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Derrière les mirages de la nouvelle économie

dimanche 15 septembre 2002, par Michel Husson

La conjoncture est bien souvent la clé des débats théoriques. C’est pourquoi le retournement auquel on assiste, et qui était largement amorcé avant le 11 septembre, est passionnant : il permet de faire le bilan de la dernière décennie et d’éclairer d’un jour nouveau un certain nombre de questions sur le fonctionnement du capitalisme contemporain.

 [1]Le cycle " high tech " n’est ni éternel, ni universel.

La première de ces questions portait sur la phase de croissance aux Etats-Unis, censée annoncer un " Nouvel Age " qui devait s’installer dans la durée et étendre ses bienfaits à l’ensemble du monde. Il apparaît que ce cycle " high tech " n’était pas appelé à durer, et encore moins à se généraliser.

Le fondement objectif de ces pronostics euphoriques était la progression plus rapide de la productivité du travail aux Etats-Unis. Cette évolution est indéniable, mais tout laisse aujourd’hui à penser qu’il s’agissait d’un bond en avant cyclique, obtenu par un effort d’investissement massif. Le " Nouvel âge " dont on parle à propos des Etats-Unis correspond en fait à une phase assez courte. C’est seulement à partir de 1996 que le dernier cycle revêt un profil inédit, en raisons du rebond qui intervient alors et conduit à un dynamisme accru de la croissance jusqu’au début de 2001. Rien ne permet de dire que ce demi-cycle, certes exceptionnel, préfigurait autre chose qu’une reprise aujourd’hui achevée.

La croissance des années 1990 a été soutenue aux Etats-Unis par un boom de l’investissement, particulièrement marqué entre 1996-2001, et c’est lui qui est venu nourrir les gains de productivité. L’accélération de la productivité renvoie également au " cycle de productivité " : aux Etats-Unis comme ailleurs, la productivité augmente plus vite quand la croissance est plus forte, parce que c’est l’occasion de résorber les sureffectifs et d’introduire plus vite les nouveaux équipements porteurs des innovations. Sur la période récente, ce lien entre productivité et croissance est très étroit. Mais cela veut dire que les gains de productivité devraient décélérer si la croissance ralentit en même temps que l’investissement. Bref, l’interprétation dorénavant la plus vraisemblable consiste à dire que le surcroît de productivité actuel est le produit de circonstances particulières (croissance soutenue et effort d’investissement) et qu’il pourrait donc s’évaporer si le rythme de croissance redevient plus modéré, s’il apparaît par exemple que l’effort d’investissement ne peut être durablement maintenu à un rythme aussi élevé. Pour diagnostiquer une nouvelle phase de croissance, il faudrait au contraire que les gains de productivité se maintiennent à un niveau élevé, et donc que l’effort d’investissement récent ne se relâche pas. Or, toutes les données disponibles montrent que " ça se retourne " : l’investissement retombe et la productivité ralentit. Il semble donc possible de clore le débat en disant que la " nouvelle économie " n’était bien qu’un cycle " high tech ". Ce constat éclaire à son tour la nature de la récession aux Etats-Unis qui a tous les traits d’une crise classique de suraccumulation.

