A. LA NECESSITE DE PERSPECTIVES TRANSITOIRES DANS LA LUTTE POUR LE POUVOIR
1. Les marxistes révolutionnaires rejettent la stratégie réformiste classique qui voudrait transformer le système capitaliste graduellement, de l’intérieur, pour aboutir au socialisme par une accumulation de réformes partielles obtenues à travers l’action revendicatives et l’action parlementaire. L’histoire a démontré de manière répétée qu’une telle stratégie, dans la mesure où elle est tentée sérieusement, se heurte toujours à l’obstacle incontournable du pouvoir d’État. Aucune victoire électorale d’un parti ouvrier ne peut changer en elle-même le caractère de classe de l’appareil d’État bourgeois, qui n’est pas un instrument neutre au service des gouvernements élus, mais un appareil de contrainte construit par la bourgeoisie pour défendre ses intérêts, et lié à la classe dominante par mille et uns liens de caractère historique, politique, idéologique et même personnel, notamment au niveau des appareils répressif, judiciaire et administratif. L’histoire a démontré de manière répétée que la classe dominante était prête à s’appuyer sur cet appareil d’État pour saboter toute tentative sérieuse de transformation sociale, au besoin par le renversement violent de gouvernements élus et par le recours aux dictatures militaires et fascistes. La lutte pour le socialisme passe donc nécessairement par la destruction de l’appareil d’État bourgeois et son remplacement par un nouvel État construit par la classe ouvrière et ses alliés.
2. Le renversement de l’État bourgeois nécessite la participation directe des masses ouvrières et populaires. Les forces révolutionnaires ne peuvent vaincre la bourgeoisie et son immense appareil d’État sans jouir du soutien conscient de la majorité des masses. Les tentatives de renverser l’État à partir de forces minoritaires ou isolées ne peuvent guère aboutir qu’à des échecs sanglants qui font reculer la lutte pour le socialisme. Par contre, aucune société de classe ne peut se maintenir éternellement par la seule répression contre la vaste majorité de la population.
L’expérience montre que la mobilisation résolue des masses ouvrières et populaires peut venir à bout des régimes les plus répressifs, à condition de se donner une direction politique adéquate qui sache faire converger la lutte vers le renversement du pouvoir d’État, c’est-à-dire une direction révolutionnaire. La lutte pour le pouvoir passe donc par une lutte préparatoire des forces révolutionnaires pour conquérir l’appui des masses.
3. Cependant, l’idéologie normalement dominante dans toute société est celle de la classe dominante. Il en est ainsi non seulement parce que la classe dominante contrôle les moyens de communication de masse et l’ensemble des appareils idéologiques, mais aussi, de manière plus fondamentale, parce que sa domination de classe détermine les règles du jeu pour toute la société. Les membres des classes dominées et des masses opprimées doivent donc jouer le jeu dans leur lutte quotidienne pour la survie en s’adaptant individuellement aux règles de la société bourgeoise, ce qui conduit à l’intériorisation de ces règles par le plus grand nombre. Seule la lutte collective permet de faire reculer l’idéologie dominante en ouvrant aux masses opprimées la possibilité d’améliorer leur sort par des actions solidaires, plutôt que par l’adaptation individuelle aux règles du jeu imposées par la société capitaliste. C’est dans la lutte collective que se forge la conscience de classe.
4. La lutte pour conquérir l’appui majoritaire des masses ne peut donc pas se faire par la seule propagande contre le capitalisme et pour le socialisme. La propagande communiste a un rôle vital à jouer dans la consolidation et le développement de l’organisation révolutionnaire, mais elle ne suffira jamais à elle seule à gagner la majorité des masses. Ces dernières ne seront jamais convaincues par des démonstrations purement intellectuelles, aussi justes soient-elles, mais par l’expérience concrète dans les luttes réelles. C’est pourquoi l’organisation révolutionnaire ne peut se contenter de la seule propagande sur les buts finaux du communisme, mais elle doit aussi mettre de l’avant des mots d’ordre transitoires qui partent des conditions actuelles pour faire avancer la conscience de classe des masses opprimées à partir de leurs propres expériences de lutte.
5. Les marxistes-révolutionnaires rejettent la conception du programme stalinienne et sociale-démocrate classique, qui distingue d’une part un programme maximal de renversement du capitalisme dans l’avenir, et d’autre part un programme de réformes immédiates compatibles avec le maintien du capitalisme. Ceci conduit tout droit à l’autolimitation revendicative et à l’abandon de la lutte pour les droits et les acquis les plus élémentaires de la classe ouvrière et des masses opprimées, quand le capitalisme en crise ne peut plus se permettre de les satisfaire. Les révolutionnaires au contraire partent des besoins objectifs de la classe ouvrière et des opprimés et appellent à lutter pour leur satisfaction, indépendamment de leur effet sur les finances capitalistes. Et si le capitalisme ne peut satisfaire les besoins élémentaires des masses opprimées, alors il doit disparaitre. C’est seulement par une telle démonstration pratique qu’on peut convaincre les larges masses de la nécessité de renverser le système capitaliste, et non sur la base d’une argumentation purement intellectuelle ou par la seule propagande.
6. La valeur transitoire d’un mot d’ordre dépend des conditions concrète de la lutte de classe. Un mot d’ordre donné peut avoir une valeur exclusivement propagandiste dans une période donnée, s’il est trop avancé par rapport au niveau de conscience et d’organisation du moment, pour acquérir plus tard une valeur transitoire dans le cadre d’une montée des luttes ouvrières et populaire ; et il peut même jouer par la suite un rôle de frein si l’organisation révolutionnaire continue de s’y accrocher alors que les luttes de masses l’ont déjà dépassé. L’application correcte d’une démarche transitoire suppose donc l’analyse concrète de la situation concrète de chaque moment, par un examen attentif et minutieux de l’état d’esprit des masses et de leur évolution. L’histoire montre que l’état d’esprit des masses ne progresse pas de manière linéaire, régulière et unidirectionnelle, mais peut connaître des transformations brusques et qualitatives en temps de crise sociale et politique, parfois après des décennies de stagnation apparente.
La qualité d’une direction révolutionnaire réside très largement dans sa capacité à saisir correctement ces évolutions et ces transformations.
7. Il faut donc se garder de toute application dogmatique du programme de transition conçu comme un catalogue de mots d’ordre établis une fois pour toutes, valables dans toutes les circonstances et qu’il suffit de répéter jusqu’à la victoire finale. Ce serait ne pas comprendre la fonction même des mots d’ordre transitoires et les transformer en fétiches sacrés, atemporels, inamovibles et figés. Les mots d’ordre transitoires avancés dans l’agitation ne doivent pas non plus se substituer aux objectifs finaux et les obscurcir dans la propagande de l’organisation révolutionnaire ; ce serait là une application opportuniste de la démarche transitoire. Les mots d’ordre transitoires doivent toujours être motivés en fonction de la situation concrète dans laquelle ils se placent et mis en perspective dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire globale, dans l’activité propagandiste de l’organisation.
8. Pour qu’il ait une valeur transitoire dans une formation sociale donnée à un moment donné, un mot d’ordre donné doit satisfaire plusieurs conditions. Il doit partir des besoins objectifs des masses opprimées, répondre aux enjeux du moment et être compréhensible par les plus larges masses à leur niveau actuel de conscience, sans quoi il serait de caractère propagandiste et non pas transitoire ; et la lutte pour réaliser ces mots d’ordre doit pouvoir se faire à partir des organisations existantes des masses ouvrières et populaires, et non à partir d’organisations imaginaires non encore créées. Le fait que les directions en place dans les organisations de masse s’opposent à la lutte pour un mot d’ordre donné ne change en rien sa valeur transitoire ni la nécessité de le mettre de l’avant, s’il correspond bel et bien à l’état d’esprit des masses ; cela permet d’illustrer concrètement la nécessité de mettre en place de nouvelles directions pour mener la lutte dans l’intérêt des masses, sur la base de propositions d’action parfaitement réalisables si les directions en avaient la volonté.
9. Les révolutionnaires ne peuvent se contenter d’appliquer la démarche transitoire au seul terrain des luttes revendicatives, car ces dernières se heurtent inévitablement à la résistance du gouvernement et de l’État dès qu’elles atteignent une certaine ampleur, posant ainsi aux yeux des masses en lutte la question du gouvernement, la question du pouvoir. On ne saurait donc contreposer la lutte d’un côté et la politique de l’autre ; ce serait tomber dans une réduction des luttes de masses aux seules luttes revendicatives en refusant de poser leur dimension politique. Or, la scène politique est elle aussi un terrain de lutte que les masses sont inévitablement amenées à aborder dans le développement de leurs mobilisation propres. Ceci pose la nécessité pour les révolutionnaires de développer une démarche transitoire non seulement sur le terrain des luttes revendicatives, mais aussi sur le terrain des luttes politiques proprement dites.
