Au cours des deux dernières décennies, selon une perception généralisée, des changements significatifs du fonctionnement du capitalisme ont eu lieu, bien qu’il soit difficile de préciser à quel point ces changements ont modifié la dynamique du système. La discussion de ce problèmes tend à évoluer en fonction de l’état d’âme qui prévaut parmi les économistes de l’establishment. Lors des moments de l’enthousiasme pour la « nouvelle économie » les transformations sont magnifiées au point d’augurer la fin du cycle économique, alors que lors des conjonctures pessimistes on parle d’effondrements financiers et d’une stagnation continue.
Un obstacle pour caractériser la période en cours tient à la faiblesse des références historiques comparatives. Le chômage, la pauvreté et le recul des salaires des années 1980 et 1990 confirment un modèle totalement opposé à la prospérité de l’après-guerre. Mais ce contexte est également peu similaire - dans les pays centraux - à la déroute sociale de l’entre-deux-guerres. Quelles sont les singularités du capitalisme actuel ? S’agit-il d’un système « financiarisé », « excluant » ou « informatique » ? Peut-on le définir par son étendue « mondiale » et par l’hégémonie du sermon « néolibéral » ? Se caractérise-t-il par une nouvelle domination « impériale », « transnationale » ou « unipolaire » ?
Les réponses à ces questions exigent de caractériser la période en cours pour vérifier si les formes d’accumulation ont fait place à une étape différente de fonctionnement du système.
Le problème des étapes
Étudier une étape implique d’analyser comment les lois qui régissent le capitalisme s’articulent en un cadre historique donné. Cette recherche nécessite une conceptualisation des événements, pour définir si des points de rupture du mode d’accumulation en vigueur ont fait leur apparition.
Ce type de périodisation exige de hiérarchiser l’explication et de classifier les événements en fonction de leurs implications et non de leur temporalité stricte. Le registre séquentiel des faits - caractéristique de la chronologie - ne constitue dans ce cas qu’un aspect auxiliaire de l’analyse. Un exemple de ce schéma analytique des étapes est la délimitation établie par E. Hobsbawn (1) entre le « XXe siècle court » (1914-1989) et le « XIXe siècle long » (1789-1914) qui l’a précédé, ou entre les périodes « de catastrophe » (1914-1945), celles de « de l’âge d’or » (1945-1973) et celles « d’incertitude » (1973-…).
La périodisation se situe à un niveau d’élaboration plus abstrait que l’étude concrète du capitalisme dans un pays, dans des circonstances ou à un moment déterminé. Pour cela elle présente certaines ressemblances méthodologiques avec l’étude des « formations économico-sociales » d’un même mode de production. La périodisation vise a conceptualiser les coupures temporelles qui séparent les processus historiques différenciés, mais qui en même temps sont le produit des mêmes principes déterminant le cours du capitalisme (2).
Les étapes sont un thème classique du marxisme que l’orthodoxie néoclassique ne peut même pas aborder, car il est impossible de périodiser en se fondant sur la méthodologie de l’optimisation rationnelle ni sur la supposée éternité marchande. Les recherches hétérodoxes des partisans du changement technologique (schumpeteriens), du travail (régulationistes les plus récents), financier (keynésiens) et social (institutionnalistes) ont contribué à l’étude des étapes. Mais ces critères restent insuffisants, car ils ignorent les procès d’extraction, d’appropriation et d’accumulation de la plus-value qui sont spécifiques à chaque période.
Marx a présenté le surgissement du capitalisme, souligné la particularité de son évolution par rapport aux régimes sociaux précédents et a distingué tant la gestation du nouveau mode de production (accumulation primitive) que son plein développement (accumulation du capital). Mais il n’a pas étudié les étapes de ce système lors de sa maturité.
Lénine a inauguré cette recherche en caractérisant la situation apparue à la fin de la dépression 1873-1896. A la différence de Bernstein et de Kautsky, qui situaient leurs diagnostics divergents dans le cadre de la même période (atténuation ou aggravation de la crise, respectivement), Lénine a proposé l’analyse d’une nouvelle étape impérialiste. Cette caractérisation a été plus tard incorporée au corpus théorique du marxisme et fut complétée après la seconde guerre mondiale par les auteurs qui soulignaient la présence d’une autre étape du capitalisme (monopoliste, monopoliste d’État, de « troisième âge » ou tardif).
Ces penseurs, dans leur majorité, ont inclu cette nouvelle période dans l’ère du déclin historique du capitalisme, qui pour Lénine avait commencé avec la première guerre mondiale. Mais ils signalaient en même temps que cette décadence n’éliminait nullement la poursuite de l’accumulation et en conséquence l’existence de nouvelles étapes de fonctionnement du système.
Pour décrire les caractéristiques de la nouvelle période de l’après-guerre, certains théoriciens ont priorisé l’étude du type de plus-value extraite (absolue et relative) ou la forme d’accumulation (extensive ou intensive), d’autres ont fixé leur attention sur le modèle prédominant du capitalisme (financier, industriel, commercial) ou sur le processus de travail (tayloriste, fordiste, toyotiste) et certains ont observé avec plus d’attention le type de concurrence qui prévalait (libre-échange, monopole, régulation publique) ou les particularités de l’intervention étatique (libéralisme, keynésianisme, néolibéralisme). Mais la majorité des études marxistes différenciait clairement l’existence de cette troisième période, s’opposant à ceux qui limitaient de manière dogmatique la validité des étapes aux deux moments signalés par Lénine.
L’étude des étapes suscite actuellement un certain scepticisme parmi les auteurs qui écartent la périodisation, entendant privilégier la recherche de fondements plus rigoureux pour la définition des lois et des contradictions du capitalisme. Mais cette attitude soulève des obstacles là où ils n’existent pas, car elle ignore que la périodisation est un instrument fort utile pour étudier comment le cours de l’accumulation se modifie au cours de l’Histoire (3).
La caractérisation des étapes avait rencontré initialement un bon accueil parmi les régulationistes, qui identifiaient l’importance de ces périodes avec la prédomination de certains « régimes d’accumulation ». Mais cette piste de réflexion fut délaissée, tronquée, lorsqu’elle a été remplacée par l’analyse comparative des modes de régulation nationaux, en particulier centrée sur l’opposition du néotaylorisme anglo-saxon au kalmarisme suédois ou rhénan (4). Un telle recherche synchronique de modèles qui existent et rivalisent n’offre pas de concepts unifiants, qui peuvent surgir de la recherche diachronique des modalités historiques du capitalisme. Les difficultés de cette approche se sont encore accentuées postérieurement, lorsque la primauté fut accordée à l’analyse des institutions qui ne représentent qu’une composante et non le trait définissant ces périodes.
Pour étudier les étapes il faut situer l’analyse sur le plan international du capitalisme, comme le proposent justement les historiens systémiques (5). Mais la périodisation postulée par ces auteurs, qui parlent de « cycles d’accumulation » hégémonisés par diverses puissances (Gênes, Pays-Bas, Grande-Bretagne, États-Unis) depuis le XVIe siècle, dilue les différences qui séparent les origines du capitalisme de sa consolidation. Cette vision « transcapitaliste » oublie que ce mode de production se caractérise par ses crises intrinsèques, qui n’ont débuté seulement qu’avec la présence des fluctuations cycliques de l’économie, c’est-à-dire en 1793 en Grande-Bretagne, en 1847 en France, en 1857 en Allemagne et en 1860 aux États-Unis.
Tenant compte de cette tradition de la discussion, l’orientation marxiste mentionne généralement trois étapes du capitalisme : celle du libre-échange du XIXe siècle, celle de l’impérialisme classique de 1914 à 1945 et la période tardive de l’après-guerre. Que s’est-il donc passé au cours des dernières décennies ?
Les transformations bloquées
Parmi les théoriciens marxistes il y a accord pour considérer que la récession de 1974-1975 marque le point final du boom de l’après-guerre et initie la crise de la troisième étape du capitalisme. De même il est pleinement accepté que cette situation critique s’est prolongée au cours des années 1980, mais dans un nouveau cadre d’offensive du capital contre le travail. L’ascension du thatchérisme, l’idéologie néolibérale, l’application de l’ajustement économique monétariste marquent une décennie de recul des travailleurs et de stabilisation de rapports de forces sociaux favorables à la classe dominante (6).
Les années 1990 constituent, par contre, une période plus controversée, car des événements-clés y ont impulsé un nouveau processus de reconversion du capital : l’implosion du « bloc socialiste » et la récupération de la croissance et du leadership nord-américain.
Au cours de ces années des traits pouvant caractériser une quatrième étape du capitalisme ont émergé. Mais la présence de ces éléments ne suffit pas pour caractériser une période clairement différente, car de tels changements supposeraient la présence d’un processus d’expansion économique qui consoliderait les transformations enregistrées en un système. Un changement de fonctionnement apparaît effectivement seulement lorsque les formes précédentes de l’accumulation s’affaiblissent et que de nouvelles modalités s’affirment. Justement le terme « fonctionnement » renvoie à un mécanisme qui opère déjà et qui a dépassé sa période de gestation. Le passage d’une situation à une autre dépend d’un dénouement significatif des contradictions de l’étape épuisée.
En tenant compte de ce modèle analytique il est possible de formuler l’hypothèse suivante : l’offensive perpétrée par le néolibéralisme a permis une récupération du taux de profit qui a provoqué une érosion du pouvoir d’achat. En conséquence de ce déséquilibre les traits caractéristiques d’une nouvelle étape qui sont apparus sur divers plans n’ont pu se développer. Ce blocage résultant d’un début de reprise de la rentabilité, étouffé par l’insuffisance de la demande, peut être observé sur sept niveaux du processus d’accumulation.
Restriction de la consommation et expansion du capital
La sphère de la consommation constitue le premier cercle des désordres créés par la recomposition de la rentabilité au détriment des salariés. Avec l’assaut contre « l’État providence » et la mise en place d’une législation flexibilisant le travail, le chômage est devenu massif, la pauvreté s’est répandue et cela a réduit le niveau de vie et le pouvoir d’achat des travailleurs.
Les modèles de « confiance du consommateur » forgés durant le plein emploi keynésien de l’après-guerre ont été sévèrement affectés par l’impact négatif de l’instabilité de l’emploi sur le niveau des ventes. Ainsi le bénéfice majeur obtenu par les capitalistes par la réduction des coûts ne s’est pas traduit par un élargissement des marchés. Le « climat général des négoces », qui commençait à s’améliorer avec l’accroissement du taux de profit et la croissance des bénéfices (en déclin depuis la fin des années 1960), ne s’est pas stabilisé du fait de la stagnation du pouvoir d’achat.
L’effet de la déconnexion apparue entre l’amélioration des bénéfices et le blocage des marchés a été très inégal dans les économies ayant retrouvé la croissance (États-Unis) comparées à celles qui poursuivaient la stagnation (Europe), entraient dans une longue récession (Japon) ou souffraient d’un effondrement peu commun (Périphérie). Mais dans le cadre d’une régression sociale généralisée aucun pays n’est parvenu à s’émanciper de ce déséquilibre.
