La liste des affaires s’allonge tous les jours. Après Enron et Worldcom aux Etats-Unis, ce sont aujourd’hui Parmalat en Italie, Adecco en Suisse et Manesmann en Allemagne qui font la une des journaux. Il n’est plus possible aujourd’hui de faire comme s’il s’agissait de quelques brebis galeuses isolées. Les scandales et les procès concernent de grands groupes dont certains appartiennent au " capitalisme rhénan " supposé plus civilisé. Ces pratiques délictueuses ne sont pas l’apanage de quelques personnes bien placées, elles impliquent un réseau articulé de délinquants en col blanc. Elles portent sur des sommes astronomiques, si on les rapporte aux larcins des amateurs qui peuplent nos prisons. Ceux qui pratiquent les petits trafics en tout genre n’ont donc pas tort d’appeler cela faire du " business ". Et l’indignation intéressée de ceux qui mènent campagne contre la contrefaçon de marques et le piratage informatique pourraient être dirigée vers des cibles mieux choisies.
Les affaires récentes permettent d’identifier les différents maillons de cette chaîne de création de valeur un peu particulière. On y croise de grandes banques d’affaires qui ont pignon sur rue, avec une prédilection particulière pour le Luxembourg. Les dirigeants de Parmalat avaient ainsi créé pas moins de six sociétés écrans au Grand-Duché, où siègent dix-sept banques italiennes dont une bonne partie remplit donc des fonctions assez classiques de receleur. Mais il ne suffit pas de blanchir l’argent détourné, il faut également maquiller les comptes. C’est la tâche impartie à des cabinets spécialisés et à des agences de notation chargées de donner une image flatteuse des entreprises. Ce sont souvent leurs fausses manoeuvres qui conduisent à faire sortir les affaires, un peu à l’instar de la simple fraude fiscale qui a permis de faire tomber Al Capone. Dans le cas d’Enron, on se souvient que le célèbre cabinet Arthur Andersen n’a pas survécu à ses tripatouillages.
Voilà donc la face cachée d’un système qui prétend imposer aux travailleurs une modération salariale inéluctable, dont la contrepartie se retrouve sous forme de stock options somptueuses, de parachutes dorés à la Messier et d’autres transvasements moins " légaux ". Ce sont les bénéficiaires de ce système qui paient des bataillons entiers d’idéologues, d’économistes ou de publicistes, afin d’ériger en normes de la modernité cette totale liberté d’action qui leur permet ensuite de mener à bien les délocalisations, les restructurations et les détournements, bref de ponctionner largement la richesse créée. Quand leur image devient trop repoussante, les grandes compagnies, comme Elf-Total-Fina, s’offrent les services d’experts aussi indépendants que Kouchner, aveugle au travail forcé organisé en Birmanie, et dont la petite entreprise (BK Conseil) devrait en toute justice connaître le même destin qu’Arthur Andersen.
Un tel degré de corruption est une composante intrinsèque du capitalisme contemporain, qui pose la question d’une régulation nécessaire. Il est en effet impossible de s’accommoder de ce mode de fonctionnement qui corrode l’ensemble de la société et s’alimente d’une irrépressible montée du chômage de masse et des inégalités. Ce serait donc faire oeuvre d’utilité publique que de placer quelques grains de sable dans cette machine à broyer le social. Mais les patrons ont bien compris le danger, comme en témoigne une certaine morosité que l’on a pu observer à leur assemblée générale, organisée comme chaque année à Davos. Qu’un aussi fin connaisseur que Georges Soros ait pu affirmer qu’il ne fallait pas laisser le pouvoir aux " intégristes des marchés financiers " devrait mettre la puce à l’oreille. Le risque est grand en effet que ce soit les milieux d’affaires eux-mêmes qui prennent l’initiative d’aménagements cosmétiques permettant, à moindre frais, de dédouaner l’ensemble de la profession. La section française de l’ONG Transparency International est animée par le président de France-Télécom, Michel Bon et par l’ancien PDG de la Caisse des Dépôts. Cela devrait faire réfléchir : comment faire confiance à ces chantres de la privatisation pour revenir sur la déréglementation qu’ils ont contribué, à leur place, à promouvoir ? Seule une intervention citoyenne, rigoureusement indépendante, allant à la racine du mal, est à même de faire avancer les mesures coercitives qui permettrait de mettre un point d’arrêt à cette impressionnante dérive délictueuse.
Michel Husson, économiste dernier ouvrage paru : Les casseurs de l’Etat social, La Découverte, 2003
à paraître dans Politis
(tiré du site de Michel Husson)