B. LE NIVEAU D’ORGANISATION DES MASSES OPPRIMEES DANS L’ÉTAT CANADIEN
10. Il ne saurait être question dans le cadre de ce texte de se lancer dans une analyse détaillée des formes de conscience et d’organisation complexes et diversifiées qui peuvent exister dans l’État canadien, et encore moins de se livrer à une analyse de conjoncture qui aurait davantage sa place dans une résolution politique, mais plutôt de porter un diagnostic général susceptible d’éclairer les tâches fondamentales que les révolutionnaires doivent se fixer dans la période actuelle prise dans un sens large, afin de dégager des perspectives transitoires appropriées. Pour cela il nous faut partir d’une analyse même très sommaire des classes de la société canadienne et voir le degré d’organisation des masses opprimées ainsi que leur niveau de conscience actuelle, tel qu’il se manifeste dans leurs luttes et dans leur comportement politique.
11. Le Canada est un État capitaliste dominée par une bourgeoisie impérialiste parmi les plus puissantes dans le monde. Les banques canadiennes possèdent 200 milliards d’actifs à l’étranger en 1986, contre 40 milliards pour les banques étrangères au Canada. Les investissements directs effectuée par des entreprises canadiennes à l’étranger dépassent les investissements directs venus de l’étranger à chaque année depuis 1975. Si les tendances actuelles se poursuivent, l’investissement total des capitalistes canadiens à l’étranger dépassera l’investissement étranger au Canada vers 1990.
La propriété du capital est aussi très concentrée au Canada. Les 50 familles les plus riches au Canada contrôlaient directement ou indirectement des intérêts industriels, commerciaux et financiers d’une valeur de 187 milliards en 1985, et les plus riches d’entre elles figurent parmi les familles bourgeoises les plus puissantes dans le monde entier.
12. La société canadienne est fortement prolétarisée. Moins de 2% des familles possédaient 60% des actions en circulation au Canada en 1984. Les employeurs forment seulement 3% de la population active dans l’État canadien. Quant aux personnes travaillant pour leur propre compte, ils et elles comptent pour moins de 7% de la population active, dont environ la moitié dans le petit commerce et le quart dans l’agriculture. Les travailleurs et travailleuses rémunéré-e-s forment 90% de la population active ; de ce nombre, environ 10% exerçaient des fonctions de direction en 1986. Sans entrer ici dans une analyse de classe détaillée, on peut estimer que la classe ouvrière forme au bas mot 80% de la population active dans l’ensemble canadien, soit près de neuf millions de personnes au total, dont 45% de femmes travailleuses. Le taux de prolétarisation est encore plus élevé au Québec, la principale nation opprimée dans l’État canadien. Rappelons que la classe ouvrière comprend pour nous l’ensemble du personnel salarié d’exécution, et non seulement les cols bleus de l’industrie.
13. La classe ouvrière ne se réduit pas non plus aux seul-e-s travailleurs et travailleuses salarié-e-s employé-e-s à un moment donné. Elle comprend aussi les travailleurs et travailleuses sans emploi ou à la retraite, qui vivent pour la plupart dans un état de dénuement extrême, ainsi que la jeunesse d’origine ouvrière, destinée dans son écrasante majorité à joindre les rangs de la classe ouvrière. Les femmes au foyer exclues du travail salarié sont également rattachées à la classe ouvrière dans leur position de classe, sauf bien entendu des femmes de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie, mais elles restent soumises à la domination patriarcale qui traverse les masses ouvrières, et qui maintient les femmes sous la dépendance des travailleurs mâles adultes dans le cadre de la famille, ou alternativement sous la dépendance de l’État dans le cas des familles monoparentales dirigées par des femmes. Les masses laborieuses sont donc hétérogènes et traversées par des rapports d’oppression et d’inégalité en leur propre sein.
14. Les syndicats sont de loin les organisations les plus importantes de la classe ouvrière et des masses opprimées dans l’État canadien. Ils comptaient environ 2,7 millions de membres au Canada-anglais en 1986, soit 35% de la main-d’œuvre salariée, et près de un million de membres au Québec, soit un taux de syndicalisation de 44%. Les syndicats jouissent d’une position majoritaire dans le secteur public ainsi que dans l’industrie manufacturière, les transports et les communications, qui regroupent la plupart des grandes concentrations ouvrières. Cela laisse une forte majorité de travailleuses et travailleurs non-syndiqués, surtout dans les petites entreprises, qui emploient maintenant la moitié de la main d’œuvre au niveau pancanadien, et dans les secteurs du commerce et de la finance, qui ont connu le développement le plus rapide depuis les années 1970 et qui emploient majoritairement des femmes. De plus, ces taux de syndicalisation sont exprimés en proportion de la main d’oeuvre salariée, à l’exclusion des sans-emploi. On en dénombrait près de un million au Québec seulement en 1987, aide sociale incluse.
15. Le degré d’organisation des femmes est beaucoup plus difficile à établir. On compte près d’un million et demi de femmes travailleuses syndiquées au niveau pancanadien, et près de 400,000 au Québec ; il existe des comités de condition féminine nationaux et des comités locaux dans plusieurs centaines de syndicats. Cependant, les femmes travailleuses syndiquées ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour assurer une véritable reprise en charge des revendications féministes dans les syndicats et pour prendre la place qui leur est due en proportion de leur nombre. Des comités et caucus femmes se sont aussi formés dans des organisations de jeunesse et des associations étudiantes, notamment au Québec. Les groupes et organisations autonomes de femmes se comptent également par centaines sinon par milliers, et rejoignent directement et indirectement des centaines de milliers de femmes. Le Conseil du statut de la femme a estimé à 300,000 le nombre de membres des organisations de femmes au Québec au début des années 1980. Il s’agit donc d’un vaste mouvement social qui traverse l’ensemble des couches de la société.
Pourtant, le mouvement des femmes ne rejoint pas encore la majorité des femmes, et particulièrement les femmes au foyer, retraitées ou non-syndiquées. De plus, les forces réactionnaires ont entrepris d’embrigader les femmes les plus isolées dans des organismes de défense de l’ordre patriarcal tels que Pro-vie et les Realwomen, qui jouissent d’un battage publicitaire énorme autour de leurs activités.
16. On estime généralement que la population gaie et lesbienne constitue 10% de la population adulte des pays capitalistes avancés, ce qui représente près de deux millions de personnes à l’échelle pancanadienne et 500,000 au Québec. La montée du mouvement des femmes et du mouvement gai au cours des années 1970 ont permis de faire reculer la discrimination basée sur l’orientation sexuelle et a facilité la consolidation d’une communauté gaie disposant de ses institutions propres : média, regroupements divers, organisations locales et nationales. Mais la contre-offensive des forces réactionnaires au cours des années 1980 a conduit à une recrudescence des campagnes de haine dirigées contre les gais, notamment à partir de la crainte du SIDA, dont les gais sont rendus coupables alors qu’ils en sont les principales victimes. Le mouvement gai fait donc face à un défi de taille et aborde la bataille avec des forces actives très réduites, bien qu’il jouisse d’une sympathie plus large qu’auparavant dans les autres couches de la population.
17. On compte actuellement plus de quatre millions de jeunes de 15 à 24 ans à l’échelle pancanadienne, dont plus de un million au Québec. Les institutions scolaires constituent aujourd’hui les lieux de regroupement les plus importants de la jeunesse, mais leur organisation et leur mobilisation indépendante de l’État exige des efforts constamment renouvelés. La mobilisation des jeunes du niveau secondaire se heurte à une institution scolaire particulièrement répressive. Au niveau universitaire, nombre d’associations étudiantes sont tenues par les courants pro-gouvernementaux et pro-patronaux qui s’appuient sur les filières conduisant aux emplois professionnels et administratifs. L’ANEEQ regroupe la majorité des associations étudiantes des CEGEPs du Québec sur une base militante, mais se trouve confrontée aux associations appuyées et financées par le gouvernement. La mobilisation de la jeunesse sur une base indépendante de l’État passe par une lutte politique de tous les instants au sein même du mouvement étudiant, entre un courant militant qui cherche à faire alliance avec le mouvement ouvrier et les autres mouvements et un courant corporatiste qui se place sous la houlette de l’État.
18. Cependant, le manque d’accessibilité des études fait que la majorité de la jeunesse n’est pas scolarisée ou se trouve contrainte d’abandonner rapidement les études, particulièrement la jeunesse d’origine ouvrière. Cette dernière porte directement le poids de la crise structurelle du capitalisme en cours depuis le début des années 70. Elle se trouve largement cantonnée dans des emplois précaires, sous-payés, non-syndiqués, à temps partiel, en rotation continuelle avec l’assurance-chômage et l’aide sociale, sous la dépendance de l’État et de la famille. Cette dispersion rend la jeunesse ouvrière particulièrement difficile à regrouper et à mobiliser, bien qu’elle ait fréquemment prouvé sa disponibilité à la lutte, comme l’ont montré le regroupement autonome des jeunes au Québec et d’autres organisations. Le jeunesse fait aussi l’objet d’efforts démagogiques répétés de la part des forces patronales pour détourner son mécontentement contre les acquis du mouvement ouvrier, présentés comme responsables de sa situation misérable.