Les nouveaux produits apparus au cours des deux dernières décennies n’ont été absorbés que par une frange restreinte des consommateurs. Cette limitation du cercle d’achats, accentuée par la fracture sociale, a étouffé le développement d’un modèle de consommation pouvant remplacer le « fordisme », car étant donné le niveau du développement des forces productives un nouveau modèle de ce genre ne pouvait surgir du fait de la simple incorporation de biens additionnels dans le schéma d’acquisition des marchandises stabilisé durant l’après-guerre. Dans les pays développés un saut de la consommation implique actuellement un changement qualitatif associé à la satisfaction des besoins insatisfaits dans d’autres domaines, par exemple dans l’éducation et la santé. Et de tels produits ne se sont pas généralisés ni ne sont devenus moins chers. Au contraire, toutes les transformations en cours - telles la crise de la famille traditionnelle ou la réduction des dépenses sociales publiques - sont autant d’obstacles pour une avancée de cette consommation vitale pour la société contemporaine.
L’irradiation de l’augmentation des bénéfices en direction du pouvoir d’achat restait bloquée, en second lieu, par l’extension géographique et sectorielle du capital. Il est indiscutable que l’effondrement de l’ex-Union Soviétique, l’introduction massive de « l’économie de marché » en Europe de l’Est et la conversion de la Chine en principal destinataire des placements étrangers, ont élargi les frontières des investissements. Mais cet élargissement n’a pas généré un saut significatif dans l’accumulation.
Il en est ainsi car dans ces aires nouvelles la prédation des ressources naturelles, l’appauvrissement de la force de travail et la dégradation culturelle incitent plus à l’accumulation primitive qu’au développement économique. Et bien que ce caractère prédateur de l’expansion capitaliste ne soit pas absolu - comme le prouve la croissance chinoise - son effet destructeur est évident dans la majeure partie de l’Est européen et de l’Orient.
L’expansion du capitalisme s’appuie, qui plus est, sur une rupture d’équilibre mondial des blocs et des zones d’influence qui assurait une certaine sécurité aux investissements. Bien que l’univers capitaliste n’ait plus aujourd’hui de limites significatives, il manque également les assurances et les garanties politiques qui avaient caractérisé la période de l’après-guerre. Investir est devenu une aventure dont le risque va croissant. Dans les économies criminalisées et dans les sociétés désarticulées les fortunes se font et se défont avec la même rapidité.
Ces contradictions affectent aussi le processus de privatisations. De nombreuses activités d’infrastructure et de services et une ample gamme d’activités éducatives, sanitaires et prospectives, qui appartenaient auparavant à la sphère publique, sont aujourd’hui régulées directement par le modèle du profit.
Cette reconversion a créé une niche exceptionnelle de rentabilité immédiate, car dans les cas les plus extrêmes (Amérique latine, Europe de l’Est) les marchés étaient déjà établis et les investissements risqués avaient déjà été effectués par le budget public. Dans de telles situations la demande tend à se contracter à la suite des augmentations tarifaires et des réductions des subventions étatiques accordées aux consommateurs. Mais dans les pays centraux également le processus de privatisation croissante des activités sociales réduit la demande, car le gros de la population doit économiser pour se protéger des événements auparavant inimaginables. Par exemple la perspective de la faillite d’un collège, d’un hôpital ou d’un fonds de pension fait aujourd’hui partie des risques créés par l’expansion de « l’économie de marché ».
Mondialisation et impérialisme
L’augmentation du taux de profit sans liens avec un élargissement des marchés est également la principale contradiction qui affecte un troisième aspect-clé des transformations capitalistes : la mondialisation. Le saut enregistré sur ce plan apparaît dans la croissance du commerce qui dépasse celle de la production, dans la formation d’un marché financier planétaire et dans l’influence des 200 entreprises qui ont internationalisé leurs lignes de production. Le pourcentage croissant des exportations relativement au PIB (produit intérieur brut), le poids des investissements étrangers et le rôle des flux globaux du capital sont les trois indices imparables de ce processus.
Mais cette intégration des marchés - de pair avec le poids ascendant des transnationales et l’homogénéisation des politiques macro-économiques - a affaibli les mécanismes de régulation qui contenaient la concurrence sauvage. La mondialisation accentue la surproduction, car elle renforce la rivalité pour réduire les coûts au travers d’un renforcement de l’exploitation et précipite un remodelage brutal de la division internationale du travail.
Ainsi l’augmentation de la production, séparée des possibilités de placement des marchandises, multiplie les banqueroutes et la destruction des tissus industriels les plus vulnérables. Ce processus tend à se maintenir car la mondialisation n’est pas un épisode cyclique mais un processus structurel impulsé par la tendance de l’accumulation à déborder les marchés locaux, régionaux et nationaux. La synchronisation croissante du cycle économique mondial est un effet de cette transformation qui accélère la transmission des impulsions récessives et expansives à toute la planète.
Mais cette convergence coexiste avec la polarisation entre les « gagnants et les perdants de la mondialisation », effet des transferts croissants de ressources que le centre capitaliste absorbe à la périphérie. Sur ce plan opère la quatrième transformation significative : le renforcement des mécanismes d’appropriation impérialiste qui a déjà bloqué l’expansion internationale du pouvoir d’achat. Ces exactions ont lieu à travers l’échange inégal dans le commerce, l’aspiration financière de la dette extérieure et le transfert transnational des revenus industriels du Tiers-Monde.
La fracture mondiale n’est pas une nouveauté, mais elle a atteint un niveau sans précédent au cours des dernières décennies : c’est ainsi que 20 % de la population de la planète consomme actuellement 80 % des biens produits (7). Cette polarisation explique également pourquoi les « marchés émergents » ont été l’épicentre des récentes crises majeures. Au lieu de poursuivre le processus d’industrialisation substitutive et du développement partiel de leurs marchés internes initié au cours des années 1950, ces pays ont supporté les effets dévastateurs de l’ouverture commerciale, de la dualisation exportatrice (Mexique, Brésil) ou de la désindustrialisation (Russie, Argentine).
Le résultat politique de cette aggravation de la recolonisation est une perte de la souveraineté qui provoque une déstabilisation continue de la périphérie, conséquence de la dislocation de nombreux États et de la désintégration de nombreuses sociétés. C’est pour cette raison que le Tiers-Monde est également la principale scène des guerres qui ensanglantent en particulier les populations de l’Afrique et de l’Orient (8). L’importante diminution du pouvoir d’achat à la périphérie est le produit de cette combinaison d’hécatombes, dans le cadre d’une explosion démographique, de l’échec des réformes agraires et de la crise provoquée par l’afflux des migrants et des réfugiés.
Le remplacement des guerres inter-impérialistes traditionnelles massives par les massacres impérialistes technicisés qui dévastent le Tiers-Monde est la cinquième transformation qui a affaibli le vieux mécanisme de destruction des capitaux obsolètes. L’entrelacement majeur des groupes dominants des États-Unis, de l’Europe et du Japon bloque la résolution violente des crises, qui dans le passé permettait la relance de l’accumulation à grande échelle. Le climat de confrontation entre les puissances qui caractérisait la première moitié du XXe siècle n’est nullement réapparu avec l’effondrement de l’URSS. La conflagration inter-impérialiste classique a fait place à de nouvelles formes de rivalité, qui combinent le choc commercial entre puissances et blocs régionaux avec la lutte entre entreprises transnationalisées.
Dans ce cadre de nouvelles tensions concurrentielles, la récupération de l’hégémonie nord-américaine n’est pas absolue. Le leadership états-unien s’est renforcé au dépens de ses rivaux mais sans pouvoir soumettre l’Europe et le Japon à la condition de vassaux dépendants. Ainsi la mondialisation recrée des rivalités que l’impérialisme contemporain ne réduit pas.
Technologie et finances
Le développement de la révolution technologique représente une sixième transformation, qui accentue la réduction des coûts sans élargir les marchés. La diffusion d’appareils qui promeuvent l’emploi économique de l’information encourage la reconversion énergétique et la réorganisation des processus de travail, de la distribution et du stockage des marchandises. Mais à la différence de ce qui s’est passé dans l’après-guerre avec les matières plastiques, l’électronique ou l’électroménager, ce changement n’a pas coïncidé avec l’élargissement qualitatif de la consommation. Les nouvelles formes de gestion qui ont rapidement accompagné le traitement de l’information ont eu un impact plus grand sur l’offre que sur la demande, du fait du ralentissement du pouvoir d’achat (9).
Ce déphasage indique un état encore embryonnaire de la révolution technologique. Après une période d’expérimentation, les inventions informatiques se sont transformées en innovations radicales qui pèsent sur l’ensemble du processus économique. Il n’est pas question ici d’une « révolution industrielle » (un processus spécifique de la naissance du capitalisme), mais d’un changement technologique dont les effets sont généralisés, qui jusqu’à maintenant n’a pas encore conduit à une croissance de la demande comparable à l’ère du chemin de fer ou à celle de l’automobile (10).
L’amélioration partielle de la productivité dans l’économie nord-américaine (croissance de 2,2 % entre 1995 et 2000, qui dépasse la moyenne de 1,1 % entre 1975 et 1995 sans égaler celle de 1953-1973 : 2,6 %), illustre autant les effets que les limites de cette révolution technologique. Certaines mesures de la productivité mettent en valeur comment cette amélioration se concentre dans les processus de la gestion de l’entreprise, d’autres soulignent qu’elle favorise l’augmentation de « l’intensité du capital » (rapport entre le capital fixe et la main-d’œuvre), cependant que d’autres calculs indiquent l’accroissement de la production par heure de travail. Mais les trois évaluations montrent que l’impact favorable sur le taux de profit ne s’est pas étendu à la sphère des marchés (11).
La transformation technologique n’est pas limitée à la sphère financière, comme le pensent certains auteurs (12). Cette limite avait pu être observée à la fin des années 1980, quand l’informatisation sur un grande échelle avait débuté avec l’interconnexion des marchés boursiers. Mais ce début fut suivi par l’application industrielle des nouvelles technologies et par la diffusion massive des ordinateurs. C’est pour cette raison que le point critique du changement technologique en cours se situe plus dans la contraction du pouvoir d’achat que dans l’usage exclusivement financier de l’informatique.
Les grandes turbulences de l’orbite financière expriment également cette fragilité de la demande. Les très grands changements financiers récents constituent la septième modification en cours et se concentrent dans la dérégulation, la mondialisation et la gestion actionnaire des firmes. Ces transformations ont soutenu initialement la rentabilité et facilité le processus de restructuration, de fusion et de fermeture des entreprises. Mais elles ont également renforcé l’influence du capital financier et la prééminence des créanciers, qui par les politiques restrictives ont accentué la contraction des marchés. Cela a conduit à la répétition des bulles financières et à la généralisation de la concurrence spéculative entre les banques et les fonds d’investissement pour la gestion des titres à court terme, la conduite des transactions monétaires risquées et la participation aux casinos boursiers.
Ces opérations ont créé une explosion des liquidités bien plus grande que les précédentes des années 1960 et 1970 (les marchés d’eurodollars et de pétrodollars). De plus cela s’est passé en dehors de la supervision des banques centrales et cette absence de contrôle financier est particulièrement aiguë à l’échelle internationale parce que la mondialisation multiplie les sources d’émission sans stabiliser une monnaie ordonnatrice de cette circulation croissante. Au niveau des firmes, la pression des actionnaires pour l’augmentation des rendements a créé des fictions comptables totalement déconnectées de la réalité des marchés. Pour synthétiser : l’aggravation de la vulnérabilité financière est l’autre effet de l’accroissement des bénéfices qui jusqu’à maintenant n’a pas trouvé d’issue dans le développement du pouvoir d’achat.
La signification des phases
Les traits embryonnaires d’une nouvelle étape du capitalisme ont pointé sous la forme des sept transformations qui n’ont pu mûrir ni ne sont parvenues à imprimer une modification radicale du processus de l’accumulation. Une situation de grands changements du travail, internationaux, technologiques et financiers, est apparue qui n’est pas parvenue à impulser une période de croissance forte parce que la reprise de la rentabilité a restreint les marchés. Pour comprendre ce résultat paradoxal il convient de distinguer la notion d’étape du concept de phase.
