Accueil > Histoire et théorie > Économie > L’AGCS après l’accord du 31 juillet à l’OMC

L’AGCS après l’accord du 31 juillet à l’OMC

par Raoul Marc Jennar

mardi 7 septembre 2004

mercredi 1er septembre 2004,

L’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), signé à Marrakech le 14 avril 1994 et ratifié par les Etats fin 1994, est entré en vigueur le 1 janvier 1995. Toutefois, il est à ce point ambitieux, que sa mise en œuvre doit faire l’objet de " séries de négociations successives " (art. XIX,1). Il s’agit en effet pas moins que de libéraliser - c’est-à-dire de privatiser, vu les effets mécaniques du principe du traitement national (voir in fine) - " tous les services de tous les secteurs " (art. I, 3b).

La négociation de l’AGCS lui-même s’est accompagnée en 1993-1994 d’une première série de négociations au cours de laquelle, certains pays (essentiellement les pays industrialisés) ont pris les premiers engagements d’appliquer certaines dispositions de l’AGCS à certains secteurs. En 1997, un accord partiel est intervenu sur la libéralisation des services financiers. Conformément à l’article XIX,1, une seconde série a débuté " cinq ans après l’entrée en vigueur ", soit en 2000. Elle est toujours en cours.

Lors de la 4e conférence ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), à Doha, en novembre 2001, l’Union européenne, considérant que ces négociations n’avançaient pas vite assez, a proposé et obtenu la mise en place d’un mécanisme de demandes et d’offres : chaque pays adresse à chacun des autres Etats la liste des secteurs de services qu’il veut voir libéraliser chez eux (ce sont les demandes) et chaque pays annonce la liste des secteurs de services qu’il est disposé à libéraliser chez lui (ce sont les offres).

Ce mécanisme met fin à la pleine liberté des Etats de protéger tel ou tel secteur, en fonction de choix de société. Il introduit une dose de bilatéralisme dans une institution qui a pour devoir de privilégier les relations multilatérales, puisque après le dépôt des demandes et des offres, des négociations bilatérales doivent se tenir avant de " multilatéraliser " les résultats. Aux échéances fixées à Doha pour le dépôt des demandes (30 juin 2002) et des offres (31 mars 2003), il est apparu que, à l’exception des pays industrialisés et de quelques pays émergents, la grande majorité des pays en développement refusaient d’entrer dans cette mécanique des demandes-offres exposant ces pays à des négociations bilatérales. A ce jour, après bien des pressions américaines et européennes, seulement 60 pays ont formulé des demandes et 42 des offres (sur 147 Etats membres).

A Doha, une autre proposition de l’Union européenne a eu pour effet de faire entrer la négociation de l’AGCS dans le programme de négociations qui doivent s’achever avec le cycle décidé lors de cette conférence : une négociation sur la libéralisation des services environnementaux et, en particulier, sur le service de l’eau.

En dépit de l’insistance des gouvernements occidentaux, rappelés régulièrement à l’ordre par les grands groupes de pression du monde des affaires (European Services Forum, US Coalition of Services Industries, Australian Services Roundtable, Japan Services Network, etc....), les négociations sur la mise en œuvre de l’AGCS ont connu peu de progrès. Pour cette raison, en vue de la 5e conférence ministérielle de l’OMC, à Cancun, en septembre 2003, l’Union européenne a soutenu un projet de déclaration ministérielle en trois points :

1) forcer les pays qui n’ont pas présenté d’offres à le faire et certains autres dont les offres étaient limitées à les augmenter et fixer une échéance ;

2) adopter rapidement les "disciplines" dans le domaine des subventions et des réglementations intérieures avec une date précise pour la fin de ces négociations. Ces " disciplines " désignent les subventions désormais considérées comme des distorsions à la concurrence commerciale, ainsi que les dispositions qui, dans nos lois et règlements, à chaque niveau (de l’Etat à la Commune) seront considérées comme plus rigoureuses que nécessaires par rapport aux règles de la concurrence commerciale. Sont ici visées les normes en matière de droits humains fondamentaux, les normes sociales, les normes environnementales, les critères de qualification professionnelle, etc. ;

3) affirmer que les négociations de l’AGCS doivent "obtenir une élévation progressive des niveaux de libéralisation sans qu’aucun secteur de service ou mode de fourniture ne soit exclu a priori."