19. Les sans-emploi qui survivent péniblement sur l’aide sociale et sur l’assurance-chômage se chiffrent à près de trois millions au niveau pancanadien, dont un million au Québec. Cette énorme masse humaine regroupe non seulement l’armée de réserve du capitalisme, le réservoir de main-d’oeuvre utilisable à volonté par les entreprises, mais aussi nombre de personnes virtuellement exclues du marché du travail, telles que les personnes handicapées et les femmes chefs de famille monoparentales. La dispersion de cette masse humaine et son exclusion générale de la vie sociale la rend particulièrement difficile à regrouper et à mobiliser, et les organisations d’assistés sociaux et d’assistés sociales, de chômeurs et chômeuses n’en rejoignent directement qu’une mince minorité, mais leurs campagnes ont souvent réussi à avoir un impact politique réel grâce à leur militantisme.
20. On compte plus de 800,000 personnes âgées de 65 ans et plus à l’échelle pancanadienne, dont une nette majorité de femmes. Leur nombre et leur proportion dans la population sont appelés à augmenter fortement dans les décennies à venir. La vaste majorité des personnes retraitées n’ont d’autres ressources que les transferts de l’État pour survivre, ce qui les condamne à une pauvreté aiguë dans les conditions actuelles. Leur isolement et leur exclusion de la vie sociale en font aussi des victimes toutes désignées des coupures gouvernementales. Cependant, les organismes comme l’Association québécoise pour les droits des retraité-e-s ont démontré une capacité de lutte suffisante pour faire reculer le gouvernement conservateur sur son projet de désindexation des pensions de vieillesse en 1985.
C. LA CONSCIENCE POLITIQUE DES MASSES OPPRIMEES DANS L’ÉTAT CANADIEN
21. Le Canada est l’un des États impérialistes qui possède la plus longue tradition de démocratie parlementaire. Le suffrage universel mâle date de 1791, le gouvernement responsable de 1840, le suffrage universel féminin de 1918 au niveau fédéral. Malgré toutes ses distorsions, le régime politique canadien et québécois permet effectivement l’alternance entre les principaux partis sur la base de leur appui populaire, ce qui contribue à sa perception par les masses comme étant un régime pour l’essentiel démocratique, en dépit des scandales occasionnels touchant un gouvernement ou un autre. L’attachement général des masses au cadre parlementaire constitue la principale source de légitimité pour les gouvernements bourgeois au Québec et au Canada et leur principal atout contre les mouvements de lutte, face auxquels ils se présentent comme les défenseurs des intérêts collectifs de la majorité contre les "intérêts spéciaux" de groupes particuliers. Malgré tout, le cadre démocratique bourgeois offre aux masses opprimées des possibilités d’organisation et de mobilisation réelles, même s’il faut constamment lutter pour les préserver et pour les élargir et bien qu’elles restent toujours subordonnées en dernière instance au cadre de l’État bourgeois et au respect de la propriété privée
22. Il ne faut pas s’attendre à ce que les couches les plus démunies et les plus opprimées des masses laborieuses soient toujours et nécessairement les plus radicalisées. Au contraire, on trouve souvent les formes les plus crues de l’idéologie dominante parmi les couches les plus démunies des masses opprimées, parce que ces couches sont aussi les plus dispersées, les plus atomisées et les moins capables d’une action collective, ce qui en fait les couches les plus vulnérables à l’idéologie dominante, en dépit du fait qu’elles soient les pires victimes de la société bourgeoise. Inversement, on trouve souvent une conscience sociale plus avancée parmi des couches mieux nanties de la classe ouvrière, dans la mesure où leur gains ont été le résultat de luttes collectives à travers lesquelles leur conscience de classe a pu se développer. Il n’y a donc pas de lien direct et nécessaire entre le degré de misère des différentes couches ouvrières et populaires et leur niveau de conscience politique, car ce dernier dépend principalement des expériences de lutte ou de l’absence d’expérience de lutte de ces couches.
23. Dans le cadre d’un régime de démocratie parlementaire consolidé de longue date, la conscience politique des masses opprimées et son évolution se reflète de manière déformée à travers les élections. L’appui aux différents partis politiques permet donc de prendre une mesure grossière de l’état d’esprit des masses. Il existe sur la scène politique fédérale trois grands partis, dont deux sont des partis capitalistes purs et simples et le troisième est un parti ouvrier réformiste social-démocrate lié au mouvement syndical canadien-anglais, le NPD. Ce parti n’a jamais dépassé 21% des votes à l’échelle pancanadienne, soit environ 25% au Canada-anglais. Sans entrer ici dans une analyse électorale détaillée, on peut en conclure que plus des deux tiers des masses laborieuses du Canada-anglais appuient toujours les libéraux ou les conservateurs, tandis que moins du tiers appuie le NPD. Les résultats électoraux montrent que l’appui au NPD est surtout concentré parmi les travailleurs et travailleuses syndiqué-e-s, mais il reste encore une minorité non-négligeable d’entre eux et elles qui appuie les libéraux ou les conservateurs.
24. Les partis libéraux et conservateurs sont tous deux des partis de la grande bourgeoisie impérialiste canadienne. Ils se distinguent non par les intérêts de classe qu’ils défendent, mais par leur style de gestion et leur degré d’autonomie face aux intérêts immédiats de la bourgeoisie. Ces deux partis jouissent ensemble du soutien quasi unanime de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie aisée, mais ils ne pourraient évidemment se maintenir et alterner au pouvoir sans l’appui d’une fraction importante et même majoritaire des classes ouvrières et populaires au niveau pancanadien. Les résultats électoraux montrent que ces appuis se retrouvent principalement parmi les travailleurs et travailleuses non-syndiqué-e-s et parmi les personnes retraitées, qui figurent pourtant parmi les plus exploité-e-s et les plus démuni-e-s. Le parti libéral conserve aussi l’appui massif des minorités ethniques, qui fournissent pourtant les contingents les plus surexploités de la classe ouvrière. Les femmes au foyer semblent aussi apporter leur appui aux deux grand partis bourgeois dans une proportion plus forte que les femmes salariées. Les partis bourgeois s’appuient donc sur les couches atomisées des masses ouvrières et populaires, se présentant démagogiquement comme leur défenseur face aux intérêts organisés.
25. L’appui au NPD varie fortement entre les différentes provinces du Canada-anglais. Il atteint son maximum dans trois provinces de l’Ouest où le NPD a déjà réussi à former le gouvernement au niveau provincial, en Colombie-Britannique, en Saskatchewan et au Manitoba. La vie politique de ces provinces est dominée par la confrontation entre le NPD d’un côté et les conservateurs de l’autre, sous leur nom ou sous le nom du Crédit social, les libéraux étant réduits au rôle de tiers-parti. Cela se confirme également en Alberta, où la montée des luttes ouvrières dans les années 80 s’est traduite par une montée du NPD au détriment des conservateurs. La force du NPD dans les provinces de l’Ouest s’explique par plusieurs facteurs : la présence d’industries de ressources fortement syndiquées dans plusieurs provinces, les racines agricoles héritées de l’ancienne CCF, et plus généralement les traditions radicales de la classe ouvrière, qui remontent à la grève générale de 1919. L’expérience des gouvernements NPD dans trois provinces a aussi favorisé le dégagement d’une couche militante relativement large se situant à gauche du NPD. Mais une minorité substantielle des classes ouvrières reste sous l’emprise des partis capitalistes dans ces trois provinces. Il s’agit toujours d’une majorité en Alberta.
26. Dans les provinces maritimes, le NPD est resté cantonné jusqu’ici au rôle de tiers-parti face à l’alternance entre les libéraux et les conservateurs. La faiblesse du NPD dans ces provinces a plusieurs causes : rareté des concentrations ouvrières, faiblesse du mouvement syndical, poids social considérable des petits producteurs, hégémonie libérale virtuelle sur la communauté acadienne, que le NPD n’a jamais réussi à gagner en raison de son chauvinisme canadien-anglais. La dépendance économique et financière chronique des provinces maritimes envers le gouvernement fédéral engendre le renforcement de liens clientélaires avec les deux grands partis bourgeois et contribue davantage à marginaliser le NPD. Ce dernier a pourtant fait élire des députés à quelques reprises, chaque fois à la suite d’une vague de lutte ouvrières et populaires. La faiblesse du NPD dans ces provinces ne fait donc que refléter la faiblesse du mouvement ouvrier et populaire, et le NPD est appelé à se renforcer avec eux, comme ce fut le cas à Terre-Neuve après la vague de grèves de 1986.
27. Mais l’Ontario concentre à elle seule plus de la moitié de la population du Canada-anglais. Les plus grandes concentrations ouvrières au niveau pancanadien sont concentrées dans le sud-ouest de l’Ontario, notamment dans l’industrie automobile et dans la métallurgie. Le coeur du mouvement syndical canadien-anglais se trouve en Ontario, bien que le taux de syndicalisation y soit inférieur à la moyenne canadienne. Mais l’Ontario est aussi le coeur de la bourgeoisie canadienne, et plus particulièrement Toronto. Cette ville concentre une proportion toujours plus forte des richesses produites dans l’ensemble pancanadien, et ce depuis la deuxième guerre mondiale, ce qui lui permet d’entretenir une petite bourgeoisie nombreuse et prospère et d’attirer la part du lion de l’immigration au Canada, une clientèle électorale historiquement hégémonisée par le parti libéral. Malgré l’appui qui lui vient des grandes concentrations ouvrières, le NPD est toujours resté un tiers-parti en Ontario, son appui populaire oscillant entre 21 et 28% du vote. Les deux grands partis bourgeois conservent donc le soutien de la majorité des masses laborieuses dans la principale province du Canada.