Alors que les étapes définissent les modèles de fonctionnement du capitalisme, les phases indiquent les signes prévalant de croissance ou de stagnation des périodes prolongées de ce système. Les phases se distinguent des cycles courants en ce qu’elles illustrent la prédominance de grandes tendances de prospérité ou de crise et non le cours des fluctuations à court ou moyen terme. Les phases conditionnent la tonicité des cycles, qui sont marqués par des récessions faibles et des apogées soutenues au cours des périodes de croissance et par des dépressions aiguës et des reprises faibles au cours des phases de crise.
Chaque étape historique du capitalisme avait comporté un « âge d’or » de prospérité soutenue. Ces périodes ont existé entre 1850 et 1873 au cours du libre-échange, entre 1890 et 1914 au cours de l’impérialisme et entre 1950 et 1975 au cours du troisième âge du capitalisme (ou capitalisme tardif). De nombreux chercheurs ont également détecté l’existence de longues dépressions entre ces périodes, en déduisant la présence d’un modèle de cycles longs ascendants ou descendants de 25 années. Et bien que la vérification empirique de ces ondes longues continue à être débattue, c’est la justification théorique des thèses de Kondratieff et Schumpeter qui semble la plus discutable.
Il n’y a aucun fondement solide pour postuler que les phases de prospérité et de stagnation obéissent à une périodicité fixe et prévisible. Même la prédominance de cette régularité dans le passé n’implique nullement la répétition de ce modèle dans le futur. Les fondations technologiques, monétaires ou institutionnelles employées pour expliquer l’apparition et le déclin de ces ondes permettent seulement d’expliquer éventuellement pourquoi ces périodes sont apparues à divers moments du XIXe et du XXe siècle.
A la différence du terme « onde » qui reste associé à une périodicité fixe, le concept de phase indique seulement la validité des périodes de prospérité et de dépression à chaque étape du capitalisme. Mandel a suggéré cette différence en critiquant le point de vue mécanique de Kondratieff, mais il a dilué cette distinction en employant le terme « onde longue » dans son exposé. Il a suivi le piste de Trotsky pour développer une théorie centrée sur l’analyse qualitative des étapes et non quantitative des phases. Pour cette raison divers auteurs qui ont travaillé la thématique des étapes trouvent des points de convergence avec Mandel (13) alors que les critiques de la périodisation rejettent totalement son point de vue (14). Entre ces deux positions se trouve un grand nombre d’analystes qui identifient à tort Mandel et Kondratieff, sans percevoir qu’alors que le marxiste belge recherchait les périodes différenciées du capitalisme, l’économiste russe extrapolait la dynamique du cycle court au processus d’accumulation à long terme.
L’emploi du terme « phases » pour nommer les périodes structurelles de croissance et de stagnation contribue à dépasser la « vision dichotomique » du modèle de Kondratieff, qui inclue seulement les séquences d’apogée ou de crise. Il permet, de plus, de saisir l’existence de « périodes grises » différenciées d’une pure croissance ou d’un déclin net de la production et caractérisées par une certaine indéfinition de l’orientation du niveau d’activité (15). Comprendre que le problème des étapes diffère de l’étude des phases et que les processus recherchés par Kondratieff et Schumpeter sont distincts de ceux étudiés par Lénine, Trotsky et Mandel conduit à observer que l’analyse du long terme du capitalisme implique deux inconnues et non une seule. Pour définir l’existence d’une nouvelle étape du capitalisme il faut s’interroger sur la forme de l’accumulation, alors que pour discerner l’orientation de cette période il faut interroger les niveaux d’activité, d’emploi, de profits ou de ventes. Ayant éclairci ces concepts : quel type de phase prédomine actuellement ?
Une phase grise et incertaine
Si l’on observe la période initiale qui a suivi le boom de l’après-guerre (1975-1990) et la période suivante de reprise de la rentabilité avec des marchés resserrés (1990-2001), il apparaît clairement que les deux phases présentent une couleur grise. Leur tendance n’est pas dominée par le blanc fluorescent de l’après-guerre ni par le noir ténébreux de l’entre-deux-guerres. Une comparaison avec les phases historiques précédentes illustre ces particularités.
Premièrement, le contraste avec la prospérité de l’après-guerre est éclatant sur tous les plans. La faible croissance actuelle est le contrecoup de la multiplication par quatre de la production industrielle mondiale enregistrée entre les années 1950 et 1970 et la même asymétrie s’étend au taux de chômage (1,5 % en Europe, 1,3 % au Japon au cours de cette période). La même différence peut être observée dans l’évolution du salaire et dans le comportement des dépenses sociales publiques (les augmentations de 60 % en France et en Allemagne sont un record lointain). La croissance de l’après-guerre avait été associée à la généralisation d’un nouveau modèle de consommation « fordiste », qui a perdu sa validité au cours des deux dernières décennies et ne fut remplacé par aucun autre schéma alternatif.
La seconde comparaison - avec la dépression de l’entre-deux-guerres - est plus complexe, car nous devons ici peser les ressemblances et non les contrastes. Il y a une tendance généralisée à tracer des parallèles entre la crise de 1929 et les effondrements financiers de ces dernières années, oubliant l’expérience acquise par la classe dominante dans la gestion de ces situations. Actuellement, les responsables de la gestion monétaire dans les pays centraux agissent de manière préventive, ayant toujours à l’esprit ce qui s’est passé au cours des années 1930. Comme ils tentent de commander un système économique sans coordination, cette connaissance ne suffit pas à empêcher un effondrement mais offre des indicateurs d’avertissement qui deviennent des signaux d’alarme devant toute difficulté boursière.
Mais ce n’est pas la comparaison des conjonctures financières qui est la plus importante, mais celle des phases et, dans ce cas, l’entre-deux-guerres avec la période commencée au milieu de la décennie 1970-1980. En observant les deux processus nous devons conclure que jusqu’à maintenant un effondrement similaire à celui des années 1930 ne s’est produit que dans la périphérie. Dans les pays dépendants se répète une catastrophe analogue sur le plan économique (chute de la production, chômage massif, escalade de dévaluations, cessation généralisée de payements, krachs bancaires) et sur le plan social (scénario terrifiant de la misère).
Mais la similitude ne s’étend pas aux centres capitalistes. Ici la croissance industrielle est faible, mais l’activité industrielle ne s’est pas réduite d’un tiers comme au cours des années 1920 et 1930 et le commerce international croît plus que la production en comparaison avec les baisses de quelque 60 % lors des pics de la grande dépression. De plus la circulation mondiale des capitaux s’est accélérée aux cours des dernières décennies, alors qu’elle avait décliné de 90 % entre 1927 et 1933. De plus, le système bancaire d’aucun des pays centraux ne s’est effondré et aucune puissance n’a été confrontée jusqu’à maintenant à la cessation de payement de ses dettes extérieures. La politique de la socialisation des pertes - que partagent les libéraux et les anti-libéraux - a pour le moment évité les déflations typiques des années 1930.
De même sur le plan social des différences substantielles existent, car le taux de chômage de la grande dépression (22 % en Grande-Bretagne, 27 % aux États-Unis, 44 % en Allemagne) est très loin des niveaux atteints actuellement dans la triade dominante (États-Unis, Union européenne, Japon). La sécurité sociale couvre également bien plus que le pourcentage limitée de 10 % à 25 % de la population qui pouvait compter sur une quelconque protection étatique à cette époque. Même les mouvements migratoires ne sont nullement comparables.
Mais les principales différences se concentrent sur le plan politico-militaire, car « la faillite du leadership d’une grande puissance » qui avait caractérisé la période de l’entre-deux-guerres est fort différente de l’actuelle récupération de l’hégémonie par les États-Unis. La perspective d’une guerre inter-impérialiste a disparu de l’horizon stratégique des pays avancés et il n’existe aucun climat de préparation de confrontations de ce type. De plus, le saut déjà réalisé dans la mondialisation a créé un cadre de conflits commerciaux fort différent de celui des blocs protectionnistes des années 1930 (16).
Une troisième comparaison peut être faite avec la dépression des années 1873-1890 et avec la prospérité postérieure des années 1890-1914. On voit y apparaître certaines similitudes avec la phase de contraction du fait du caractère limité de la crise, du poids de la surproduction et de la stagnation de la consommation. Certains auteurs (17) soulignent également les analogies avec la phase de récupération postérieure dans le saut enregistré dans l’internationalisation de l’économie (avec un axe uniquement commercial et financier à cette époque), dans la présence d’une révolution technologique (électricité, chimie, moteur à combustion) et dans l’existence d’un processus de récupération du taux de profit sans dévalorisation massive des capitaux. Mais ces traits étaient associés à un essor économique, alors qu’aujourd’hui ils font partie d’une phase indéterminée. Cette indéfinition se confirme par l’évolution médiocre du PIB, par le chômage élevé et par l’amélioration des investissements sans élargissement des marchés. Mais ces comparaisons doivent être également prises avec prudence, car l’échelle de l’accumulation du capitalisme mûr de la fin du XXe siècle est qualitativement différente de celle qui prévalait dans la seconde moitié du XIXe siècle.
La prédominance d’une phase grise est cohérente avec la persistance de la crise du capitalisme de l’après-guerre et avec la présence de nouveaux traits d’une étape qui ne s’est pas consolidée. Cette mosaïque complexe est dépeinte par les auteurs qui insistent sur la continuité de la crise (Bocarra), qui mettent en valeur l’impact des transformations en cours (Dumenil, Levy, Wilno) ou qui remarquent l’absence d’une phase économique ascendante (Husson, Rigacci, Went) (18). Ces caractérisations ne sont pas incompatibles, mais résultent des divers aspects d’une période marquée par les déséquilibres créés par une réduction des coûts qui étouffe l’amélioration du pouvoir d’achat. Ce divorce conduit à la prédominance d’une phase grise et bloque la développement des transformations qui éclairent une quatrième étape du capitalisme. Certaines de ces particularités se vérifient également dans l’actuelle conjoncture récessive internationale.
Une crise particulière
La crise en cours n’implique pas jusqu’à maintenant une dépression globale. Au cours de l’année 2002 le taux de croissance du PIB mondial a commencé à baisser (2,4 % à 2 %), mais sans atteindre les sommets négatifs absolus des années 1930 (chute de 16,4 % aux États-Unis entre 1921 et 1938). La contraction est généralisée à l’échelle mondiale, mais en même temps elle génère de fortes différenciations entre les quatre principales zones mondiales (États-Unis, Europe, Japon et la périphérie).
En premier lieu, le poids international du cycle économique nord-américain est chaque fois plus important. Après une décennie d’expansion en 2001 un tournant récessif a commencé aux États-Unis, semblant s’interrompre au début de l’année 2002 et réapparaissant avec une intensité plus grande depuis juillet dernier. Au lieu d’une reprise rapide en V qu’espéraient les optimistes (A. Greenspan) ou de la reprise douce en U imaginée par les sceptique (P. Samuelson) s’est produite une « double chute » en W que prévoyaient les pessimistes (P. Krugman).
Mais les économistes en vue ont aisément modifié leurs évaluations avec une vitesse inhabituelle, affirmant que plutôt que de suivre ces changements impressionnistes, il convenait d’évaluer avant tout, quel sera l’impact du tremblement de terre boursier provoqué par les fraudes comptables sur le système bancaire.
