Tiré du site ’’vers notre programme de Québec Solidaire
Au cours des trois dernières décennies, la société québécoise a réalisé des progrès notables dans sa relation avec les peuples autochtones. La reconnaissance en 1985 par l’Assemblée nationale que les peuples autochtones présents sur le territoire du Québec y vivent à titre de nations, la décision du gouvernement québécois en 1994 de ne pas aller de l’avant avec le projet de développement hydro-électrique de Grande Baleine qui déplaisait aux Cris de la Baie James, la politique cadre de 1998 visant à faciliter le développement socioéconomique des Premières nations et une interface harmonieuse avec la population dominante, l’entente dite de « la Paix des Braves » avec les Cris en 2002 et la signature de l’entente de principes en 2004 avec les Innus constituent autant de moments forts qui témoignent de la volonté de la société et de l’État québécois de s’ouvrir à la différence autochtone, d’admettre qu’elle justifie une plus grande mesure d’autonomie gouvernementale et de mettre en place les conditions d’émergence d’une dynamique plus égalitaire avec les Premières Nations et les Inuit.
Mais cette volonté est-elle aussi bien ancrée qu’on puisse le souhaiter ? Il suffit de peu parfois pour que ce capital de bonnes intentions s’effrite. Quelques incidents malheureux impliquant des éléments supposés criminels sur une réserve, une entente qui semble avantager des communautés autochtones plus que leurs voisines allochtones, quelques déclarations jugées intempestives d’un leader autochtone, et réapparaissent dans le discours public les préjugés, la suspicion et le mécontentement à l’égard des peuples autochtones. Comme si les dernières décennies de réflexion sur le sens du vivre ensemble en contexte multiculturel et multiethnique, les injonctions étatiques répétées contre le racisme et la discrimination et nos professions de foi en faveur de l’harmonie intercommunautaire ne trouvaient plus aucun écho en nous.
Va pour la vertu interculturelle et le renouvellement théorique de nos pratiques démocratiques, tant que cela ne remette pas véritablement en cause la position sociopolitique hégémonique que notre statut d’héritiers et dépositaires de la norme culturelle et institutionnelle québécoise dominante nous permet d’occuper. En cela, au fond, réside tout l’enjeu de nos rapports avec les peuples autochtones. Confortablement campés derrière le paravent des principes libéraux et démocratiques nobles et généreux que nous endossons volontiers, dans quelle mesure sommes-nous prêts-es à donner vie à ces principes, à les assumer jusqu’au bout de leur ultime logique et à sacrifier notre hégémonie ? Jusqu’où sommes-nous prêts-es à aller pour favoriser la mise en place d’une interface authentiquement égalitaire avec les peuples autochtones, une interface marquée au coin d’un désir profond de justice sociale ?
La réflexion à laquelle enjoignent ces questions n’est pas aisée. Elle exige que nous nous interrogions sur le sens profond de notre engagement solidaire à l’égard des peuples autochtones avec qui nous partageons un territoire. Cette égalité nous amène à réévaluer nos présupposés, nos pratiques et nos certitudes quant à notre manière d’être avec eux. Nous devons d’abord reconnaître, puis nous départir de cette tendance presqu’innée que nous avons en tant que Québébcois-es à les considérer comme un problème à résoudre, comme un objet de politique publique à gérer à partir de formules et d’énoncés administratifs et bureaucratiques prédéterminés. Même animée des meilleurs desseins, cette approche participe de rapports de pouvoir historiquement ancrés qui confèrent aux non-autochtones une supériorité sociale et confinent les Autochtones au statut de subalterne, comme si ils étaient irrémédiablement incapables de se prendre en main et que leur destin dépendait essentiellement du bon vouloir éclairé de l’État et de la société dominante. Le premier pas vers une dynamique d’interaction rigoureusement égalitaire entre la société québécoise et les peuples autochtones doit reposer sur une volonté réelle de déconstruction de ces rapports de pouvoir et de reconfiguration de la relation selon des modalités complètement affranchies de toute ambition hiérarchisante. Cela implique que la reconnaissance symbolique des nations autochtones soit soutenues par une reconnaissance effective.
Pour ce faire, au moins deux préalables s’imposent. Le premier appelle la mise en place et l’assimilation par l’imaginaire social d’une éthique politique fondée sur l’acceptation inconditionnelle de la diversité sociale et normative et de la différence identitaire. Cela suppose dans la foulée que les autochtones qui, par leurs valeurs, se définissent et s’inscrivent en dehors des normes politiques, sociales et légales dominantes, n’aient pas à craindre d’être absorbés contre leur vœu dans un cadre politique et normatif prédéfini. Y compris l’État-nation par exemple.
Le second préalable pose l’indétermination comme le propre de la démocratie. Celle-ci délimite par son exercice un espace à l’intérieur duquel les rapports sociaux de domination, les hiérarchies qui en découlent, de même que les structures politiques et institutionnelles qui les préservent peuvent être constamment contestés et remis en question – un espace, autrement dit, où rien ne saurait être décidé d’avance, pas même la manière de définir la démocratie ou d’en moduler la pratique ; un espace où, finalement, l’avantage qu’accordent à certains groupes leur position hégémonique et le contrôle des mécanismes du pouvoir est toujours provisoire. La démocratie implique une ouverture totale à l’inconnu, à la variabilité des êtres et des circonstances et à la différence. En fait, l’allure de la démocratie à venir dépendra à la fois de l’habilité des groupes autochtones à promouvoir une vision plus éclatée de la communauté politique et de la citoyenneté, et de la propension de la majorité à endosser cette vision (sachant qu’elle devra, du coup, renoncer à une partie du pouvoir social que lui garantit sa position hégémonique au sein de la société).