28. La situation au Québec est fondamentalement différente de celle du Canada-anglais sur le plan de la politisation des masses. La montée des luttes ouvrières des années 1970 s’est traduite par la montée d’un parti nationaliste bourgeois, le PQ, qui a pu s’attirer le soutien majoritaire de la jeunesse et des travailleurs et travailleuses syndiqué-e-s francophones. L’autre grand parti bourgeois, le Parti libéral conservait de son côté l’appui de la minorité anglophone, toute classes confondues, celui des couches bourgeoises et petites-bourgeoises francophones liées aux intérêts étrangers, et enfin des couches les plus atomisées des masses populaires québécoises. Quant au NPD, son appui s’est ramené pour l’essentiel à une mince couche anglophone au cours des années 1970, pour connaître un certain développement à partir du milieu des années 1985. Cependant, la progression importante du NPD dans les intentions de vote au niveau fédéral ne se reflète guère sur la plan provincial, où les loyautés des masses restent partagées entre deux partis bourgeois, l’un davantage pro-impérialiste et l’autre davantage nationaliste, dans un contexte d’oppression nationale maintenue. La classe ouvrière québécoise n’a donc pas encore conquis son indépendance politique de classe, en dépit de la force organisationnelle du mouvement syndical au Québec, car sa partie organisée reste encore majoritairement sous la tutelle d’un parti nationaliste bourgeois. Cette situation appelle donc de la part des forces révolutionnaires une politique complètement différenciée de celle qu’il faut mener au Canada-anglais.
D. LA POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE FACE A LA SOCIAL-DEMOCRATIE AU CANADA-ANGLAIS
29. L’emprise des partis libéraux et conservateurs sur les masses laborieuses canadiennes-anglaises constitue un obstacle fondamental au développement des luttes de classe dans l’État canadien, puisqu’elle traduit la domination directe des partis du capital sur la classe ouvrière dans sa majorité. Il est impossible d’avancer dans la lutte pour le pouvoir ouvrier sans libérer les masses laborieuses de la tutelle politique des partis capitalistes. Or il est utopique d’espérer que les masses ouvrières canadiennes-anglaises présentement sous l’influence des partis bourgeois passent directement sous le drapeau de forces révolutionnaires aussi réduites que celles qui existent actuellement dans l’État canadien, alors qu’il existe déjà un parti social-démocrate de masse. Il faut au contraire s’attendre à ce qu’une nouvelle vague de radicalisation des masses s’exprime d’abord par un appui accru au NPD au Canada-anglais, non à cause du programme de ce parti, de sa direction ou de sa pratique, mais parce que le NPD forme la seule alternative de masse déjà constituée et visible aux yeux des masses laborieuses les plus larges. L’appel au vote NPD au Canada-anglais se place dans la lutte nécessaire pour faire reculer la domination actuelle des partis capitalistes sur les masses ouvrières.
30. Le NPD est un parti social-démocrate cristallisé, complètement intégré dans les institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise canadienne et dépendant de ces institutions, comme le montre son comportement politique depuis sa création, par exemple sa défense de l’État canadien contre le mouvement de libération nationale du Québec dans les années 70. L’appel éventuel des révolutionnaires à voter NPD n’est donc pas motivé par le programme de ce parti, qui reste intégralement dans le cadre de la société capitaliste, ni par l’attente de réformes quelconques de la part d’un gouvernement néo-démocrate dans une logique de moindre mal. Quand les révolutionnaires appellent à voter pour un parti comme le NPD, c’est en dépit de son programme et sans apporter la moindre confiance à sa direction, pas même pour la réalisation des réformes les plus modestes. La motivation d’un tel vote se trouve dans la volonté d’arracher les suffrages ouvriers et populaires aux partis capitalistes pour les concentrer sur le ou les partis du mouvement ouvrier, même si ces derniers sont réformistes, sociaux démocrates et bureaucratisés, à l’image du mouvement syndical lui-même. Les travailleurs et travailleuses ne doivent pas apporter un seul vote aux partis des banquiers et des Chambres de commerce, mais uniquement aux partis qui s’appuient sur leurs organisations de classe.
31. Si les révolutionnaires rejettent catégoriquement toute politique du moindre mal entre différents partis bourgeois, ils et elles rejettent également la politique du pire voulant que l’arrivée au pouvoir des options bourgeoises les plus dures permette de démasquer plus facilement le véritable caractère de la société capitaliste. L’expérience montre que cela renforce au contraire les illusions envers les options réformistes bourgeoises ou sociales-démocrates, qui paraissent d’autant plus désirables en comparaison de gouvernements ultra-réactionnaires. L’expérience montre également que les partis sociaux-démocrates usés par leur séjour au gouvernement ont souvent pu se refaire une crédibilité face à leur base grâce à leur retour dans l’opposition après une défaite électorale, au besoin par un changement de leur direction. C’est quand les partis sociaux-démocrates sont au gouvernement que leur véritable caractère apparaît le plus clairement et que la compréhension des masses peut le plus avancer. En accordant leur soutien électoral à des partis sociaux-démocrates, les révolutionnaires veulent aider les masses laborieuses à se libérer non seulement des partis capitalistes, mais également de leurs illusions sur les partis sociaux-démocrates, pour ouvrir la voie à la construction d’une alternative révolutionnaire.
32. C’est seulement dans leur expérience concrète que les masses les plus larges développent leur conscience politique, et il en va de même également face au NPD. On peut et on doit démontrer le caractère pro-capitaliste du NPD sur la base de son programme et de l’expérience historique, tant celle du NPD lui-même que celle de ses partis-frères sociaux-démocrates, tels que le Parti socialiste en France, et cette démonstration joue un rôle décisif dans la progression et la consolidation de l’organisation révolutionnaire. Mais le problème pour les révolutionnaires ne consiste pas seulement à se convaincre eux-mêmes et elles mêmes du caractère traître de la social-démocratie et d’en convaincre leur périphérie. Il faut aussi que les masses les plus larges en deviennent convaincues, et ceci ne pourra se faire sur la seule base de l’étude des précédents historiques dans la propagande révolutionnaire, mais sur la base de l’expérience concrète des masses elles-mêmes face à la social-démocratie, y compris et surtout quand cette dernière forme le gouvernement.
33. L’appui au NPD contre les partis capitalistes au Canada-anglais ne signifie aucunement l’adoption d’un quelconque stratégie électoralistes dans laquelle le développement des luttes de masse serait subordonnée au progrès électoral du NPD ou remis à plus tard. La mobilisation des masses ouvrières et populaires pour leurs revendications a toujours la priorité pour les révolutionnaires, et elle constitue en fait la meilleure manière de combattre l’hégémonie des partis capitalistes sur les masses. La stratégie électoraliste et parlementariste du NPD, le caractère timoré de son programme et son manque d’implication dans les luttes de masse, dictés par son caractère réformiste social-démocrate, constituent en fait des obstacles dans la lutte pour arracher aux partis capitalistes l’emprise qu’ils ont encore sur la majorité des masses laborieuses du Canada-anglais. Elle confine le NPD à son audience déjà constituée, car c’est seulement à travers de nouvelles vagues de luttes et leur extension à des couches populaires non touchées auparavant que ces dernières peuvent être amenées à rompre avec les partis capitalistes. C’est au contraire en s’identifiant à ces luttes et en les appuyant de toutes ses forces que le NPD pourrait progresser au détriment des partis capitalistes.
34. Il n’y a donc nulle contradiction pour les révolutionnaires entre l’appel à voter pour un parti social-démocrate et la mobilisation dans la lutte, y compris à l’encontre des consignes officieuses de démobilisation venant des sommets sociaux-démocrates. La contradiction se trouve entièrement du côté des directions sociales-démocrates, qui mettent leur souci de la paix sociale et leur prétendu sens des responsabilités (envers l’État bourgeois) non seulement au-dessus des intérêts de la classe ouvrière, mais encore au-dessus de leurs propres intérêts en tant que parti. Même lorsque les révolutionnaires donnent une consigne de vote favorable au NPD, ils et elles s’opposent énergiquement à toute tentative de démobiliser les mouvements de masse soi-disant pour ne pas nuire aux chances électorales de ce parti. Les gains obtenus dans la lutte pèsent plus lourd que quelques députés en plus ou en moins, si tel devait être le cas. Mais le fait qu’une lutte ouvrière, populaire ou féministe nuise aux chances électorales du NPD ne pourrait venir que du refus de ce dernier de s’associer pleinement à ces luttes.