Un autre indicateur clé est l’effet du tournant des exportations sur l’affaiblissement du dollar et la sortie consécutive des capitaux des États-Unis. Contrecarrer la réduction des investissements et la stagnation de la consommation, conduisant au modèle du dollar cher et du déficit commercial qui prédominait sous Clinton, est un pari difficile - du fait du degré d’internationalisation de l’économie nord-américaine - et est également risqué, car son échec peut conduire à un retrait des capitaux étrangers qui financent le déficit commercial. Bush espère imposer ce tournant par les moyens protectionnistes (subventions agricoles, lois antidumping, clauses de sauvegarde), les ultimatums au sein de l’OMC et les accords de pénétration commerciale sous le parapluie de la Zone du libre échange des Amériques (ZLÉA).
Mais ce cours dépend également de la préparation à la guerre contre l’Irak, dont le but est l’appropriation par l’Amérique du Nord de la deuxième réserve pétrolière de la planète. Cette invasion pourra impulser une réactivation économique seulement si un triomphe militaire clair (stabilité au Moyen-Orient après le renversement de Saddam Hussein) assure le financement de l’opération coloniale, cette fois imposée aux participants occidentaux et arabes de la précédente guerre du Golfe (une alternative serait le pillage immédiat du pétrole conquis). En tout cas, Bush a besoin - après les grandes réductions d’impôts - que le coût des armes ne conduise pas à un déficit fiscal qui provoquerait un débordement inflationniste comparable à celui de l’époque de la guerre du Viêt-nam. De plus il doit maintenir sous contrôle le prix volatil du brut, neutraliser l’OPEP, trouver un accord avec les firmes européennes rivales et surtout espérer que la population nord-américaine tolère sa croisade de mort, de douleur et de tragédies.
L’échec de l’Europe à se substituer aux États-Unis en tant que locomotive du niveau d’activité constitue un événement essentiel dans la seconde zone de l’économie mondiale. L’Europe non seulement reste derrière son principal concurrent sur le terrain de la productivité, de la consommation et des investissements, mais le projet de l’euro oblige les capitalistes de l’ancien continent à adopter des politiques monétaires dures qui freinent la croissance. L’intention de disputer le leadership mondial au dollar a un coût élevé en termes d’ajustement fiscal et pour le moment les oscillations de l’euro sont un obstacle pour les exportations lors des pics de son enchérissement et sapent l’objectif de la monnaie internationale lors de ses baisses. De plus l’unification européenne avance dans un contexte indéfini (entrée britannique dans l’euro) et très risqué (coûts d’incorporation des nouveaux membres de l’Est).
Mais le chaînon le plus faible des économies avancées se situe au Japon. Dans cette troisième zone prédomine une « fraude de liquidités » qui empêche de remonter le niveau de l’activité, malgré les réductions du taux d’intérêt et l’augmentation des dépenses publiques. Ni la consommation, ni les investissements n’ont réagi positivement à ces stimulus, parce que la classe dominante est dépourvue des deux ressources stratégiques que possèdent ses rivaux : un dispositif impérialiste et un ample marché de consommation intérieur. Pour cela le Japon continue à dépendre des excédents commerciaux qui tendent à décliner devant le renforcement des compétiteurs de l’envergure de la Chine. Bien qu’ils maintiennent leur statut de grande puissance, les capitalistes nippons perdent continuellement des positions dans le monde et sont soumis à une pression nord-américaine (ouverture commerciale, démantèlement du filet étatique de protection des groupes locaux) qui mine leur force. Les entreprises en crise repoussent leur fermetures et les licenciements, mais déjà on observe les indices de la pauvreté et une mendicité sans précédents.
La récession que traversent les pays développés n’a pas la dimension d’une dépression que supporte la périphérie. Dans cette quatrième région la crise conjugue les éboulements monétaires, les faillites bancaires et les endettements publics qui provoquent des catastrophes sociales énormes.
Bien que l’impact se soit adouci dans le Sud-est asiatique, aucun pays de cette région ne s’est encore remis du krach de 1997-1998, parce que la dépendance maintenue de ces économies de l’exportation des biens industriels les soumet aux effets de la demande décroissante des grands centres. La même chose se passe dans un pays « émergent » comme la Russie, dont le niveau d’activité dépend du prix oscillant du pétrole exporté.
Mais l’épicentre de la crise se situe en Amérique latine, dont le taux de croissance est devenu négatif en 2002. Depuis 1995 le PIB régional n’a augmenté que de 2 % par an (de 1 % par habitant) et ce niveau dérisoire s’est encore réduit au cours des deux dernières années du fait de la crise de la dette et de la sortie des capitaux. Actuellement la « contagion » de l’effondrement argentin s’est étendue à l’Uruguay (dévaluation, fuite des capitaux, fermeture des banques, expropriation des petits épargnants), menace le Brésil (qui est au bord d’un défaut de payement de la dette) et d’autres nations de la région (fermeture des banques au Paraguay, sortie des capitaux du Pérou, difficultés du crédit en Colombie et au Venezuela). L’Amérique latine n’est pas seulement plus fragile au niveau industriel et commercial que le Sud-est asiatique mais est devenue le cobaye de la nouvelle politique de restrictions de crédit impulsée par Bush.
La convergence de la crise de surinvestissement nord-américain avec
la stagnation européenne, la récession japonaise et l’effondrement de la périphérie illustre la gravité d’une conjoncture qui peut déboucher sur une stagnation prolongée. Mais, pour le moment, la phase maintient sa tendance grise et sa fracture particulière entre les quatre zones dont l’évolution diverge (19).
Un cadrage multicausal
Quelle est l’explication sur le plan théorique de la faible croissance de la phase en cours, qui à son tour retient l’apparition d’une quatrième étape du capitalisme ? Comment expliquer la contradiction entre l’amélioration du taux de profit et le rétrécissement du pouvoir d’achat ?
La conception marxiste attribue ces déséquilibres à la dynamique intrinsèque du capitalisme. A la différence de l’économie politique orthodoxe, qui observe ces ruptures comme des choses fortuites (ou provenant d’une interférence sur le marché) et de l’hétérodoxe, qui les explique par l’absence de régulations étatiques, le marxisme postule que toutes ces turbulences, ruptures et chocs de l’accumulation dérivent du fonctionnement du système lui-même. Mais alors quels sont les mécanismes spécifiques de cette crise ?
Du point de vue méthodologique il y a deux réponses : la thèse monocausale, qui met en relief l’existence d’une contradiction déterminant tous les déséquilibres et l’approche multicausale, qui attribue ces déchirements à l’action combinée de diverses ruptures. Dès le début du XXe siècle, les théoriciens de la sous-consommation (des crises dérivées de la baisse du pouvoir d’achat) et leurs opposants de la disproportionalité (déséquilibres résultant des échanges entre les biens de la consommation et les biens de production), se situent dans le premier camp. On peut également situer dans ce camp les économistes qui attribuent la crise à l’action primordiale ou exclusive de la tendance à la baisse du taux de profit. Dans les théories centrées sur la surproduction et l’absence du contrôle financier prédomine une certaine indéfinition méthodologique.
En opposition à ces visions, divers théoriciens marxistes ont développé l’approche multicausale. Nicolas Boukharine, le premier, a expliqué pourquoi une crise générale ne survient que lorsque toutes les contradictions du système convergent en un point critique commun (20). Plus tard Roman Rosdolsky (21) a clarifié pourquoi il n’est pas acceptable de fonder une quelconque théorie monocausale sur les schémas de l’accumulation élargie de Marx, rappelant que ces modèles sont destinés à la recherche de la continuité et non de l’interruption de l’accumulation. Finalement Ernest Mandel (22) a décrit la crise comme un processus simultané de blocage da la valorisation de la plus-value et de la réalisation de la valeur des marchandises, expliquant que le capitalisme est une totalité dynamique sujette aux contradictions sur les deux plans de la reproduction.
Certains critiques (23) ont prétendu qu’en « décomposant et atomisant l’interprétation en multiples facteurs » on remettait en cause la caractérisation unique de la crise. Mais en réalité la multicausalité ne fragmente pas l’analyse, mais évite la simplification qui est inhérente à l’observation restrictive du développement d’une seule contradiction. Étudier le comportement combiné de tous les déséquilibres est, de plus, tout à fait compatible avec l’étude ordonnée des crises en termes hiérarchiques et séquentiels.
Un débat parallèle à cette controverse a opposé dans l’économie bourgeoise les partisans de la « crise par l’offre » (les obstacles se trouvent dans l’investissement et le profit) aux défenseurs de la « crise par la demande » (les limites prennent leur source dans la restriction du pouvoir d’achat). Et y compris là une synthèse fondée sur l’étude simultanée des facteurs qui influent sur les coûts (matières premières, taux d’intérêt, salaires, impôts) et ceux qui ont un impact sur le niveau des ventes (niveau des revenus, évolution de la demande agrégée), a été proposée (24).
Mais l’application des critères pluricausaux à l’analyse du cycle diffère du point de vue méthodologique de son emploi pour l’étude des crises structurelles. Dans cette recherche les marxistes n’interrogent pas les impacts de l’offre et de la demande sur les fluctuations périodiques, mais la connexion entre la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et les contradictions de la production et de la consommation dans leurs relations avec la surproduction et les déséquilibres financiers.
En partant de l’approche multicausale il est aussi possible de construire des modèles pour étudier comment se déroule spécifiquement la crise dans les différents « sites » de l’accumulation (travail, consommation, finances, etc.), analyser l’impact des tendances, barrières et points critiques de ces zones (25). En liant ces observations à la thèse multicausale il est également possible d’expliquer pourquoi la crise adopte des caractéristiques si différentes dans chaque pays. Ces particularités dépendent autant de l’insertion (centrale ou périphérique) que des modalités d’accumulation qui prévalent dans ces nations. Pour étudier ces traits il faut observer comment les tendances centrales de la crise - chute relative du taux de profit et déséquilibres entre la production et la consommation - pèsent sur les quatre zones différenciées de l’économie mondiale (États-Unis, Europe, Japon et périphérie).
En partant de ces critères l’approche multicausale offre un schéma analytique pour expliquer pourquoi le conflit entre l’état de la rentabilité et l’étroitesse des marchés singularise la phase actuelle.
Les contradictions de la valorisation
L’amélioration fragile, instable et limitée enregistrée par le taux de profit depuis le milieu des années 1980 peut être expliquée dans une vision à long terme par les fluctuations qui caractérisent l’action de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit.
Marx attribue l’effet de ce principe à l’évolution de trois variables (le taux de plus-value, le capital variable et le capital constant) et d’une relation clé (la composition organique du capital). En observant ces composantes au cours des dernières décennies la modification des deux éléments apparaît clairement. D’une part, le taux de plus-value a augmenté avec la flexibilisation du travail, la nouvelle « ère du juste à temps » (réduisant la manipulation des stocks), l’intensification des rythmes du travail et l’accroissement du contrôle patronal sur les secteurs les moins qualifiés de la classe ouvrière.
En second lieu, le capital variable est devenu moins cher avec la réduction des coûts salariaux, qui aux États-Unis ont diminué de plus de 15 % depuis le début des années 1980 et qui également n’ont pas connu d’étal lors des périodes de forte demande de la main-d’œuvre au cours des années 1990. Pour cette raison la proportion du revenu approprié par les capitalistes (« profit share ») a repris une croissance intensive en 1982 et 1997 après avoir baissé entre 1965 et 1982 (26).