Suraccumulation et baisse récente du taux de profit

On arrive ainsi à la seconde question décisive qui porte sur une éventuelle suraccumulation de capital. S’il faut investir énormément pour obtenir des gains de productivité plus élevés, est-ce que ce résultat positif n’est pas compensé par l’alourdissement en capital ? L’un des arguments mis en avant par les optimistes est la baisse du prix relatif des équipements qui permet d’investir plus en payant moins. Cette distinction mérite quelques explications car elle touche à un domaine très controversé, et qui renvoie à la double nature du capital. Ce dernier est en fin de compte un rapport social, dirait Marx, mais même dans une acception plus commune, la notion de capital est complexe. En tant que facteur de production, comme disent les néo-classiques, il est un ensemble de moyens de production, mettons un parc de machines. Mais il n’est pas que cela, car ces machines ont été achetées pour produire, non pas des marchandises (qui ne sont qu’un intermédiaire) mais en fin de compte un profit pour le capitaliste qui en est le propriétaire. Le capital est alors une mise de fonds, une somme d’argent qui entend bien se valoriser, autrement dit dégager un profit. La règle du jeu veut que ce profit soit bon an mal an proportionnel à la mise engagée selon un taux de profit général. Mais cela dépend de l’efficacité et de la capacité productive des machines qui ne se mesurent pas en dollars ou en francs. Le progrès technique s’incorpore dans de nouveaux équipements, ou de nouveaux processus de production, qui permettent d’obtenir le même niveau de production avec une mise en capital inférieure. La question qui se pose ici est une question conceptuelle : pour analyser l’évolution du taux de profit, il faut réussir à décomposer la valeur investie en volume de capital et prix. Si le capital était composé de " machines " toutes identiques, cette décomposition ne poserait pas de problème. La comptabilité de chaque entreprise ferait figurer le nombre de machines, valorisées à leur prix d’achat. Les choses sont plus compliquées parce que la nature des machines change : on remplace des machines à écrire par des ordinateurs, les machines s’améliorent, deviennent plus précises et plus performantes.

Comme l’explique très bien Patrick Artus, la " nouvelle économie " ne se transformera en cycle technologique de long terme que si l’accélération de la productivité globale des facteurs se poursuit [2]. Or ce phénomène n’est pas très marqué, parce que la marche d’escalier franchie par la productivité du travail a été en partie compensée par un alourdissement en capital. De ce point de vue, le cycle high tech présente une combinaison qui n’est pas forcément optimale du point de vue du profit. Depuis le milieu des années 80, l’économie des Etats-Unis était caractérisée par une augmentation régulière de la " productivité " du capital, autrement dit par une baisse du volume de capital par unité produite. Sur cette même période, le salaire réel et la productivité du travail progressaient parallèlement à un rythme assez faible, un peu inférieur à 1 % par an. Dans ces conditions, le taux de profit se rétablit régulièrement en raison des économies en capital [3]. La " nouvelle économie " bouleverse ce schéma en introduisant un supplément de productivité du travail ; mais ce dernier se révèle coûteux du point de vue de l’alourdissement du capital, et s’accompagne de risques accrus de revendications salariales.

Contrairement aux théorisations hâtives et impressionnistes d’un Aglietta [4], il n’est donc pas établi que l’économie en capital soit une caractéristique durable de la " nouvelle économie ".

Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’évolution comparée du taux de profit et du taux d’accumulation du capital. Ce dernier a régulièrement augmenté tout au long des années 1990, pour se retourner dans le courant de l’an 2000. Quant au taux de profit, il a accompagné l’accumulation du capital durant les deux premiers tiers de la décennie, mais il se retourne beaucoup plus tôt, au milieu de 1997 (graphique 2). Ces observations nécessitent un travail d’élaboration statistique, dans la mesure où on ne dispose plus de données officielles sur le stock de capital, qu’il faut reconstituer. Mais le retournement de la rentabilité peut s’observer directement sur les profits des entreprises qui baissent de 858 milliards de dollars en 1997 (3ème trimestre) à 761 milliards en 2001 (2ème trimestre).

La baisse récente du taux de profit résulte non seulement de l’augmentation de la composition organique du capital, mais aussi d’une baisse du taux d’exploitation : entre 1997 et 2001, la masse des salaires augmente de 30 % entre 1997 et 2001, le PIB de 21,5 %. Comme l’investissement a continué entre-temps, on débouche assez logiquement sur une suraccumulation qui se manifeste par la constitution de capacités excédentaires par rapport aux conditions de la rentabilité. Cet excédent prend la forme d’un recul du taux d’utilisation des capacités de production : au mois d’août 2001, il était à 76,2 % soit son point le plus bas depuis la récession de 1982. Cette chute touche particulièrement les industries de haute technologie, où le taux d’utilisation des capacités passe de 88 % en 1995 à 63,4 % en 2001. Ce sont donc les secteurs symboliques de la " nouvelle économie " qui se trouvent les plus touchés.