35. Les révolutionnaires appliquent face au NPD la même démarche de front unique qu’ils et elles appliquent face aux syndicats et aux autres organisations de masse ouvrières, populaires, féministes et jeunes. Ils et elles appellent le NPD à prendre position en faveur des revendications ouvrières, populaires, féministes et jeunes et à s’impliquer activement dans la lutte pour leur réalisation, non seulement au Parlement, mais aussi sur le terrain, sans pour autant entretenir ou répandre la moindre illusion sur la volonté de lutte des directions social-démocrates. Les révolutionnaires travaillent conjointement avec les militant-e-s et membres du NPD qui voient la nécessité de s’engager dans cette voie, y compris à l’encontre de leurs directions. Les révolutionnaires considèrent comme une victoire toute prise de position, et toute implication si modeste soit-elle d’un parti ouvrier de masse en faveur des revendications du mouvement ouvrier, populaire ou féministe.
36. Cependant, il est impossible de transformer le NPD en un parti capable de rompre avec les institutions bourgeoises canadiennes et de lutter sérieusement pour le socialisme, sans provoquer une rupture en son propre sein avec sa direction sociale-démocrate et ainsi détruire le NPD tel qu’il existe actuellement. Même dans l’hypothèse la plus favorable et hautement improbable où une majorité de membres du NPD en venait à se prononcer en faveur de l’action révolutionnaire, comme ce fut le cas dans le parti socialiste français aux lendemains de la révolution russe, ce ne serait qu’une péripétie dans la voie de la construction d’un nouveau parti ouvrier opposé au NPD. Car aucune direction sociale-démocrate ne se soumettra jamais à un vote de congrès lui demandant de rompre avec les institutions bourgeoises. En dernier recours, elle rompra plutôt avec la majorité pour reconstituer un nouveau parti social-démocrate ou préserver l’ancien. Au-delà des questions d’étiquette ou de majorité formelle qui pourraient se poser, il s’agit sur le fond d’une lutte pour construire un nouveau parti ouvrier révolutionnaire, et non pas d’une lutte pour transformer le NPD en parti révolutionnaire. Cependant, il est difficile de concevoir la formation d’un parti ouvrier révolutionnaire de masse au Canada-anglais sans qu’il se produise de rupture importante au sein du NPD lui-même, suite à une longue expérience pratique des couches militantes de ce parti.
37. Si les révolutionnaires doivent se garder de tout sectarisme envers les secteurs des masses qui appuient la social-démocratie, à plus forte raison envers les secteurs plus radicalisés qui ont rompu avec elle ou s’apprêtent à le faire. Nous rejetons toute conception du front unique avec la social-démocratie qui aboutirait dans les faits à s’aligner sur les secteurs les plus droitiers de cette dernière sous prétexte d’unité ouvrière, et dénoncer comme gauchiste quiconque s’oppose aux directions. Ce serait se tranformer en défenseurs du flanc gauche des bureaucraties syndicales et sociales-démocrates contre les courants plus militants. Cependant, les révolutionnaires combattent aussi les déviations gauchistes qui aboutissent à tourner le dos aux organisations de masse, sous prétexte de leur caractère réformiste ou bureaucratique. Les masses les plus larges ne peuvent agir qu’à travers des organisations de masse, et cela est vrai non seulement de l’action revendicative mais aussi de l’action politique. La tâche de l’avant-garde est d’aider les masses ouvrières et populaires à progresser dans leur conscience et dans leur organisation, et non leur opposer un idéal révolutionnaire inaccessible à leur niveau actuel de conscience et
d’organisation.
38. Le soutien accordé à un ou des partis ouvriers réformistes contre les partis capitalistes et la lutte pour construire une alternative révolutionnaire à ces mêmes partis réformistes ne doivent pas être opposés ou vus en alternance, mais combinés dans le cadre d’une politique globale. En effet, toute tentative de construire une pôle révolutionnaire sur une base abstentionniste face aux clivages politiques de classe qui traversent les masses ne peut conduire qu’à l’isolement. Les révolutionnaires qui se désintéressent du combat entre les partis capitalistes et les partis ouvriers pour l’hégémonie politique sur les masses laborieuses ne recevront en retour que le désintérêt mérité des masses. Mais les révolutionnaires ne peuvent pas non plus se contenter d’accorder leur appui à la social-démocratie contre les partis bourgeois et reporter la construction de l’alternative révolutionnaire jusqu’au jour où les masses ouvrières auront fait l’expérience amère de la trahison sociale-démocrate. Il faut saisir toutes les occasions de renforcer l’organisation révolutionnaire dans les luttes de mouvement ouvrier, jeune et féministe, y compris contre un gouvernement social-démocrate le cas échéant, de façon à maximiser les retombées éventuelles de l’expérience politique des masses face à de tels gouvernements, pour être alors en mesure de leur opposer une direction révolutionnaire de masse alternative.
E. LA LUTTE POUR L’AUTONOMIE POLITIQUE DE LA CLASSE OUVRIERE QUEBECOISE
39. La classe ouvrière québécoise est une réalité sociale distincte ayant sa propre histoire et ses propres organisations, et non une simple composante régionale d’une classe ouvrière pancanadienne unique. De même, la classe ouvrière québécoise s’insère dans une nation opprimée ayant également sa propre vie politique distincte de celle du Canada-anglais. Ce caractère spécifique de la société québécoise et de la classe ouvrière québécoise fait que les révolutionnaires ne peuvent se contenter de prolonger pour le Québec la politique définie pour le Canada-anglais, pas plus qu’on ne saurait prolonger mécaniquement au Canada-anglais la politique définie pour le Québec. Le travail révolutionnaire doit être conçu à partir des spécificités de la formation sociale dans laquelle il s’applique, sans perdre de vue l’imbrication et l’interdépendance objective entre la lutte de classe dans les diverses composantes nationales de l’État canadien.
40. La relation des masses québécoises envers la politique fédérale a un caractère largement cynique et instrumental. La participation aux élections fédérales est surtout perçue dans l’optique d’influencer ou d’arbitrer la lutte entre différents partis canadiens qui ont tous leurs racines et leurs directions effectives en-dehors du Québec, pour en tirer en retour le maximum possible de retombées au niveau clientélaire. La députation québécoise a Ottawa est largement perçue par les masses comme une délégation chargée de faire le lobbying le plus efficace possible auprès d’un pouvoir fondamentalement extérieur au Québec. Tous les efforts des partis fédéraux pour modifier cette perception en prétendant donner une place décisive à la représentation du Québec se sont effondrés devant la réalité de la domination canadienne-anglaise et surtout ontarienne, sans cesse illustrée à nouveau par les décisions fédérales. Cette situation engendre traditionnellement un abstentionnisme massif dans les élections fédérales de la part de la partie la plus active et la plus consciente des masses populaires québécoise, sauf lors de vote de protestations occasionnels dirigés contre tel ou tel gouvernement particulièrement détesté, si ce dernier a des chances d’être battu, comme ce fut le cas du gouvernement libéral en 1984 et comme cela sera sans doute le cas du gouvernement Mulroney lors des prochaines élections.
41. Par contre, les masses québécoises perçoivent le gouvernement du Québec et l’Assemblée nationale comme l’expression légitime de la volonté populaire et comme l’instrument de la nation québécoise, bien que l’État provincial ne soit en réalité qu’un palier subordonné de l’État bourgeois canadien. C’est donc dans le cadre provincial québécois que se forment les allégeances politiques les plus significatives, ainsi que les blocages politiques les plus sérieux. Or, les alignements politiques au Québec sont largements déterminés par la réalité de l’oppression nationale et sa perception par les masses populaires québécoises.
42. L’oppression nationale du Québec engendre nécessairement la formation d’un mouvement de résistance sous une forme ou sous une autre, et il continuera d’en être ainsi tant que l’oppression nationale ne sera pas résolue, ce qui est impossible dans le cadre de la Confédération canadienne impérialiste. Cependant, le mouvement national québécois traverse successivement des périodes d’avancées et de reculs, en fonction de ses victoires et de ses échecs dans la lutte contre l’impérialisme canadien. C’est ainsi que la montée des années 60 et 70 a fait place au recul du mouvement national dans les années 80 suite aux défaites provoquées par la stratégie péquiste. Toutefois, ces fluctuations ne doivent pas faire oublier l’existence du mouvement national comme donnée permanente et structurelle du champ politique au Québec, quelle que soit la forme qu’il prenne et sa force relative à un moment donné.
43. Le recul des années 80 est le produit non pas d’une atténuation de l’oppression nationale, mais des défaites subies par le mouvement national sous sa direction bourgeoise péquiste, ce qui entraine en fait une aggravation de l’oppression et une remise en cause des gains des années passés. Ceci débouchera éventuellement sur une reprise du mouvement sous une forme ou sous une autre. Dans les conditions d’une oppression nationale maintenue et renforcée, il serait utopique de souhaiter que le mouvement national québécois ne connaisse plus jamais une nouvelle montée. Ce serait de plus une utopie réactionnaire, car ce serait souhaiter que les masses renoncent à lutter contre une oppression vécue. Mais les masses opprimées n’écouteront jamais les mauvais conseils des révolutionnaires fourvoyés qui voudraient qu’elles s’abstiennent de lutter contre les oppressions spécifiques qu’elles vivent. La tâche des révolutionnaires n’est pas de dissuader les masses opprimées de se mobiliser dans la lutte contre leurs oppressions en leur opposant la lutte pour le socialisme, mais c’est de s’inscrire au premier rang de ces mouvements de lutte pour en conquérir la direction, leur imprimer une orientation prolétarienne et en faire des agents actifs de la lutte pour le renversement du capitalisme.