Par contre le troisième déterminant du taux de profit - le capital constant - a connu une évolution plus complexe. D’une part, son estimation a tendu à baisser avec l’emploi des nouvelles technologies dans les processus de fabrication, la gestion et l’organisation du travail. Mais la question de savoir si cette diminution des coûts a conduit à une dévalorisation significative du capital et si elle a eu une extension suffisante pour réduire la composition organique du capital est très controversée (27).
Les politiques néolibérales ont agi de manière contradictoire sur ce processus, car les mesures « d’austérité » et de « sélection des capitaux les plus efficients » (qui renforcent les tendances dévalorisantes) ont coexisté avec le repêchage étatique (qui revalorise les entreprises en perdition).
L’autre indice du rattrapage partiel du taux de profit au cours des deux dernières décennies a été la présence de forts déséquilibres liés au surinvestissement conjoncturel et au faible impact des turbulences dérivées de la « pression salariale » (« profit squeeze »). Cette prééminence est un indice de forts investissements en capital fixe et de taux de plus-value croissants. La crise nord-américaine actuelle est, par exemple, une conséquence typique d’investissements démesurés, d’achats excessifs et de stocks élevés. C’est pourquoi elle affecte avant tout le secteur des nouvelles technologies victime d’une croissance excessive.
Dans les autres branches également la croissance de la productivité a induit le maintien de la production avec moins de main-d’œuvre, provoquant des pertes d’emploi trois fois plus grandes que lors des récessions antérieures. Ces crises ont provoqué une réduction du taux de profit à court terme, qui peut signifier la fin ou un répit de sa croissance commencée aux cours des années 1980 (28).
L’évolution générale du taux de profit est dictée en premier lieu par son comportement dans l’économie états-unienne. Bien que le rattrapage partiel des années 1990 se soit également étendu à l’Europe (mais non au Japon), c’est seulement aux États-Unis qu’on a pu observer un processus significatif d’investissements. Pour sa part la périphérie a absorbée des ressources qui facilitaient la réduction des coûts dans les économies du centre, sans participer aucunement à la reprise de la rentabilité. Mais, dans tous les cas, la réduction des coûts qui a aiguisé les bénéfices a été ensuite contrebalancée par la réduction du pouvoir d’achat (29).
Les contradictions de la réalisation de la valeur
Le capitaliste ne peut valoriser ses investissements qu’à la condition que les bénéfices qu’il a potentiellement générés par l’exploitation de la force de travail se traduisent par un volume accru de valeurs réalisées sur le marché. Au cours des deux dernières décennies c’est une fracture et non une correspondance entre ces deux processus qui a prédominé. Mais ce déphasage a été très inégalement distribué sur le plan international.
Aux États-Unis la consommation n’a pas enregistré le saut qualitatif nécessaire pour accompagner la forte croissance de l’accumulation. Mais elle n’a pas non plus décliné de manière substantielle, car l’endettement des familles a contrebalancé la baisse des salaires. En Europe le retard du pouvoir d’achat a été plus visible, car la politique néolibérale avait tenté une translation forcée du « modèle américain » de stimulation de la consommation privée au détriment de la « consommation socialisée » (santé, transports, éducation, etc.) plus développée dans cette région. Le résultat de cette pression a été une réduction du pouvoir d’achat.
Au Japon la réduction de la consommation a eu des effets plus grands, car elle a conduit à un état de récession prolongée. Le modèle historique d’importante épargne, qui à une autre époque avait permis une croissance accélérée, étouffe actuellement le développement du marché interne.
A la périphérie finalement s’est produite une débâcle absolue du pouvoir d’achat, qui affecte en premier lieu les « économies émergentes » dont le décollage débutant fut noyé par la paupérisation.
Cette diversité de situations peut être expliquée par l’insertion de chaque pays dans le marché mondial, par l’histoire du capitalisme local (en particulier le caractère extensif ou intensif de ses formes d’accumulation) et par les formes de distribution du revenu. Ces trois caractéristiques déterminent quel est l’impact des accroissements de la productivité sur le pouvoir d’achat. Si d’un côté l’avancée de la mondialisation a tendu à uniformiser ce rapport, de l’autre la polarisation impérialiste des revenus a reconfiguré les spécificités locales (30).
Au sein de cette diversité la fragilité du pouvoir d’achat accentuée par le néolibéralisme, mais prenant son origine dans la contradiction entre la production et la consommation qui caractérise le capitalisme, constitue la prémisse commune. Dans ce système une tension permanente existe entre les hausses de salaires qui affectent les profits et les augmentations des bénéfices aux dépens des salaires qui diminuent le pouvoir d’achat. La cause de ce déséquilibre c’est la tendance de la production à croître de manière illimitée sous la contrainte de la concurrence dans les conditions de l’insuffisance de la consommation nécessairement renforcées par l’importance des rapports de l’exploitation. C’est pour cette raison que les crises de la réalisation de la valeur font périodiquement irruption, rendant difficile la vente des marchandises à la valeur estimée par les capitalistes pour assurer leurs bénéfices. Cette déconnexion entre la production et la consommation obéit en dernière instance à une contradiction insoluble sous le capitalisme : le travailleur exploité par le capitaliste est en même temps un client dont la capacité d’achats est affectée par les réductions périodiques des salaires imposées par l’entrepreneur (31).
Cette contradiction est devenue plus aiguë au cours des dernières décennies sans tomber pour autant dans la sous-consommation (à l’exception des pays périphériques) parce que l’accumulation ne dépend pas de manière exclusive de la demande finale mais s’appuie sur divers piliers de la production de matières premières et de produits intermédiaires ; pas plus que n’est apparu l’état de sous-utilisation permanente de la capacité de production installée ni le déclin du progrès technique que décrit le stagnationisme keynésien. La politique néolibérale a aggravé les contradictions du capitalisme sans pour autant provoquer la paralysie du système.
Ces déséquilibres se sont accentués néanmoins en l’absence d’un « modèle post-fordiste » qui, n’en déplaise aux augures régulationistes, n’est apparu nulle part. Un nouveau régime de la demande basé sur l’emploi plus collectif de tous les biens d’usage n’a pas prospéré et n’a pas remplacé le modèle traditionnel de consommation individuelle. Mais cet échec n’est pas dû au dépassement du modèle européen par le modèle anglo-saxon, mais au développement du capitalisme lui-même, qui ne peut rendre compatible la satisfaction des besoins sociaux avec les exigences de l’investissement. Ce divorce entre l’utilité sociale et la rentabilité - qui génère les multiples déconnexions entre les priorités de la consommation et les objectifs du marché - est apparu plus clairement dans les pays européens où les salaires indirects étaient plus importants et les sphères de la consommation sociale plus étendues (32).
Le capitalisme excluant des deux dernières décennies a miné le « modèle fordiste » des pays développés sans le remplacer par un modèle alternatif. Certaines caractéristiques du vieux schéma ont été amplifiées (saturation de la demande des biens de première nécessite, affaiblissement de la famille comme unité de la consommation, privatisation de la sphère récréative), mais dans un contexte d’élargissement de la brèche distributive qui a aiguisé sa fragilité. Cette faiblesse n’a pas été contrecarrée par le pouvoir d’achat de la réduite « classe moyenne globale », pas plus que par la consommation des capitalistes qui actuellement ne peut jouer le même rôle qu’elle a joué au XIXe siècle. Le développement de la production a affronté la restriction de la consommation populaire (33).
Le rôle de la surproduction
La surproduction est un effet classique des nouveaux déséquilibres des deux dernières décennies. La saturation actuelle de l’offre est la conséquence spécifique de l’avancée de la mondialisation qui, en aiguisant la concurrence de « tous contre tous », a affaibli la régulation des excédents. De plus, la contraction du pouvoir d’achat renforce le surplus de produits alors que la protection étatique des entreprises faillies, en rendant plus difficile la destruction des usines et des équipements obsolètes, accentue la pléthore des marchandises. Interpréter la surproduction comme un effet spécifique de ces déséquilibres permet de comprendre pourquoi l’augmentation des excédents a des caractéristiques aussi différentes dans chaque région. La crise nord-américaine de surinvestissement dans les nouvelles technologies diffère substantiellement des déséquilibres dérivés de l’excédent commercial japonais. Et ces deux situations sont fort distinctes de l’excédent de l’offre des composants technologiques que subi le Sud-est asiatique et de la surproduction des biens agricoles et énergétiques qui a frappé l’Amérique latine.
L’oubli de ces particularités constitue la principale limite des interprétations de la crise centrées exclusivement sur la surproduction (34).
Cette contradiction peut être prise comme le point de départ ou comme l’interprétation ultime de la crise, mais non comme l’explication des mécanismes concrets de ce processus. Pour analyser ces liens il faut se référer à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit (sur le plan de la valorisation) et à la contradiction entre la production et la consommation (sur le plan de la réalisation de la valeur).
La surproduction indique une contradiction générale du capitalisme, alors que les désordres dérivés spécifiquement de l’absence de coordination constituent la crise de disproportionalité. Ces déséquilibres obéissent à l’insuffisance de rapports entre l’offre et la demande sectorielle et ont été étudiés par les économistes qui ont vérifié comment les prix des biens de consommation fluctuent moins que les cotations des capitaux, créant des situations de surinvestissement et des embouteillages dans l’accumulation. Ces désordres par contre ne sont pas à l’origine des dépressions de longue durée qu’étudie plus particulièrement la théorie marxiste de la crise et pour cela ne peuvent être étudiés sur le même plan que les contradictions centrales du capitalisme. Sous une même situation de surproduction se cachent les désordres partiels et les déséquilibres structurels qu’il convient de différencier.
Interprétations financières
La sphère financière est la vitrine de la crise parce que c’est là que surgissent les bulles boursières, les effondrements monétaires et les turbulences bancaires. Mais ces bouleversements sont la conséquence de contradictions qui ont leur origine dans la sphère productive et, pour cette raison, le principal défi théorique dans cette zone consiste à préciser quelles sont ces connexions.
Au cours des deux dernières décennies la spéculation s’est multipliée car la dérégulation bancaire, en augmentant l’instabilité économique, a étouffé la demande, parce que la mondialisation financière a affaibli le contrôle de la concurrence et parce que la gestion actionnaire des firmes a encouragé les fraudes comptables pour enfler les bénéfices. L’impact politique et social des récents scandales de cette nature a été énorme aux États-Unis (35).
Mais ces faits augmentent également la réputation des interprétations qui attribuent la crise actuelle exclusivement à l’action parasitaire des financiers. Pourtant, de telles interprétations déconnectent les effets spéculatifs de leurs fondements productifs, oubliant que le capitalisme se fonde sur l’exploitation du travail salarié. Leurs auteurs ne savent pas que la fonction principale des financiers est de faciliter la continuité de cette expropriation à travers les instruments créditeurs qui représentent les avances ou les promesses de plus-value que les entrepreneurs sont supposés réaliser.
La dépendance des déséquilibres financiers des contradictions localisées dans le processus de production est habituellement ignorée par les théoriciens keynésiens qui opposent les avancées des spéculateurs au déclin des industriels, comme si les deux activités étaient complètement séparées et non connectées aux divers niveaux de
la conversion de la plus-value en capital.
Reconnaître ces liens n’implique pas ignorer l’hypertrophie spéculative des dernières décennies, ni méconnaître le rôle proéminent des banquiers. Mais cette influence - qui s’exprime dans le poids des créanciers et dans la primauté des politiques de restrictions budgétaires ou monétaires - est transitoire et n’indique nullement un « triomphe des banquiers sur les industriels ». Les deux groupes ont participé en commun à la liquidation des conquêtes sociales afin de rétablir le taux de profit. L’axe de « l’ordre néolibéral » c’est cette agression et non les conflits entre spéculateurs et investisseurs.
