s les migrant·e·s.
Pour un féminisme antiraciste
De même que la question de la domination des femmes ne peut être dissociée des rapports de classe, elle ne peut l’être davantage des rapports « de race ». Dans un contexte caractérisé par une (re)montée de la xénophobie et du racisme, il est de la responsabilité des forces qui se réclament du féminisme de débusquer et de contrer toutes les tentatives d’instrumentalisation des « droits des femmes » à l’appui d’un discours néocolonial de stigmatisation des « Autres ». A défaut, la cause des femmes risque d’être utilisée comme une arme dans la « guerre des civilisations » et dans les politiques migratoires discriminatoires et xénophobes. La solidarité avec les femmes qui, ailleurs, luttent contre les formes spécifiques d’oppression qu’elles subissent est évidemment nécessaire. Mais de grâce, ne joignons pas notre voix à ceux et celles qui s’érigent en donneurs de leçons en matière de respect du droit des femmes, alors qu’il y a encore bien à faire ici même dans ce domaine !
Paru dans le quinzomadaire suisse « solidaritéS » n°161 (18/01/2010), p. 11.