44. En effet, le caractère politique et social du mouvement national québécois n’est pas déterminée d’emblée inévitablement. Il s’est transformé à travers le cycle des avancées et des reculs, passant du nationalisme conservateur et défensif de l’époque duplessiste au nationalisme libérateur et offensif des années 60 et 70, pour revenir au nationalisme conservateur dans les années 80 sous la direction des Lévesque et Johnson. En fonction de ces mutations, le mouvement national puise ses principaux appuis sociaux tantôt dans la petite-bourgeoisie, tantôt dans la jeunesse radicalisée, tantôt dans les masses ouvrières. Mais ce qui est déterminant dans la dynamique du mouvement, ce n’est pas la base sociale de ses appuis à un moment donné, mais bien le caractère politique de classe de sa direction, qui constitue un des enjeux les plus essentiels dans la politique québécoise et une question cruciale pour les forces révolutionnaires.
45. Le Québec est une nation industrialisée hautement prolétarisée, davantage encore que le Canada-anglais. Le taux de prolétarisation est encore plus élevée parmi les francophones, du fait du sous-développement relatif de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie québécoise, qui résulte de la domination impérialiste canadienne sur l’économie du Québec. Mais le poids de l’oppression nationale pèse le plus lourdement sur les masses ouvrières et sur leur couches les plus démunies, où les femmes sont sur-représentées : salaires plus faibles, chômage plus élevé, pauvreté plus aiguë et plus répandue, sous-scolarisation de la jeunesse, etc. Si l’oppression nationale affecte toutes les classes de la société québécoise, c’est pourtant la classe ouvrière qui en souffre le plus.
46. La domination impérialiste sur le Québec ne supprime pas les antagonismes de classes dans la société québécoise, mais les rend au contraire plus aigus dans la réalité objective. Elle rend le Québec particulièrement vulnérable à l’exportation des effets sociaux de la crise par le capital impérialiste, en raison des distorsions de la structurelle productive. Ceci réduit la marge de manoeuvre de la bourgeoisie québécoise et de son gouvernement, ce qui les contraint à surexploiter d’autant plus la classe ouvrière et paupériser les masses par la fiscalité et les politiques sociales régressives. La subjection du Québec à l’État fédéral réduit aussi les possibilités d’intégration effective des appareils syndicaux à la politique bourgeoise, car cette dernière se décide à Ottawa en dernière analyse. Ces facteurs objectifs contribuent à rendre la lutte de classe plus intense au Québec qu’au Canada-anglais, ce qui se manifeste non seulement dans l’ampleur atteinte par les luttes ouvrières dans leurs moments les plus forts, mais aussi dans l’ampleur de leurs fluctuations, consécutives à leurs victoires et à leurs défaites.
47. Mais cette intensification objective des contradictions de classe au sein de la société québécoise n’est pas nécessairement perçue comme telle par les masses. La domination impérialiste sur l’économie du Québec et la domination politique de l’État fédéral engendrent au contraire une conscience spontanée nationaliste et populiste dans laquelle les clivages de classe au sein de la société québécoise s’estompent, et où l’appui des intérêts capitalistes québécois au fédéralisme et leur alliance avec les intérêts capitalistes dominants sont davantage perçus comme une trahison de la nation, plutôt que la manifestation d’intérêts de classe antagoniques à ceux des masses ouvrières québécoises. Cette conscience nationaliste et populiste peut être de caractère soit offensif, soit conservateur selon les périodes, mais elle est toujours en dernière analyse une fausse conscience de la part des masses ouvrières, une conscience politique petite-bourgeoise qui obscurcit et occulte les clivages de classe au sein de la nation québécoise, vue comme une bloc face à la domination extérieure, moins quelques traîtres vendus à l’ennemi.
48. Il existe bel et bien une bourgeoisie québécoise qui n’est pas simplement l’aile francophone de la bourgeoisie canadienne, mais bien un groupement bourgeois distinct ayant ses intérêts propres, partiellement opposés au capital canadien. Cette bourgeoisie québécoise s’appuie sur ses propres institutions et sur l’État québécois, et elle s’est beaucoup renforcée depuis les années 60 à la faveur du rôle accru du gouvernement provincial, tout en restant beaucoup moins puissante que la bourgeoisie canadienne et incapable de contrôler même son propre territoire. Cette bourgeoisie québécoise a donc intérêt à renforcer l’autonomie provinciale, mais elle n’a pas intérêt à l’indépendance complète, car cela risquerait de lui faire perdre son accès au marché canadien tout en la faisant tomber sous la dépendance directe de l’impérialisme américain, ce qui serait la conséquence inévitable d’une indépendance capitaliste -si jamais une telle chose venait à se réaliser. Cette option "américaine" a toujours trouvé quelques défenseurs bourgeois isolés, mais elle n’a jamais rencontré l’assentiment de la véritable bourgeoisie québécoise, car celle-ci a davantage intérêt à traiter avec la bourgeoisie canadienne, face à laquelle elle dispose tout de même d’un rapport de force plus tangible que face à la bourgeoisie américaine. La bourgeoisie québécoise n’est donc pas indépendantiste, non par couardise ou par manque de conscience de ses propres intérêts, mais au contraire en raison même de ses intérêts de classe véritable.
49. Il serait faux d’identifier le PQ comme le parti de la bourgeoisie québécoise, alors que le Parti libéral du Québec serait le parti de la bourgeoisie canadienne. En fait, on peut démontrer que la bourgeoisie québécoise dans sa majorité appuie le PLQ et s’y reconnait, tandis que le PQ doit se contenter de l’appui d’une fraction très minoritaire de la bourgeoisie québécoise. Par ailleurs, le PLQ n’est aucunement l’aile québécoise du Parti libéral du Canada, avec lequel il a connu de sérieux conflits, allant jusqu’à appuyer discrètement les conservateurs aux élections de 1984. C’est le PLQ au pouvoir qui est responsable de la création de la majorité des sociétés d’État qui ont tellement contribué au renforcement de la bourgeoisie québécoise.
50. Le PQ et le PLQ sont en fait deux partis de la bourgeoisie québécoise, ce qui se manifeste le plus clairement dans le caractère de leur direction politique. Ces deux partis gravitent autour des intérêts de la bourgeoisie québécoise qu’ils défendent tous deux, quoique par des méthodes différentes. Ces partis ne s’opposent pas tellement dans le contenu de leur politique gouvernementale, largement similaire à la lumière de leur comportement au pouvoir, mais plutôt par leur gestion des conflits sociaux et avant tout par leur relation au mouvement national. Sur le plan des conflits sociaux, le PQ joue davantage la carte de l’intégration du mouvement ouvrier et des autres mouvements par la cooptation de leurs sommets et par des concessions très mineures et souvent décoratives, tandis que le PLQ s’en tient à une gestion plus ouvertement patronale, quoique toujours prête à considérer les concessions minimales requises pour désamorcer des mouvements potentiellement dangereux.
51. C’est surtout dans leur relation au mouvement national que le PQ et le PLQ diffèrent. Le PQ provient initialement d’une scission du PLQ de la part de l’aile lévesquiste, qui voyait la nécessité d’adopter des positions plus radicales pour continuer à chevaucher le mouvement nationaliste qui se développait dans la société québécoise. Le PQ dans sa direction effective n’est pas indépendantiste et ne l’a jamais été, comme en témoigne son comportement politique réel, mais il a été amené à composer avec le sentiment indépendantiste et même à s’en réclamer dans son programme officiel, sous la pression de sa base militante et face à l’ampleur du sentiment indépendantiste dans les masses. La récupération du sentiment national et indépendantiste a permis au PQ degagnerl’appui largement majoritaire de la jeunesse et de la partie organisée de la classe ouvrière au cours des années 1970.
52. La montée du mouvement ouvrier et du mouvement national et leur récupération électorale par le PQ au cours des années 1970 ont conduit à une polarisation politique marquée entre le PQ d’une part et le PLQ de l’autre, le premier ralliant très majoritairement les couches les plus actives de la population québécoise parmi la jeunesse, les femmes et la classe ouvrière, et quelques rares secteurs bourgeois et petit-bourgeois francophones, et le PLQ ralliant d’abord la presque totalité de la population anglophone toutes classes confondues, et aussi la vaste majorité de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie francophones, le gros du personnel d’encadrement des entreprises privées tant francophones qu’anglophones, quelques rares secteurs ultra-privilégiés ou politiquement arriérés du mouvement ouvrier, et enfin une fraction importante des couches atomisés des masses laborieuses, notamment chez les retraité-e-s, les non-syndiqué-e-s et les femmes au foyer. Il s’agit pourtant des couches en général les plus opprimées et les plus démunies de la population, mais qui sont pour cette raison les plus réticentes face à des bouleversements politiques majeurs dont elles ne voient pas clairement comment elles pourraient profiter, mais dont elles craignent qu’ils pourraient leur nuire, crainte abondamment moussée par les forces fédéralistes.