Le triple " grand écart " des Etats-Unis

Maintenant que les contradictions classiques ont éclaté au grand jour, toute la question est de savoir comment elles vont s’articuler avec les difficultés concrètes résultant de la configuration actuelle de l’économie mondiale, notamment après le 11 septembre. Ces contradictions concrètes s’expriment sous forme de trois grands déséquilibres économiques qui concernent la Bourse, la consommation et le déficit extérieur.

Le premier grand écart, celui qui pouvait exister entre profits et cours boursiers, est en train d’être résorbé, moyennant un recul tendanciel qui permet au moins de parler de " krach rampant ". Ici encore, ce mouvement doit s’interpréter comme un rappel à l’ordre de la loi de la valeur. Les actions représentent en effet un à-valoir sur la plus-value créée. A moyen terme, les dividendes et plus-values boursières que procurent ces actions ne peuvent s’écarter durablement des profits réels qu’ils anticipent. L’une des affirmations centrales de la " nouvelle économie " consistait au contraire à laisser entendre que le capital s’était affranchi de cette loi de la valeur. Certains théorisaient, comme Michel Aglietta6, ce " capitalisme patrimonial " au nom duquel on demandait aux salariés d’être modernes et d’accepter des produits financiers plutôt que du salaire. Toute cette fantasmagorie s’est dissipée avec le retournement boursier et l’idéologie du capitalisme a pris un coup sérieux à cette occasion, quelle que soit l’évolution des indices dans les mois à venir. Il va être très difficile, par exemple, de créer ou d’étendre les fonds de pension en Europe, car c’est l’un des principaux arguments en leur faveur qui vient de disparaître. Comment en effet demander dorénavant aux salariés d’indexer leurs salaires sur la Bourse ? La récession a déjà délivré cette première leçon de choses valable dans le monde entier : plutôt des salaires que le risque financier.

Le mouvement de correction boursière a commencé il y a presque deux ans et n’a donc rien à voir avec le 11 septembre. Il a fonctionné en deux temps : l’année 2000 a vu le mouvement de montée s’interrompre, et les indices ont stagné. Les analystes boursiers ont alors déployé toute leur énergie pour expliquer qu’il s’agissait d’une stabilisation provisoire qui serait bientôt suivie d’une reprise. Mais la méthode Coué n’a pas fonctionné et la baisse a continué tout au long de 2001. Ce repli prend la forme d’une perte de substance impressionnante des actions du Nasdaq, dont l’indice a chuté de 5000 à 2000 au cours de l’année 2000, puis a continué à baisser jusqu’à 1700, soit un recul global des deux tiers. L’indice de la nouvelle technologie vient ainsi de rejoindre les indices boursiers " traditionnels ", ce qui symbolise parfaitement la fin de la " nouvelle " économie.

Le second grand écart concerne la consommation privée. Les Etats-Unis se caractérisent par une situation tout à fait exceptionnelle, puisque les ménages se sont mis à consommer une fraction croissante de leur revenu qui atteint maintenant les 100 %. Ce dynamisme de la consommation est d’ailleurs le principal moteur de la fameuse " nouvelle croissance ", mais il n’est pas soutenable. Certains consomment beaucoup parce qu’ils considèrent que les plusvalues virtuelles réalisées en Bourse équivalent à une constitution d’épargne, d’autres s’endettent pour consommer, voire pour jouer en Bourse. La prospérité récente repose donc sur un fort volume d’endettement privé. Le recul de Wall Street, en révélant que la base de ces calculs était fausse devrait se traduire par une augmentation du taux d’épargne (qui s’est déjà légèrement amorcée), par la ruine de certains ménages, bref par une moindre progression de la consommation. Les attentats du 11 septembre devraient pousser en ce sens en accélérant la dégradation des anticipations euphoriques. On peut très bien imaginer un scénario catastrophe d’une vague de faillites personnelles qui conduiraient à une chute de la consommation et de la demande intérieure.