La suprématie du capital financier est un processus délimité qui n’exprime pas la domination d’un « régime d’accumulation rentière ». S’il est certain que l’endettement des industriels renforce périodiquement la primauté des financiers, les effondrements bancaires réduisent également le pouvoir de ce dernier groupe. Les possesseurs de titres, actions et obligations négociables qui circulent sur le marché sans contrepartie équivalente sur le plan productif sont eux aussi soumis à ce va-et-vient. Comme c’est le cas avec toute autre fraction du capital-argent, le capital fictif se valorise et se dévalorise en fonction du comportement du taux de profit.
En séparant l’analyse de la crise de ses racines productives, les théories qui exagèrent le rôle du capital rentier, financier ou fictif propagent des images superficielles du capitalisme, qui simplifient incorrectement l’analyse de ce système.
Déclin du néolibéralisme
L’approche marxiste multicausale de la crise offre le fondement théorique pour comprendre la tendance grise de la phase et les causes du blocage de la consolidation d’une nouvelle étape du capitalisme. Cette explication remarque que la récupération partielle du taux de profit, basée sur la hausse de l’exploitation et la réduction des salaires, n’a pas été accompagnée par une épuration nette des capitaux obsolètes. De plus l’étal des bénéfices a accentué la contraction du pouvoir d’achat dans des conditions de surproductions variées et de pics aigus de la spéculation financière.
Dans ce cadre l’expérience néolibérale a conduit au cours de la dernière décennie à une perte de légitimité politique des institutions de la classe dominante. Cette usure da la domination bourgeoise, qui se manifeste par l’abstentionnisme électoral ou le désintérêt envers la gestion publique, est la conséquence de la fracture sociale (effondrement de « l’État-providence ») et de l’avancée de la mondialisation (érosion de l’autorité nationale par les transferts de souveraineté aux organismes supranationaux).
Cette crise atteint le néolibéralisme lui-même, dont la suprématie au sein des groupes de pouvoir tend à décliner. Ce désenchantement apparaît dans les états d’âme des économistes de l’establishment. G. Soros ne chante plus les louanges de l’univers financier, J. Sachs s’interroge sur les chirurgies financières qu’il a exécutées dans les années 1990 et J. Stiglitz critique les ajustements qu’il a auparavant imaginés. La déception qui a commencé avec les effondrements du Sud-est asiatique et de l’Amérique latine s’est accentuée lors de l’expansion de la crise au centre du capitalisme.
La doctrine néolibérale ne définit plus les tâches du capital. Ses prédicateurs continuent à prévaloir mais ne suscitent plus l’enthousiasme thatchérien d’il y a quelques années. La remise en question de la dérégulation, le scepticisme envers les privatisations et la réapparition du discours protectionniste insinuent même l’éventualité d’une résurgence du keynésianisme.
Le néolibéralisme constitue une idéologie bourgeoise dans tous les sens du terme. Il synthétise les croyances (« souveraineté du consommateur », « poids de l’actionnaire », « la main invisible »), les intérêts explicites (offensive du capital), les programmes (modifier les rapports de forces) et les « fausses consciences » (« disparition de l’État », « dissolution des frontières »). Il a accompli un rôle significatif comme instrument de propagande de la classe capitaliste pour rompre la cohésion sociale des travailleurs. Et cette fonction est vitale, car la bourgeoisie ne peut exercer sa domination sans la charge des mythes que les maîtres du pouvoir révèlent.
Mais la crise actuelle affecte toutes les croyances néolibérales. En premier lieu les illusions sur les « avantages de la mondialisation » sont noyées par les évidences de la polarisation mondiale. La fracture entre le centre et la périphérie érode particulièrement le discours de la passivité fataliste face au pillage impérialiste.
n second lieu l’augmentation des inégalités sociales et de l’exploitation minent l’enthousiasme pour « le style de vie américain » exalté par les mass médias au travers d’un culte de l’argent et l’apologie du commerce. Cette revendication d’utilitarisme individualiste affronte, qui plus est, la résistance populaire contre l’interventionnisme insolent du gendarme nord-américain, dont les « missions civilisatrices » apparaissent chaque jour moins crédibles.
En troisième lieu, la faillite du « cyber-optimisme » a porté un coup sévère aux expectatives néolibérales d’un « futur digital » de la « nouvelle économie ». Les deux fantaisies s’évanouissent sous les feux de l’effondrement du Nasdaq à Wall Street (36). Il est aujourd’hui évident que le marché ne se dilue pas dans les réseaux, que la propriété ne se dissout pas dans les connexions et que la richesse n’émerge pas des actifs intangibles. Le déclin conjoint du néolibéralisme et de la « techno-euphorie » contribue à remettre à nouveau l’étude de la réalité objective du capitalisme au centre de la recherche, contrariant la fuite en avant post-moderne. Pour cette raison les théories se référant à une « société-réseau » située hors du temps et de l’espace perdent de l’auditoire et des adhérents (37).
En quatrième lieu, la justification néolibérale du chômage par la théorie de la « fin du travail » est devenue insoutenable, car il est évident que le chômage est un mécanisme de réduction des salaires et non un effet conjoncturel du progrès technologique. L’élargissement de l’exclusion et la régression contribuent seulement à l’accroissement de l’exploitation des travailleurs sur laquelle le capitalisme est établi.
Le dépassement de l’apogée néolibérale est un coup pour la domination capitaliste, sans pour autant provoquer un cataclysme dans le moral de la classe dominante. Cette croyance n’est pas parvenue à se transformer en une idéologie solide en une seule étape, comme cela eut lieu par exemple avec l’optimisme rationaliste de la fin du XIXe siècle. A la différence de cette époque, la bourgeoisie retrouve la confiance dans le futur ou l’illusion d’incarner une mission historique de manière beaucoup plus limitée. Pour cela les mythes du néolibéralisme déclinent sans provoquer l’impact d’une démoralisation brutale.
Trois fronts de la rébellion populaire
La résistance populaire a suivi une séquence exactement inverse à celle de l’essor et du déclin du néolibéralisme. La période initiale de forte retraite sociale et politique des travailleurs tend a être remplacée par les manifestations croissantes de la rébellion. Mais l’impact de cette irruption sur le cours de la phase et de l’étape doit être analysé en évitant les lectures subjectivistes et objectivistes. Alors que la première orientation exagère l’incidence de l’action populaire sur le processus de l’accumulation, l’optique objectiviste présente le rôle des exploités comme un fait à peine complémentaire au développement capitaliste.
Une variante contemporaine du subjectivisme exagère, par exemple, « l’insubordination du travail », estimant que le capital « s’enfuit dans les finances » pour contrecarrer le pouvoir des exploités. Mais elle oublie que le régime social dominant se fonde sur la propriété privée des moyens de production et sur l’exercice quotidien du « pouvoir du capital ». Ce n’est que dans les situations exceptionnelles de montée révolutionnaire, de désastre économique ou d’effondrement de l’État, que le « capital s’échappe » du circuit productif (38). Pour sa part, la thèse objectiviste apparaît dans les raisonnements fonctionnalistes des théoriciens du cycle Kondratieff, qui observent les confrontations sociales comme des reflet mécaniques des procès prédéterminés par la logique de l’accumulation (39).
Pour éviter les deux distorsions il convient de délimiter analytiquement la sphère objective des lois du capital de l’orbite subjective de la lutte de classes pour définir dans quel cadre se déroule l’antagonisme entre les capitalistes et les travailleurs. Ce conditionnement diffère substantiellement entre les périodes de prospérité et celles de stagnation, mais il ne détermine pas directement la vigueur des montées et des reflux de la lutte populaire. Ces derniers sont en grande partie dictés par les traditions de lutte et les niveaux d’organisation et de conscience de la classe travailleuse (40). En se référant à un cadre d’analyse qui ne dissolve pas la logique du capital et n’ignore pas l’action des classes exploitées, comment peut-on situer les résultats de la lutte des classes dans le cadre de l’étape et de la phase actuelle du capitalisme ?
Le point de départ consiste à reconnaître que toutes les transformations inaugurées par le néolibéralisme se sont appuyées sur quelques défaites claires de la classe ouvrière européenne (Fiat, Italie 1979-1980, grève des mineurs en Grande-Bretagne en 1984-1985) et nord-américaine (contrôleurs aériens 1980), tout comme sur le reflux révolutionnaire en Amérique latine (chute du Sandinisme en 1990) et sur les frustrations populaires équivalentes en Afrique (désagrégation des processus nationalistes) et en Asie (désastre au Cambodge). Ces événements - qui ont donné du souffle à l’offensive capitaliste - ont été de plus appuyés par l’implosion de l’URSS, le tournant pro-capitaliste de la Chine et par l’identification populaire du communisme aux tyrannies de l’ex « bloc socialiste » (41).
Ce contexte a été radicalement modifié dès la seconde moitié des années 1990 par la montée de la résistance populaire sur trois plans. En premier lieu, les luttes anti-impérialistes de la périphérie qui se multiplient en tant qu’alternative surpassant les tragiques affrontements ethniques ou raciaux des dernières décennies (Rwanda, Balkans, Asie). C’est en particulier en Amérique latine que se localise ce renouveau de l’action anti-impérialiste.
En second lieu il y a un clair renouveau des luttes et mobilisations de la classe ouvrière, qui tendent à contrebalancer le reflux antérieur. Une grande partie des pays européens (comme l’Italie ou l’Espagne), qui furent les épicentres des outrages réactionnaires, se sont maintenant convertis en scènes de résistance ouvrière, dont la signification stratégique est décisive, car c’est ce secteur - et non « la multitude » ou la « citoyenneté » - qui est le principal agent de la transformation sociale. La reprise ouvrière ne met pas fin à la crise sociale ou idéologique du prolétariat des deux dernières décennies (chômage et absence de crédibilité des projets anticapitalistes), mais inaugure l’inversion du reflux.
En troisième lieu, le mouvement mondial altermondialiste - qui défie les maîtres du monde sur leur propre terrain - a changé le climat politique international. Cette action offre une alternative progressiste à la mondialisation du capital et pour cela canalise le renouveau de l’internationalisme et le développement d’une conscience anticapitaliste embryonnaire. Dans ces manifestations la jeunesse tend à devenir protagoniste, le nouveau rôle des femmes s’affirme dans la lutte sociale et les secteurs opprimés - comme la paysannerie
– trouvent un canal de convergence de leurs aspirations dans le cadre de la population exploitée.
Cette triple réaction des peuples périphériques, de la classe ouvrière et du mouvement altermondialiste, a modifié le contexte international. La nouvelle situation ne renverse pas la tonalité défavorable des rapports de forces pour les travailleurs, mais a privé de soutien l’offensive du capital.
Quel sera l’impact de ce tournant dans la conscience des travailleurs ? Un projet politique émancipateur de la classe ouvrière avec une influence et une implantation de masse se recomposera-t-il ? Assistera-t-on au renouveau des niveaux moyens de la conscience socialiste des grandes périodes révolutionnaires ? Pour le moment il n’y a pas de réponses nettes à ces questions. Mais il est possible d’affirmer que la gauche a cessé de nager contre le courant et que ses propositions rencontrent un plus grand écho chez les exploités. Les projets socialistes rénovés commencent à susciter l’adhésion.
Préfigurations socialistes
Le diagnostic du cadre de l’étape et de sa phase à l’aide de la théorie de la crise contribue à la compréhension des tendances du capitalisme contemporain. Mais quel est l’objectif de cette interprétation ?