53. Mais si la direction péquiste est plus fédéraliste que sa base, voire même que le gros de son électorat, la direction libérale est aussi plus autonomiste que le gros de sa base militante, voire une bonne partie de son électorat. La direction de ces ceux partis converge en fait autour des intérêts bien compris de la bourgeoisie québécoise, qui exige le maintien et le renforcement de l’autonomie provinciale dans le cadre canadien. Il exige aussi le maintien de l’hégémonie politique bourgeoise sur les masses, au besoin en recourant à la démagogie nationaliste populiste le plus débridée. Mais c’est dans leur politique concrète au gouvernement que se manifeste le plus clairement le caractère de classe de ces partis, et non dans leur discours officiel, ni dans la provenance de leurs appuis électoraux, qui ne peuvent manquer de venir en majorité des classes ouvrières et populaires dans une société aussi hautement prolétarisées que le Québec, ni dans la provenance de leur personnel politique, majoritairement issu de la petite-bourgeoisie, tout comme dans le cas de partis incontestablement bourgeois comme les conservateurs ou les libéraux fédéraux.
54. Le PQ n’est pas un parti social-démocrate mais un parti nationaliste bourgeois. La social-démocratie constitue un courant du mouvement ouvrier, plus particulièrement le courant réformiste associé à ses directions bureaucratiques. Le NPD au Canada-anglais est un parti social-démocrate, car son origine même provient du mouvement syndical, qui continue à jouer un rôle déterminant en son sein et dans sa direction. Le PQ au contraire provient d’un parti bourgeois, le PLQ, et il n’a aucun lien avec le mouvement ouvrier en tant que tel, même s’il a puisé une grande partie de ses appuis électoraux dans la classe ouvrière organisée, et même quelques éléments de son personnel politique. Le PQ s’est servi du mouvement ouvrier comme marchepied pour s’imposer comme alternative gouvernementale au PLQ, au prix de déclarations démagogiques et de concessions minimes dans les premières années de son premier mandat. Une fois solidement installé au pouvoir il a évolué vers des positions générales sans cesse plus conservatrice et vers une composition sociale de plus en plus petite-bourgeoise et même bourgeoise. L’arrivée de Johnson à la tête du PQ a marqué sa transformation en parti clientélaire dépourvu de toute prétention à véhiculer dans les faits un projet social ou national quelconque.
55. La nature du PQ constitue une question cruciale qui fait pourtant l’objet d’une confusion considérable dans la gauche québécoise et même dans la population en général, qui perçoit largement le NPD comme un équivalent fédéraliste canadien-anglais du PQ. Il y a plusieurs raisons à cette confusion : d’abord, les efforts du PQ lui-même pour se présenter faussement comme social-démocrate face à sa clientèle ouvrière ; ensuite, les efforts des bureaucratie syndicales pour rendre plus attrayant l’appui au PQ en le présentant également comme social-démocrate, et même comme parti des travailleurs ; et enfin, secondairement, l’incompréhension ultra-gauche du courant maoïste face à la social-démocratie en général. Cette confusion a aussi été nourrie par le caractère particulièrement timoré du programme du NPD, tandis que le PQ n’hésitait guère à inscrire nombre de revendications ouvrières à son programme officiel au cours des années 1970, quand il luttait pour établir son hégémonie électorale sur la classe ouvrière. Les couches militantes n’ont pas manqué par ailleurs de relever les politiques d’austérité pratiquées par les gouvernements NPD dans l’Ouest, qui ne se distinguaient guère de celles du PQ au pouvoir lors de son premier mandat. Mais ceci démontre en fait le caractère réel de la social-démocratie, plutôt que le caractère social-démocrate du PQ. La clarification de cette confusion constitue une tâche politique importante des marxistes révolutionnaires au Québec.
56. A la différence du Canada-anglais, le NPD n’a pas réussi à devenir l’expression politique reconnue du mouvement ouvrier au Québec. Son incapacité à épouser les aspirations nationales des travailleurs et travailleuses du Québec l’en a empêché dans les moments critiques où il aurait pu s’implanter comme parti ouvrier. Le NPD a continué de vivoter au Québec en tant qu’appendice de la social-démocratie fédérale à qui il doit une couverture médiatique longtemps sans rapport avec sa force réelle au Québec. Contrairement au Canada-anglais, où le vote NPD reflète de façon déformée les hauts et les bas des luttes ouvrières, le vote NPD au Québec a évolué d’une manière contra-cyclique en relation avec les flux et les reflux des luttes ouvrières. Le NPD avait atteint son sommet précédent aux élections fédérales de 1965, pour décliner constamment par la suite à mesure que s’affirmait la montée du mouvement ouvrier et du mouvement national, jusqu’à atteindre son point le plus creux vers 1979-1980, au point culminant du mouvement national, du mouvement ouvrier et de la gauche québécoise. Par ailleurs, la progression récente des intentions de vote NPD au Québec n’est pas la produit d’une montée des luttes ouvrières, car elle intervient après plusieurs années de recul. Cette relation contra-cyclique n’est pas le produit du hasard ; elle résulte de l’extériorité du NPD par rapport au mouvement ouvrier et aux autres mouvements de masse au Québec. Quand ces derniers progressent, le NPD est réduit à la portion congrue. Quand ils reculent, le NPD regagne du terrain. Quand la gauche québécoise s’écroule, le NPD peut occuper toute la place ou presque.
57. L’évolution contra-cyclique de l’appui au NPD-Q provient aussi de l’interaction entre la lutte nationale et la lutte sociale. La dernière montée des luttes ouvrières au Québec est allée de pair avec la montée du mouvement national, et le NPD s’est retrouvé de plus en plus marginalisé par sa position organiquement hostile à la lutte de libération nationale du Québec, au niveau du parti fédéral. Le NPD n’a pu regagner du terrain depuis quelques années qu’à la faveur du recul du mouvement national et du sentiment de sécurité qui s’est emparé des masses québécoises avec la législation linguistique du gouvernement péquiste. Comme les revendications nationales n’avaient plus un caractère immédiat aux yeux des masses et n’étaient plus portées activement par des mouvements d’ampleur significative, les positions du NPD sur la question nationale ont pu rester dans l’ombre, ce qui a facilité la remontée de ce parti dans les intentions de vote.
58. La progression des intentions de vote au NPD se manifeste essentiellement dans les sondages portant sur des élections fédérales. Elle est beaucoup plus modeste dans les sondages sur les élections provinciales, où le NPD enregistre entre 5 à 12% des votes selon les divers sondages. Cela signifie que la grande majorité des intentions de vote pour le NPD au niveau fédéral provient d’un électorat qui reste attaché au PQ sur le plan provincial. La montée du NPD dans les intentions de vote au niveau fédéral provient essentiellement d’un report de voix péquistes sur le NPD, voix qui s’étaient portées sur les conservateurs lors des dernières élections pour s’en détourner ensuite à cause de l’usure ultra-rapide de ce gouvernement, dans une situation où les libéraux n’ont pas eu le temps de se reconstruire. Ce n’est donc pas un vote qui s’appuie sur un réflexe de classe très net. C’est d’ailleurs le même électorat qui s’est reporté sur le RCM dans les élections municipales de Montréal.
59. La montée du vote NPD au fédéral résulte donc d’une convergence de plusieurs facteurs : recul du mouvement ouvrier et déclin de la gauche "autochtone" au cours des dernières années, effacement de la question nationale, usure spectaculaire du gouvernement conservateur à Ottawa, non-renouvellement du parti libéral qui apparaît plus que jamais comme l’instrument de Bay Street, avec Turner à sa tête. Ces circonstances sont très fragiles, et elles ne se traduisent que très partiellement sur le plan provincial contre le PQ. Mais la question linguistique commence déjà à se réchauffer depuis que les libéraux sont revenus au pouvoir au Québec. Le NPD-Québec est très vulnérable à la réanimation de la question nationale, inévitable à terme et qui va le mettre en contradiction entre son électorat plutôt nationaliste d’une part, et la caractère fédéraliste unitaire centralisateur du parti fédéral d’autre part.
60. Le NPD se trouve donc devant une véritable quadrature du cercle : comment conserver le vote nationaliste et même souverainiste tout en restant sur le terrain du fédéralisme, problème similaire à celui auquel fait face la direction Johnson du PQ. Le mot d’ordre de l’Assemblée Constituante cherche à esquiver la question en renvoyant au peuple le statut constitutionnel du Québec, ce qui permet d’évacuer le problème de savoir quelle position le parti lui-même défend sur cette question. Les porte-parole québécois du NPD présentent la formation de la constituante comme un exercice et une manifestation de souveraineté, tandis que les porte-parole fédéraux déclarent que cela ne changera rien à la répartition des pouvoirs, et ils ont raison. Pourtant, le parti fédéral n’accepte pas cette approche, car elle choque déjà trop le nationalisme canadien-anglais si fort au NPD et complètement incompatible avec toute forme de nationalisme québécois. Malgré tous les efforts pour concilier ces contradictions et ne pas compromettre les chances du NPD au Québec, cela restera une question explosive et susceptible d’exploser dans un contexte de remontée des luttes nationales.