La partie AGCS du projet de déclaration ministérielle n’a pas fait l’objet de la moindre négociation à Cancun. Comme on le sait, aucune déclaration ministérielle n’a été adoptée. Mais en décembre 2003, le Conseil des ministres de l’Union européenne a " fait sienne " l’analyse de la Commission sur les négociations à l’OMC, analyse qui reprend les trois points de Cancun.

Au terme des négociations qui ont abouti à la décision du Conseil général de l’OMC du 31 juillet 2004, les trois points de Cancun sont cette fois adoptés. Aux négociations sur les disciplines, on a même ajouté des négociations sur les mesures de sauvegarde d’urgence et sur les marchés publics. Les offres doivent être présentées " aussi vite que possible " et feront l’objet d’une appréciation par l’OMC en mai 2005. Ensuite auront lieu les négociations bilatérales devant déboucher sur des listes de secteurs à libéraliser. La négociation sur les disciplines est relancée. Une référence explicite au mode 4 est insérée dans le texte (voir in fine). L’ensemble de la négociation entamée en 2000 - en ce compris celle sur les services environnementaux - fera l’objet d’une évaluation avant la prochaine conférence ministérielle de l’OMC qui se tiendra en décembre 2005. On peut donc considérer que la seconde série des négociations pour la mise en œuvre de l’AGCS débouchera sur des décisions fin 2005.

La décision du 31 juillet ouvre donc une période particulièrement critique pour la portée de l’application de l’AGCS à partir de 2006. Quatre questions se posent :

1) quelles sont les activités de services auxquelles l’AGCS va s’appliquer ?

Il faut garder à l’esprit que le texte du 31 juillet n’exclut à priori aucun secteur, ni aucun mode de fourniture et qu’il appelle à " une haute qualité d’offres " et un " niveau élevé de libéralisation ".

Il ne fait aucun doute que l’Union européenne et les Etats-Unis vont pousser à la libéralisation du plus grand nombre possible de secteurs avec, de la part de l’Union européenne, une attention toute particulière pour le service de l’eau.

Le sort des services de l’enseignement, de la santé (en ce compris les services sociaux) et de la culture reste incertain puisqu’il est soumis à la mécanique des demandes et des offres et que certains pays ont formulé des demandes dans ces secteurs.

2) que vont devenir les exemptions de 1994 ?

Un enjeu important des négociations est systématiquement passé sous silence par les gouvernements et la Commission européenne : le sort des exemptions de 1994. En effet, comme on l’a vu, lors de cette première série de négociations, les pays de l’Union européenne ont décidé d’appliquer l’AGCS à un certain nombre de services (on peut les trouver via le site web de l’OMC : http://www.wto.org/french/tratop_f/serv_f/serv_commitments_f.htm). Ils ont toutefois protégé certains de ces services de l’application de certaines obligations en les exemptant de celles-ci. Mais les exemptions ne sont pas éternelles. Certaines ne durent que dix ans. D’autres peuvent être soumises à tout instant aux aléas de la négociation. On sait les pays anglo-saxons particulièrement hostiles à ces exemptions. On connaît la duplicité traditionnelle de la Commission européenne. On peut compter sur la nouvelle Commission, présidée par le néolibéral et atlantiste Barroso, pour accéder aux demandes de ces pays. Dans la mesure où les exemptions de 1994 concernent en particulier l’enseignement, la santé et les services sociaux ainsi que la culture, les plus grandes craintes sont permises.

3) quelle sera la portée des décisions sur les disciplines, les mesures de sauvegarde et les marchés publics ?

L’opacité la plus totale existe sur les négociations en cours sur ces questions. Il est impossible aux citoyens ou aux élus de disposer de la moindre information sur les choix et les positions de la Commission européenne (négociateur unique au nom des 25 Etats de l’Union) en la matière. Quatre articles de l’AGCS sont concernés :

a) article VI, 4 : il s’agit des réglementations intérieures, c’est-à-dire des lois, décrets, règlements, arrêtés et de toute décision prise par les autorités au niveau national, régional ou local en matière de qualifications, de normes techniques, de licences. Celles-ci ne peuvent pas constituer des " obstacles non nécessaires au commerce des services " et ne doivent pas être " plus rigoureuses que nécessaires ". Quelles sont ces réglementations qui vont être " disciplinées " ? Nul ne le sait. Les pouvoirs publics vont-ils être obligés de renoncer au profit des firmes privées, par exemple, au droit de déterminer les critères de qualification professionnelle, les normes de sécurité sur les lieux de travail, la définition de la potabilité de l’eau ? Des propositions en ce sens sont sur la table des négociations.