Le dernier grand écart se traduit par un déficit de la balance extérieure courante qui atteint 450 milliards de dollars par an, soit 4,5 % du PIB. Cela signifie que l’épargne mondiale en provenance du reste du monde se substitue à l’épargne intérieure pour financer la croissance aux Etats-Unis. Jusqu’ici, cela pouvait être considéré comme relativement " sain ", puisque les capitaux excédentaires en provenance d’Europe et du Japon allaient financer le boom de la " nouvelle économie ". Cet afflux de capitaux a été nourri par la fuite des marchés émergents et est soutenu par un dollar fort et une rentabilité élevée. Mais les choses sont en train de changer. L’investissement s’est retourné, de telle sorte que les nouveaux capitaux financent de la consommation, ce qui ne peut tenir très longtemps, d’autant plus que la rentabilité chute et que la baisse du dollar devient plausible.

Le choc du 11 septembre vient de bouleverser cette triple donne sous bien des aspects. Il risque de précipiter le retournement de la consommation mais, en même temps, esquisse une voie de sortie pour l’impérialisme dominant. La période qui s’ouvre devrait être marquée par une inversion de la politique budgétaire. L’excédent a d’ores et déjà fondu mais le programme de subventions aux secteurs les plus touchés, ainsi que les dépenses — militaires ou autres — liées au plan de riposte, vont représenter un programme de relance keynésien qui peut, au moins pendant un temps, se substituer à une consommation salariale durablement plombée.

On parle déjà de 100 milliards de dollars, soit 1 % du PIB. Le besoin de financement extérieur pourrait ensuite donner lieu à un " deal " entre les Etats-Unis et l’Europe, qui reposerait sur l’arrangement suivant : les Etats-Unis ne chercheraient pas à équilibrer leur balance en recourant à une baisse offensive du dollar qui reviendrait à exporter leur récession vers l’Europe et le Japon. En échange de cette bienveillance, les partenaires des Etats-Unis s’engageraient à assurer un financement légitimé dorénavant par l’effort de guerre contre le terrorisme.

La voie est évidemment étroite, et les déséquilibres apparaissent tellement considérables qu’on peut très bien imaginer un dérapage des Etats-Unis dans le scénario catastrophe où tout se détraquerait en même temps : les ménages ne consommeraient plus, et les capitaux cesseraient d’affluer. Le réglage est compliqué, puisqu’il s’agit à la fois d’accompagner le ralentissement de la demande intérieure, et même de le susciter en freinant la progression des salaires, tout en relançant l’économie à partir d’autres secteurs que les biens de consommation. Le succès de l’opération dépend en grande partie de l’évolution des rapports politiques entre Europe et Etats-Unis, et de la capacité de ces derniers à faire payer par le reste du monde le soutien de leur conjoncture.

Pas de solutions technologiques aux contradictions du capitalisme

Dans la littérature sur la nouvelle économie, le lien entre nouvelles technologies et productivité va de soi. Mais l’une des caractéristiques les plus frappantes des gains de productivité obtenus aux Etats-Unis est leur extraordinaire concentration, non seulement dans les industries des technologies de l’information, mais dans la seule industrie informatique qui représente à peine 1 % de l’ensemble de l’économie. Les résultats de Robert Gordon montrent qu’en dehors de ce secteur, la productivité n’a pas progressé plus vite entre 1995 et 1999 qu’elle ne l’avait fait entre 1972 et 19957. Gordon retourne l’argument sur la baisse des prix des équipements pour en déduire que l’utilité marginale de la puissance supplémentaire des ordinateurs a baissé.

Les effets de l’informatisation iraient donc en décroissant et l’essentiel serait derrière nous. Internet n’a pas dopé les ventes de micro-ordinateurs dont la progression s’explique bien par la baisse des prix relatifs. Les services rendus par Internet sont indéniables, mais ils se développent en prenant la place d’activités existantes, voire en les dédoublant.