Les marxistes du début du XXe siècle ont analysé ces questions pour éclairer les contradictions du système et pour mettre en lumière les indices préfigurant le futur socialiste. L’analyse contemporaine doit préserver les deux buts, en évitant deux modèles du fatalisme. Le premier présente le futur socialiste comme le pas suivant d’une inévitable « étape finale » du capitalisme. Cette vision considère toujours que la « phase ultime » n’est pas la période la plus récente de ce système, mais son stade terminal. Elle oublie que les événements du XXe siècle ont confirmé que la crise du capitalisme n’aboutit pas nécessairement au socialisme. L’introduction du socialisme est souhaitable et faisable, mais elle n’est nullement inexorable et sa conquête dépend du lien de la lutte sociale avec les stratégies politiques de transformation révolutionnaire opportunes.
Il existe une autre variante du fatalisme qui renonce à rechercher la perspective socialiste en étudiant de manière exclusive les mécanismes d’auto-reproduction du capital. L’emphase sur la recherche comparative des divers « régimes d’accumulation » est un exemple de cette optique. Mais, en éliminant l’horizon socialiste de l’analyse pour se concentrer exclusivement sur les réflexions concernant les formes de régulation du capitalisme, le travail théorique dévient stérile ou se transforme en un recueil de conseils pour gérer l’exploitation capitaliste des travailleurs. En opposition explicite aux deux démarches, les socialistes investiguent les étapes, les phases et les crises pour participer à la lutte émancipatrice des opprimés.
Dans cette étude on peut remarquer comment certaines contradictions du capitalisme illustrent une certaine orientation objective vers un avenir socialiste. La perception de ces traits ne suppose pas la découverte d’impulsions téléologiques, mais l’imaginaire d’un devenir possible. Comme cela a eu lieu dans le passé, l’observation des anticipations équivaut à reconnaître les caractéristiques embryonnaires des système futurs. Ce type de précédents a été visible à l’origine du capitalisme et peut être repéré au crépuscule de ce mode de production.
Actuellement la tendance à la socialisation de la production est perceptible dans l’avancée de l’internationalisation productive et dans l’énorme poids des conglomérats de firmes dans tous les points de l’activité économique. Cet entrelacement objectif des processus de fabrication, de circulation et de distribution des marchandises illustre l’impulsion croissante vers une gestion socialisée. Mais cette tendance affronte le règne du profit et de la propriété privée des moyens de production. En dernière instance, toutes les tensions économiques créées par la croisade des privatisations du néolibéralisme dérivent de ce conflit entre les forces qui tendent à la planification et à la coordination sociale du processus de production et les pressions opposées, qui visent l’amplification des normes capitalistes du profit et de l’exploitation.
Mais le terrain principal de la préfiguration socialiste est la conscience des travailleurs, des exploités et des opprimés. C’est là que se situe le grand défi de l’étape : mettre au monde un projet socialiste qui rencontre l’enthousiasme des nouvelles générations. La fin des deux décennies, marquées par le néolibéralisme et la déroute des ex « pays socialistes », crée les conditions pour des avancées substantielles vers cet objectif. La droite perd l’énergie, l’autorité et le consensus à mesure que la rébellion populaire avance à la périphérie, que se recompose l’action de la classe ouvrière et que le mouvement altermondialiste devient de plus en plus massif. La caractérisation des étapes, phases et crises vise à améliorer notre préparation théorique et politique face à ces événements.
Buenos Aires, novembre 2002
* Claudio Katz, professeur à l’Université de Buenos Aires et chercheur au CONICET, est un des animateurs du réseau argentin Economistas de Izquierda (EDI, Économistes de gauche). Divers thèmes signalés dans ce texte peuvent être consultés sur internet : <www.eltabloid.com/claudiokatz>
1. Hobsbawn Eric, L’Âge des extrêmes, Histoire du Court XXe siècle, Complexe, Paris 1999 (Introduction).
2. Voir l’excellente présentation méthodologique de ces problèmes dans Jessop Bob, "What follows fordism ?", Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation, Palgrave, London , 2001.
3. Callinicos Alex décrit l’existence de trois lignes critiques de la périodisation. Premièrement, les partisans du « courant de la dérivation » qui tentent d’analyser tous les processus du capitalisme au travers de l’extension de la « logique du capital » aux autres catégories de l’analyse (marchandise, État, monnaie). Deuxièmement, l’approche de Robert Brenner centrée exclusivement sur les mécanismes de la surproduction. Troisièmement, les auteurs influencés par le postmodernisme, qui objectent l’omission « essentielle » de l’impact des « facteurs multiples » dans l’étude des étapes. Mais ce même questionnement peut s’étendre à n’importe quelle sphère de l’analyse, ce qui rendrait totalement impossible la connaissance. Callinicos Alex, "Periodizing capitalism and analyzing imperialism : classical Marxism and capitalist evolution", in Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation, Palgrave, London , 2001.
4. Lipietz Alain, "The fortunes and misfortunes of Post-Fordism", in Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation, Palgrave, London , 2001.
5. Arrighi Giovanni, Moore Jason, "Capitalist development in world history perspective", in Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation, Palgrave, London, 2001.
6. Dumenil et Levy estiment que le point de départ de cette offensive a été le « coup monétariste » de 1979. Henwood considère que le contexte favorable au capital inauguré par Reagan s’est maintenu aux États-Unis durant la gestion de Clinton. Dumenil Gerard & Levy Dominique, Crise et sortie de la crise, Actuel Marx, PUF, Paris, 2000 ; Henwood Doug, "The new economy and the speculative bubble", Monthly Review, vol. 52, avril 2001.
7. On calcule qu’en 1880 le PIB par habitant des nations avancées était déjà le double de celui des pays sous-développés et qu’en 1913 cette différence était triple. Mais la brèche a atteint le quintuple en 1950 et le multiple de sept en 1970. Hobsbawn Eric, L’ère des empires, Fayard, Paris 1989 (ch. 1).
8. Entre la fin de le seconde guerre mondiale et 1983 on a enregistré dans la périphérie 100 conflits armés qui ont provoqué la mort de 20 millions de personnes.
9. L’augmentation de la productivité dans l’industrie nord-américaine en comparaison avec la réduction des salaires depuis les années 1980 illustre ce décalage. Voir : Editors, "The new face of capitalism", Monthly Review, vol. 53, avril 2002 ; Tabb William, "The new economy, Same irrational economy", Monthly Review, vol. 52, avril 2001 ; Editors, "The new economy, Myth and reality", Monthly Review, vol. 52, avril 2001.
10. Petras se trompe en niant cette portée. Petras James, "La revolución de la información, la globalización y otras fábulas", Voces y culturas, n° 17, 1er semestre 2001.
11. La première optique en ce qui concerne l’étude de la productivité évalue le comportement d’une « multifactor productivity » qui se calcule en suivant la traditionnelle « finalité » de la fonction de production néoclassique. La seconde vision est apparentée à l’analyse de la composition technique du capital et vise à déterminer quel est l’impact de la forte réduction des prix des facteurs de production informatiques sur le flux des investissements. Le troisième calcul est plus controversé, parce qu’alors que certains chercheurs observent de fortes hausses (Ollinder, Sichel, Jorgenson, Sitroh), d’autres (Gordon) considèrent que ces mesures correspondent à une sous-estimation de l’indice précédent et à une révision des calculs de l’inflation. De plus, il suggère que l’avancée est conjoncturelle (pro-cyclique) et se concentre dans le secteur des biens durables ou dans la fabrication des ordinateurs [Olinder Stephen & Sichel Daniel, "The resurgence or growth in the late 1990, Federal Reserver Board, may 2000 ; Jorgenson Dale & Sitroh Kevin, "Raising the speed limit", may 2000, Harvard University, Federal Reserve Bank of New York ; Gordon Robert, "Does the new economy measure up to the great inventions of the past ?", Journal of Economic Perspectives, vol 14, n° 4, fall 2000 ; Gordon Robert, "Has the New Economy rendered the productivity slowdown obsolete ?", Northwestern University and NBER, june 1999.] Les discussions techniques sur l’accroissement de la productivité qui ont prévalu depuis la moitié des années 1990 sont plus complexes et sont plus liées à la manière de compter la dépréciation, la manière d’évaluer les impacts qualitatifs dans les activités de services et à la distribution de l’amélioration entre les branches. Voir les dernières estimations générales : La Nación, (12 mai 2001, 11 août 2001, 9 septembre 2001), l’information de McKinsey (Clarín 21 octobre 2001), les opinions de P. Samuelson (Clarín 24- juin 2001) et P. Krugman (Página 12, 15 août 2001).
12. Par exemple Clairment Frederic, "La resaca después de la fiesta", Le Monde Diplomatique (Argentine), mai 2001, Buenos Aires.
13. Par exemple Dumenil Gerard & Levy Dominique, "Periodizing capitalism : techonology institutions and relations of productions", in Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation, Palgrave, London , 2001.
14. L’exposé de Tapia est un exemple récent de ce rejet. Après avoir répété l’objection néoclassique traditionnelle (« avec les ondes longues, on ne voit rien, ni au microscope, ni au macroscope »), il questionne l’analyse des phases à long terme et quelques recherches sur les stades inaugurées par Lénine. Tapia Granado José, "Katz, Mandel, Mattick, las ondas largas y las fluctuaciones cortas" (New School, 2 de marzo de 2002).
15. Astarita pointe correctement ce fait dans une analyse qui néanmoins associe de manière erronée Mandel à Kondratieff. Astarita Rolando, "Un análisis crítico de sobre las tesis de las ondas largas". Cuadernos del sur 32, novembre 2001.
16. Johsua Isaac, "La crise de 1929 : première entre toutes, unique et pourtant exemplaire", Crises structurelles et financières de capitalisme au XXe siècle", Syllepse, Paris 2001.
17. Malloy Mary & Post Charlie, "A reply to Robert Brenner", Against the current, n° 79, Mars/Avril 1999 ; Amin Samir, "The political economy of the twentieth century", Monthly Review, vol 52, juin 2000.
18. Dumenil Gerard & Levy Dominique, "Sortie de crise, menaces de crises et nouveau capitalisme", Une nouvelle phase du capitalisme ? Syllepse, Paris 2001 ; Bocarra Paul, "Pour une création monétaire partagée", Le Monde, 2 octobre 2001 ; Wilno Henri, "Un nouvel ordre productif ?", Inprecor n° 451, octobre 2000 ; Husson Michel, "Nouvelle économie : capitaliste toujours", Critique Communiste n° 159-160, été-automme 2000 ; Husson Michel, "Années 70 : la crise et ses leçons", Crises structurelles et financières du capitalisme au XXe siècle, Syllepse, Paris 2001 ; Rigacci Gianni, "Le système capitaliste n’a pas surmonté l’onde longue de stagnation", Inprecor n° 451, octobre 2000 ; Went Robert, Globalisation, IIRE-Pluto Press, 2000.
19. Cette caractérisation n’est pas partagée par les auteurs qui préfèrent parler d’une « phase finale du cycle Kondratieff déclinant » (Wallerstein) ou qui pronostiquent que cette chute atteindra son point final au cours des prochains dix ans (Arrighi). Wallerstein Immanuel, "Mondialisation ou ère de transition ?", Une nouvelle phase du capitalisme ? Syllepse, Paris 2001 ; Arrighi Giovanni & Moore Jason, "Capitalist development in world history perspective", in Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation Palgrave, London , 2001.