b) article X : les mesures de sauvegarde d’urgence : il s’agit des dispositions qu’un gouvernement adopte pour protéger un secteur de services soudainement menacé par un fournisseur étranger ; cet article prévoit des négociations " fondées sur le principe de non discrimination ".

c) article XIII : les marchés publics : les procédures d’achat de services par les gouvernements devraient répondre à des règles identiques, transparentes et non discriminatoires afin d’ouvrir les marchés publics de services à la concurrence internationale privant ainsi les gouvernements d’un outil de politique économique.

d) article XV : les subventions : les gouvernements qui ont négocié l’AGCS ont reconnu que " dans certaines circonstances les subventions peuvent avoir des effets de distorsion sur le commerce des services ". Dans ce domaine également des disciplines vont être arrêtées, c’est-à-dire des listes de subventions considérées désormais comme inacceptables. Quelles sont les subventions que la Commission européenne propose d’interdire ; quelles sont celles qu’elle protège ? Nul ne le sait. C’est cela la démocratie européenne et la future Constitution ne modifiera pas les pouvoirs de la Commission en ce domaine pas plus que son opacité.

Il est trop tôt pour spéculer sur les résultats des négociations en l’absence d’informations précises sur leur contenu.

Il faut toutefois garder à l’esprit qu’une fois les disciplines adoptées, les firmes privées seront en mesure d’introduire des plaintes contre les pouvoirs publics (Etat, Régions, Départements/Provinces, Communes) qui ne s’y conformeraient pas. En effet, l’article VI,2a fait obligation aux Etats d’offrir aux fournisseurs privés des juridictions leur permettant d’introduire des actions en justice contre les pouvoirs publics considérés comme défaillants.

4) que faire ?

Quatre réunions consacrées à l’AGCS auront lieu à l’OMC d’ici à la fin de cette année : les 20-23 sept ; 1 oct., 22-26 nov. et 3 déc.

a) il est indispensable d’interpeller les élus nationaux et européens ainsi que les gouvernements sur les négociations en cours, sur leur portée et sur les positions défendues par la Commission européenne ;

b) il est nécessaire d’exiger une révision du mandat extrêmement néolibéral de la Commission européenne, négociateur unique, d’autant que celle qui va entrer en fonction le 1 novembre sera encore plus marquée idéologiquement que l’actuelle.

c) une mobilisation européenne des associations, des ONG, des syndicats et des partis politiques effectivement attachés aux valeurs de solidarité, au principe de l’égalité des chances et à la notion de service public s’impose. Elle doit se traduire par des actions concrètes. Il faut bloquer l’AGCS.

Il y a urgence.

Raoul Marc JENNAR Chercheur auprès d’Oxfam Solidarité (Belgique) et de l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation (France)

Sites web : www.oxfamsol.be & www.urfig.org

Traitement national (art. XVII)

C’est l’obligation faite à tout Etat de traiter les fournisseurs de services étrangers de la même manière qu’il traite ses propres fournisseurs de services dans tout secteur auquel s’applique l’AGCS. Ainsi, par exemple, si l’Union européenne décide d’appliquer l’AGCS à l’enseignement universitaire, les pouvoirs publics de tous les pays de l’Union devront traiter les universités non européennes qui s’installeraient dans ces pays de la même manière qu’ils traitent leurs propres universités (frais de construction, d’entretien, d’équipement et salaires). Si on multiplie les secteurs de services auxquels s’applique l’AGCS, les pouvoirs publics ne pourront faire face à de telles contraintes financières et seront obligés de privatiser leurs services.

Mode 4

Il s’agit d’un des quatre modes de fourniture d’un service prévu par l’art. I,2d de l’AGCS. Il concerne le mouvement des personnes physiques. Il devrait permettre, à terme, à un employeur de faire appel à du personnel d’un autre pays membre de l’OMC pour une période déterminée et de lui appliquer les dispositions salariales et sociales de son pays d’origine. Ce qui permettra de contourner légalement 150 ans de conquêtes sociales dans la plupart des pays européens. En 2003, sans la résistance de certains gouvernements européens, la Commission européenne proposait l’application du mode 4 pour 21 métiers et la garantie du respect des lois en vigueur chez nous ne figurait que dans une note de bas de page " susceptible d’être abandonnée dans la négociation ", selon les experts de la Commission...