61. Les sondages récents démontrent un décalage saisissant entre les 40% obtenus par le NPD au niveau fédéral et la faiblesse de son organisation, qui compterait présentement 3,000 membres à carte. Bien que supérieurs aux effectifs de la gauche révolutionnaire, ils ne suffisent pas à faire du NPD-Q un parti de masse. Il est clair que les intentions de vote restent au niveau électoral et ne se traduisent que très peu par une construction organisationnelle du NPD-Québec ; c’est un asile électoral plutôt qu’un lieu de convergence réel. Le NPD-Québec attire en ce moment un certain nombre de militants et militantes du mouvement syndical et des autres mouvements qui cherchent une alternative aux partis bourgeois. Mais ce sont là des adhésions individuelles à une organisation électoraliste qui existe en-dehors du mouvement ouvrier québécois et indépendamment de lui, mais qui dépend par contre de la social-démocratie fédérale. On pourrait dire que ces adhésions se font presque en désespoir de cause d’en arriver à construire quoi que ce soit au Québec, avec les blocages à l’action politique dans le mouvement syndical et dans les autres mouvements. Mais le renforcement du NPD au niveau électoral et comme organisation ne pèse guère dans les combats actuels de la classe ouvrière et des classes populaires au Québec.
62. Les efforts du NPD-Québec pour rendre la position du NPD plus acceptable au Québec ont débouché sur un compromis trompeur lors du dernier congrès du NPD : ouverture proclamée, mais refus des revendications essentielles sur le droit à l’autodétermination et sur la politique linguistique. Le NPD-Québec reste le parent pauvre du parti, même si le tiers des intentions de vote NPD au niveau fédéral proviennent maintenant du Québec. Il est clair que le NPD-Québec ne fait pas le poids dans le parti fédéral, à cause de la faiblesse de ses effectifs et du manque d’endossement réel du mouvement syndical.
63. Il ne peut y avoir de doute sur l’issue d’une confrontation entre l’aile québécoise et le direction fédérale du NPD. Cette dernière va toujours imposer sa vision du parti et du Canada et reconstruire son aile québécoise autour de cette vision, car ce sera toujours elle qui disposera de ces deux éléments décisifs pour un parti électoraliste : les ressources financières, assurées par sa base syndicale canadienne-anglaise, et la couverture dans les média, déterminée par le rôle du NPD dans la politique fédérale, indépendamment de son caractère plus ou moins groupusculaire au Québec. A moins que le NPD-Québec parvienne à se construire sa propre base syndicale, ce qui signifierait un changement complet de caractère de ce parti. Le NPD-Q ne saurait donc se substituer à l’action poliltique indépendante du mouvement ouvrier québécois, qui seule pourrait consolider pour de bon une véritable percée en lui assurant des assises autonomes et stables.
64. Cependant, le NPD-Québec ne recherche pas l’affiliation des syndicats, à la différence du NPD-Canada, préférant rester un parti de membres individuel-le-s, en conformité avec la loi sur le financement des partis politiques. Le NPD-Québec veut recevoir l’appui électoral des syndicats, mais sans avoir de liens organiques avec eux et sans non plus entrer en lutte avec les directions syndicales actuelles et leur refus de s’engager sur le terrain politique. Il est possible que cela rencontre les intérêts des bureaucraties syndicales québécoises en leur ouvrant la possibilité d’un appel au vote NPD sur le plan fédéral sans qu’elles n’aient à engager les organisations syndicales elles-mêmes dans la mise sur pied d’un parti ouvrier, et sans que cela ne les oblige pour autant à rompre les liens toujours réels avec le PQ. C’est très clairement l’attitude adoptée par la direction FTQ : oui au NPD à Ottawa, mais non au NPD à Québec. Et certains dirigeants du NPD commencent à suggérer discrètement qu’on pourrait dissocier les ailes fédérale et provinciale du parti, dans la perspective d’une alliance implicite avec le PQ. L’élection de candidat-e-s NPD au Québec dans les prochaines élections fédérales ne pourrait que renforcer ces pressions. Ce ne serait nullement la réalisation de l’indépendance politique de classe du mouvement ouvrier québécois.
65. Il faut clairement distinguer les consignes de votes d’un côté et la construction du NPD comme expression politique du mouvement ouvrier de l’autre. En ce qui concerne les consignes de vote, nous avons déjà appelé à voter NPD au Québec lors des dernières élections fédérales et provinciales. Tout indique que les directions syndicales, du moins celles de la FTQ et de la CEQ, appelleront à voter NPD lors des prochaines élections fédérales. Nous pourrions faire de même ; ce sera à décider au moment approprié. Mais cela ne règle aucunement la question de l’action politique indépendante de la classe ouvrière québécoise, car le principal obstacle dans cette voie reste l’emprise du nationalisme bourgeois incarné par le PQ.
66. Nous ne pouvons pas exclure que le NPD devienne l’expression politique du mouvement ouvrier québéboic, bien que cela nous paraisse peu probable, pour les raisons exposées plus haut. Mais nous ne militons pas dans ce sens, tant que les choses ne sont pas jouées et que d’autres possibilités encore ouvertes. Nous reconnaissons la nécessité d’une politique de front unique envers les partis sociaux-démocrates hégémoniques sur le mouvement ouvier de leur pays. Mais de là à lutter pour amener nous-mêmes les travailleurs et travailleuses dans un parti social-démocrate quand ce dernier n’est pas encore, ou n’est toujours pas devenu l’expression politique reconnue du mouvement ouvrier, comme au Québec, c’est procéder à l’envers et se placer dans la situationo absurde de construire nous-mêmes l’obstacle qu’il faudra surmonter par la suite, car le NPD est un parti réformiste social-démocrate cristallisé et impossible à transformer.
67. La montée du NPD dans les intentions de vote au niveau fédéral au Québec est venue relancer le débat sur le NPD dans certains secteurs syndicaux. Il va de soi qu’en cas de confrontation au sein d’un syndicat entre l’appui au PQ d’une part, et l’appui au NPD de l’autre, il faudrait nous ranger du côté de l’appui au NPD. Cependant, nous ne faisons pas campagne pour l’affiliation des centrales syndicales québécoises au NPD-Québec. Ce parti ne présente pas les garanties les plus minimales de défense et de promotion des intérêts sociaux et nationaux des classes ouvrières et populaires du Québec. Les révolutionnaires ne sauraient proposer aux organisations de masse de la classe ouvrière québécoise de s’affilier à une formation politique social-démocrate qui n’a pas un caractère de masse au Québec et dont les positions fondamentales sont déterminés et resteront déterminées en-dehors du mouvement ouvrier québécois et même en-dehors du Québec.
68. La perspective qu’il nous faut mettre de l’avant est plutôt celle d’un véritable nouveau parti lancé par les syndicats et autres mouvements populaires du Québec, sur la base des luttes en cours et des revendications ouvrières et populaires. Nous croyons qu’il faut continuer à militer pour la formation d’une coalition ouvrière, populaire, féministe et jeunes en tant que médiation vers le parti des travailleurs et travailleuses. Nous sommes en faveur d’inviter le NPD à y participer en tant que tendance politique se réclamant du mouvement ouvrier, et nous l’appelons à travailler lui-même dans ce sens, pour assurer l’enracinement véritable d’un parti socialiste au Québec. L’implication du mouvement syndical québécois dans la lutte politique reste encore à gagner et cela ne pourra se faire en leur demander de s’affilier à un parti déjà constitué en-dehors d’eux, mais en les associant d’emblée à la formation d’un nouveau parti, tout comme le NPD lui-même a été fondé en 1961 sur l’initiative conjointe de la vieille CCF et du CTC. Telle est la perspective qu’il nous faut mettre de l’avant face au NPD-Québec et dans les syndicats.
69. Ce nouveau parti devrait établir des rapports de collaboration et d’alliance avec le NPD fédéral dans la lutte contre les partis bourgeois fédéraux, plutôt que des rapports de subordination, comme c’est présentement le cas du NPD-Québec. Il devrait préserver sa complète autonomie politique et se réserver le droit de se placer à la tête de la lutte de libération nationale du Québec pour en arracher la direction aux forces nationalistes bourgeoises, que cela plaise ou non au NPD. Les révolutionnaires ne posent pas de pré-condition d’ordre programmatique pour appuyer l’entrée en action du mouvement ouvrier sur la scène politique, mais ils et elles avancent évidemment un programme de lutte de classe au sein du mouvement ouvrier et des autres mouvements et s’emploient à favoriser le développement d’une direction de lutte de classe dans un éventuel parti ouvrier.
François Moreau, 1989