Sur la base de ces préalables, il faut comprendre que l’instauration de rapports véritablement égalitaires entre la société québécoise et les peuples autochtones constitue une entreprise autrement plus exigeante que les appels convenus des élites politiques à l’harmonie interculturelle et au respect mutuel. La rhétorique facile et vertueuse de la majorité bien pensante s’est trop souvent traduite en une intensification tangible des rapports sociaux historiques de domination dont les Autochtones font encore les frais ; elle ne convainc désormais plus personne dans leur camp.
La clé du renouvellement de la relation entre la société québécoise et les peuples autochtones tient plutôt dans une transformation fondamentale de la manière de penser et d’instituer la communauté politique et les balises de la citoyenneté. En ce sens, il ne suffit pas de réfléchir simplement à la place que les Autochtones peuvent occuper au sein de la société québécoise ou encore à quel compromis (territorial, politique, économique) il est possible de souscrire pour satisfaire leurs revendications sans que la majorité ait l’impression d’y perdre au change. Il faut plutôt chercher à concevoir et refonder le Québec comme un tiers espace vierge au sein duquel Québécois et Autochtones convergeraient, libérés de tout a priori, pour décider ensemble des codes normatifs, du langage et du cadre socio-institutionnel les plus appropriés à la mise en œuvre d’une interface nouvelle parfaitement égalitaire, quitte à faire certains parcours ensemble ou d’autres de façon autonome et séparée. Il ne s’agit pas ici de « négocier » le contenu de ce nouvel espace, de donner ou de réclamer – ce qui suppose un rapport de pouvoir inégalitaire – mais d’entrer en un dialogue qui ne doit pas avoir pour but d’amener l’Autre à sa vision des choses, mais bien à créer en sa compagnie un champ nouveau de délibération et d’interaction, nécessairement hybride, dont le contenu et la configuration ne se veulent le reflet de l’un plus que de l’autre interlocuteur.
À quoi exactement pourrait ressembler ce nouvel espace de dialogue ? Difficile à dire avec précision puisque la perspective qui sous-tend la démarche qu’il implique n’a pas encore de précédent avéré dans l’histoire des démocraties modernes. Mais il doit résulter minimalement d’une transformation identitaire subie également, au terme de laquelle ni l’un ni l’autre ne demeure tout à fait ce qu’il fut. Pour les allochtones, et plus particulièrement ceux et celles qui sont les héritiers des colons et immigrants européens, cela signifie d’abord prendre conscience du fait qu’ils jouissent d’un rapport de pouvoir dont ils tirent un bénéfice considérable et indû au détriment des peuples autochtones, puis, dans la foulée, chercher à y mettre un terme. Cela peut aller aussi loin que de remettre en question l’intégrité des limites reconnues du territoire québécois dans lequel l’imaginaire social dominant ancre le Québec ou de reconsidérer la rectitude proclamée de la norme socioculturelle et du système de valeurs qui nourrissent cet imaginaire. Pour les Autochtones, il pourra s’agir d’interroger le bien-fondé des stratégies de culpabilisation et des discours de victimisation qui, bien qu’efficaces à l’occasion, indisposent les allochtones plus souvent qu’autrement et tendent à envenimer les échanges.
La forme et le contenu de cet espace de dialogue se traceront et se concrétiseront d’eux-mêmes dans la réalité de l’interface qu’Autochtones et allochtones entreprendront d’aménager. Mais il doit s’appuyer en bout de piste sur deux principes, deux règles du jeu, complémentaires : le doute solidaire et le droit à l’opacité. Le doute solidaire parce que la véritable égalité réside dans la capacité de se questionner mutuellement, d’interroger avec respect les choix et les valeurs de l’Autre sans risque de représailles. Le droit à l’opacité pour prémunir contre la tendance par trop humaine à inscrire l’Autre dans un cadre conceptuel qui nous est familier, pour le protéger contre le penchant à comprendre et à saisir sa différence en fonction de barèmes qui nous sont propres et à nous seuls intelligibles. Le droit à l’opacité parce qu’il est possible que subsistent des méfiances compréhensibles à l’égard de l’Autre, qu’on ne le comprenne pas d’emblée, que l’on hésite en raison du passé trouble qui nous sépare à s’engager avec lui. Le droit à l’opacité finalement, pour garantir que la voix de ceux et celles que l’histoire a cantonnés du côté des subalternes ne sera pas atténuée par celle du dominant, que la conception du social projetée par ce dernier ne serve pas à englober et diminuer leur différence.
La perspective proposée ici pourra paraître abstraite, voire utopique. Si tant est, cependant, que l’on ait à cœur de réaménager de manière authentiquement égalitaire la relation entre la société québécoise et les peuples autochtones, il n’est pas inopportun d’en juger les possibles. Parce que nous en sommes là. Même les solutions les plus éclairées et les politiques les plus bienveillantes restent pour l’essentiel inefficaces à améliorer sensiblement le sort des peuples autochtones. Il est temps de réaliser que la dynamique de rapports de pouvoir et la logique sociétale qui informent la relation entre la société québécoise et les peuples autochtones entravent sérieusement les possibilités de changement en faveur d’une plus grande mesure de justice sociale. La présence des peuples autochtones nous convient en fait à repousser les frontières de la démocratie, à penser nos relations sociales en dehors des paradigmes normatifs convenus et des paramètres institutionnels existants. Le défi est de taille, mais ne pas au moins tenter d’y répondre c’est se condamner à retracer cent fois encore les mêmes ornières et s’y enliser toujours un peu plus chaque fois que l’on y passe. C’est se condamner à une démocratie désuète et insatisfaisante, à une citoyenneté étroite et sans appauvrie.
Daniel Salée, non-membre
Alexa Conradi, membre de Québec solidaire