20. Boukharine considérait que cette multiplicité de contradictions se synthétise dans le choc entre tendances à l’internationalisation et tendances protectionnistes du capital, dans la contrainte de la guerre impérialiste et dans l’affrontement de l’URSS avec ses ennemis capitalistes. Boukharine Nicolas, Impérialisme et accumulation du capital, EDI, Paris, 1977 (chap. 5) ; Boukharine N., La economía mundial y el imperialismo, Pasado y presente n° 21, Buenos Aires, 1971, (chap. 1,2,3,8,13). Voir également : Andreu Maurice, Que faire des théories sur la plus-value ?, Congres Marx International III, Paris, 26-29 septembre 2001.
21. Rosdolsky Roman, Génesis y estructura de El capital de Marx, Siglo XXI, México, 1979 (chap. 30).
22. Mandel Ernest, Cien años de controversia en torno al Capital, Siglo XXI, Madrid, 1985.(pp. 143-152, 151-156, 196-198) ; El Capitalismo tardío (chap. 1 à 12), ERA, México, 1976 ; "Un modèle socio-economique alternatif", in Le capitalisme tardif, (nouvelle édition), La Passion, Paris, 1998.
23. Altvater E., "La crisis de 1929 e o debate marxista sobre la teoria da crise", Historia del marxismo, vol 8, Paz e terra, Rio de Janeiro, 1987 ; Itoh Makoto, La crise mondiale, EDI, Paris, 1987. (chap. 5).
24. Dans une analyse empirique Sherman illustre comment les deux sphères influent sur le cycle économique nord-américain. Tandis que lors de la remontée les recettes croissent plus rapidement que les coûts, au cours de la prospérité ces relations s’inversent et dans la crise les recettes flanchent et les coûts commencent à monter avant que les recettes ne remontent dans les conditions de coûts encore bas. Sherman Howard, The Business Cycle, Princenton University Press, New Jersey, 1991 ; "Realization and costs : reply to Goldstein", Review of Radical Political Economy, vol 34 n° 2, Spring 2002.
25. Laibman a présenté ce modèle. D’un côté il reconnaît l’existence de la crise de valorisation (augmentation de la composition du capital), de réalisation (au niveau de la demande et en fonction de la participation des profits aux recettes) et de la « liquidation » (effondrement des capitaux suraccumulés dans la sphère financière), mais de l’autre il décrit aussi comment l’action de ces déphasages successifs peut être analysée dans ses différents lieux. Laibman David, "El capitalismo como historia", in Arriola J. & Guerrero D., La nueva economía política de la globalización, Universidad de País Vasco, Bilbao 2000 ; Un ensayo sobre la estructura y la dinámica de la sociedad capitalista I, II et III, Realidad Económica, n°n° 135, 136 et 137, novembre 1995, décembre 1995 et janvier 1996, Buenos Aires ; "Capitalism as history : a taxonomy of crisis potentials", Science and society, vol 63 n° 4, winter 1999-2000.
26. Moseley Fred, "The Unites States economy at the turn of the century : entering a new era of prosperity", Capital and class n° 67, spring 1999 ; Wolff Edward, "The recent rise of profit in the United States", Review of Radical Political Economics, vol 33 n° 3, summer 2001.
27. Cette donnée n’est pas mineure, car elle définit l’apuration des capitaux qui conditionne l’augmentation du taux de profit. Tandis que certains auteurs (Malloy, Hissein, Gabb) soulignent que la reprise des bénéfices peut se faire sans la dévalorisation massive qui a précédé les grands booms de longue durée, d’autres (Dimicoli) pointent que l’absence d’une telle apuration est un obstacle au développement d’une phase expansive. Malloy Mary, "On Brenner’s politics of U.S. decline", Against the Current, July-august 1995, Detroit ; Hossein Zadeh Ismael & Gabb Anthony, "Making sense of the currente expansion of the US Economy, A long wave approach and a critique", Review of Radical Political Economics, vol 32 n° 3, september 2000 ; Dimicoli Yves, "Une nouvelle économie ?" Congrès Marx International III, Paris, 26-29 septembre 2001.
28. Distinguer l’évolution du taux de profit à long terme de son équivalent à court terme est vital pour étudier les phases de chaque étape, car la loi de Marx s’applique à la variable du premier type. Shaik utilise la masse des profits comme référence analytique de cette même recherche. Shaik Anwar, "La onda larga de la economía mundial", in Arriola J. & Guerrero D., La nueva economía política de la globalización, Universidad de País Vasco, Bilbao 2000.
29. Wallerstein se trompe en estimant que prédomine l’augmentation et non la réduction des coûts. Les « tendances systémiques » qu’il met en relief (déclin du monde rural, déséquilibres écologiques et expansion de la démocratisation) n’opèrent pas par elles-mêmes, mais à travers leurs impact sur la plus-value, le capital variable et le capital constant. En omettant cette analyse il observe des enchérissements là où on enregistre des réductions des coûts. Wallerstein I., "A left politics", Monthly Review, vol. 53, janvier 2002.
30. Certains économistes inspirés par Kalecki classifient cette variété de situations en deux types de modèles : « économies impulsées par les salaires ou celles impulsées par les profits ». Mais ils détachent cette description des contradictions du capitalisme et n’expliquent pas pourquoi de tels modèles apparaissent ou déclinent. Taylor Lance, "Crecimiento económico, intervención del estado y teoría del desarrollo", Pensamiento Iberoamericano, n° 29, enero-junio 1996 ; Blecker Robert, "International competition, income distribution and economic growth", Cambridge Joural of Economics, vol. 13 n° 3 1989 ; Marglin Stephen & Bhaduri Amit, "Unemployement and the real wage", Cambridge Economic Journal, vol. 14, 1990.
31. Rasselet Gilles, "L’analyse marxienne de crise de superproduction", in Actualiser l’économie de Marx, Congres Marx International, PUF, 1996.
32. Cf. Husson Michel, Misère du capital, Syros, Paris, 1996. (chap. 1 et 2) ; Husson Michel, "L’école de la régulation, de Marx à la fondation Saint-Simon : un aller sans retour ?", in Bidet Jacques & Kouvélakis Eustache, Dictionnaire Marx Contemporain, PUF, Paris 2001.
33. Rosenthal attribue une signification erronée à la capacité d’achat des capitalistes. Rosenthal John, "Value and consumption", Capital and class n° 51, autumn 1993.
34. Un travail récent de son principal représentant est : Brenner Robert, "Après le boom : un diagnostic", Inprecor n° 472/473 de juillet-août 2002.
35. Les grandes firmes ont enflé les bénéfices en enregistrant des transactions fictives pour augmenter la capitalisation boursière des entreprises et améliorer les rémunérations des directions avec la complicité des experts comptables. Quand le divorce entre les bilans et la réalité des entreprises devenait insoutenable le cours des actions s’est effondré, touchant aussi les grandes banques créancières des entreprises en faillite. Le pétrolier Enron a inauguré cette séquence des convulsions, mais il a été vite dépassé par World.Com et dans le même peloton se sont placés les firmes de télécommunications (Global Crossing), les leaders des fusions (AOL-Time Warner) et les géants de tous les secteurs (Xerox, Adelphia, Quest, Dynergy, Implcare). L’effondrement des cours a affecté la masse des petits actionnaires et en particulier les travailleurs qui avaient confié leur prochaine retraite aux Fonds de pensions embarqués dans le casino boursier. Une grande partie de l’administration Bush est impliquée dans des délits liés à la montée en flèche des cours ou au trafic d’informations confidentielles. Ces liens ont provoqué une perte de confiance dans la gestion des entreprises, c’est-à-dire dans les principes éthiques que le capitalisme viole systématiquement, mais que la majorité de la population nord-américaine respecte. Les critiques de « l’affaiblissement des règles » se multiplient tandis que le gouvernement tente de préserver l’impunité des escrocs au travers de modifications superficielles qui n’empêchent pas les financiers de continuer les opérations douteuses sur tous les secteurs du marché.
36. Un pessimisme généralisé accable les croyants de la « nouvelle économie » qui augurent maintenant la fin du change informatique. Cette mutation d’âmes n’a pourtant pas conduit les « techno-déterministes » à modifier leurs théories, qui postulent la substitution du cycle économique par un nouveau « cycle technologique » dépendant du marché boursier. Mandel Michael J., Depressao.com, Record Sao Paulo, 2000 (chap. 1 à 4).
37. De même on observe la réduction de l’influence des théoriciens du nouveau « capitalisme cognitif » supposé remplacer la production des biens par la coordination des activités de l’information et convertir la connaissance en une fontaine de valorisation. Cette conception oublie que la génération du profit dépend de la production matérielle et de l’exploitation des salariés. Le poids croissant du « travail de l’information » n’implique nullement sa prééminence comme fontaine de plus-value. Que certaines contradictions du capitalisme se déplacent dans la sphère de l’information ne fait que confirmer le choc croissant entre la socialisation et la marchandisation de la connaissance, car le principal entrelacement du processus de production (et l’emploi consécutif partagé de l’information) coexiste avec l’appropriation privée des fruits de cette activité. Cf. Moulier-Boutang Yann, "Marx en Californie : le troisième capitalisme et la vieille économie politique", Congrès Marx International III, Paris, 26-29 septembre 2001. Également : Lojkine Jean, "L’esprit du capitalisme à l’épreuve de ses pratiques : une approche sociologique de la crise du capitalisme informationnel", Congrès Marx International III, Paris, 26-29 septembre 2001.
38. La tentative de Holloway de présenter la « financiarisation spéculative » actuelle comme une manifestation de cette fuite a totalement échoué, car il ne parvient pas à démontrer quels sont les liens qui relient les luttes populaires au ballonnement financier. De telles connexions n’ont pu être observées dans aucun cas concret de la dernière décennie, ni dans la « tequila » mexicaine, ni dans l’effondrement russe, ni dans la débâcle thaïlandaise. Holloway John, "Valor, crisis y lucha de clases", Herramienta 15, otoño 2001.
39. Cette vision a trouvé de nombreux partisans parmi les théoriciens de la IIè Internationale et leurs successeurs staliniens, qui identifiaient les lois du capital avec les principes naturalistes, déterminant l’avancée inexorable vers le socialisme.
40. Mandel a employé ce schéma pour analyser l’interaction entre les conditions économiques et les actions de la classe ouvrière. Il l’a également appliqué à sa caractérisation des ondes longues, signalant que les phases ascendantes de ces périodes sont liées à certains dénouements stratégiques de la lutte sociale favorables à la bourgeoisie (« exogènes » à l’analyse économique), pendant que les phases décroissantes surgissent de l’accumulation des contradictions du capitalisme (elles sont donc « endogènes »). Sur cet aspect se concentrent par contre les études qui, par exemple, lient la durée d’une période au type de l’industrialisation qui domine (légère, lourde ou de consommation durable). Cf. Albritton Robert, "Capitalism in the future perfect tense", in Albritton R., Itoh M., Zuege A. (eds), Phases of capitalist development, Boom, crisis and globalisation, Palgrave, London , 2001.
41. Si Holloway a renversé cette réalité avec sa thèse de « l’insubordination du travail », Negri recourt à une distorsion grave lorsqu’il présente la globalisation comme le résultat des « désirs de libération » des travailleurs, qui cherchent à s’émanciper des tyrannies disciplinaires du taylorisme. Dans ce renversement un mécanisme d’intensification de la concurrence entre les travailleurs est vu comme une voie de satisfaction des impulsions émancipatrices du peuple, oubliant que l’expansion géographique du capital est l’antithèse et non le couronnement des batailles sociales des opprimés. Negri Antonio & Hardt Michael, Empire, Exils Éditeurs, Paris 2000 (chap. 11 et 12).