Une autre manière de questionner le lien entre innovations technologiques et gains de productivité est de montrer que ces derniers résultent de méthodes très classiques d’intensification du travail et d’augmentation du degré d’exploitation des travailleurs. Si on analyse de plus près les transformations induites par Internet, on s’aperçoit qu’il ne joue qu’un rôle accessoire dans la genèse des gains de productivité. La commande en ligne ne fait gagner qu’une journée par rapport au remplissage d’un formulaire ou la consultation d’un catalogue, pour une réactivité qui est rarement supérieure. Ce qui se passe ensuite dépend essentiellement de la chaîne d’assemblage et de la capacité à mettre en oeuvre une fabrication modulaire. La viabilité de l’ensemble dépend au bout du compte des circuits d’approvisionnement matériels. A partir du moment où elles ne sont pas elles-mêmes transmissibles par Internet (logiciel, morceau de musique, livre électronique), les marchandises commandées doivent bien circuler en sens inverse,. Mais cela dépend surtout du degré d’intensification du travail et des transports. L’essentiel des gains de productivité ne découle donc pas du recours à Internet mais de la capacité à faire travailler les salariés avec des horaires ultra-flexibles (sur la journée, sur la semaine ou sur l’année, en fonction du type de produit) et à intensifier et fluidifier les réseaux d’approvisionnement, avec une prime aux livraisons individuelles et au transport routier.

Il y a là une hypothèse essentielle, qui consiste à dire que les nouvelles technologies ne sont pas en soi une source de productivité qualitativement nouvelle. En revanche, elles suscitent des gains de productivité considérables qui sont obtenus par un processus d’externalisation des coûts qui n’est d’ailleurs pas vraiment nouveau lui-même. Le " zéro stock " est une norme de gestion qui a été introduite depuis une bonne dizaine d’années et à laquelle les nouvelles technologies vont donner un élan nouveau. Mais cet objectif est atteint en grande partie en reportant le coût du stockage sur les conditions de travail. D’une organisation de la production où les horaires sont fixes et où les stocks permettent d’ajuster le flux de production aux fluctuations de la demande, on passe à une organisation effectivement nouvelle, où les stocks sont réduits au minimum, et où l’ajustement se fait par flexibilisation ou annualisation du temps de travail. Les nouvelles technologies rendent plus faciles cette mutation, mais la source d’économie de coût réside en fin de compte dans l’intensification et la flexibilisation du travail.

On peut faire confiance aux nouveaux entrepreneurs pour réduire au minimum leurs dépenses et pour imposer leurs revendications extravagantes en matière d’organisation du travail. Même dans ces conditions, il aurait dû sembler évident que bien des projets ne pouvaient accéder à la rentabilité. C’est ce que les multiples faillites de " start-ups " prometteuses est venu démontrer. Ce sont des arguments très classiques de rentabilité qui ont rattrapé la " nouvelle économie " et décidé de la viabilité de ces entreprises. Le recours aux nouvelles technologies n’était pas en soi une garantie.

On voit donc que tout débat sur la " nouvelle économie " est soumis à une représentation idéologique de la technique, qui vient constamment faire obstacle à une étude raisonnée de ce qui est vraiment nouveau. Cette idéologie est d’autant plus puissante qu’elle prend appui sur la fascination exercée par des technologies effectivement prodigieuses. Mais, du coup, elle biaise toutes les interprétations dans le sens d’une sous-estimation systématique du rôle des processus de travail. Que ce soit délibéré ou non, le résultat est atteint lorsque les enjeux sociaux des nouvelles technologies sont repoussés dans les coulisses, au rang des vieilles questions sans intérêt. On fabrique ainsi une représentation du monde, où les travailleurs du virtuel deviennent l’archétype du salarié du XXIème siècle, alors que la mise en uvre par le capital de ces nouvelles technologies fabrique au moins autant d’emplois de nouveaux OS que d’informaticiens. Malgré tous les discours grandiloquents sur les stock options et l’association de ces nouveaux héros du travail intellectuel à la propriété du capital, les rapports de classe fondamentaux sont toujours défavorables au travail. La dévalorisation permanente du statut des professions intellectuelles, la déqualification ininterrompue des métiers de la connaissance, tendent à reproduire un statut de prolétaire très classique, et s’opposent ainsi totalement à des schémas naïfs de montée universelle des qualifications et d’émergence d’un nouveau type de travailleur.

Les éléments d’une crise systémique

Le retour de la mauvaise conjoncture et l’entrée dans une nouvelle phase récessive sont les signes d’un fonctionnement instable du capitalisme qui confirment que ce dernier n’est pas entré dans une phase de croissance interrompue. On aurait pu effectivement penser que toutes les conditions étaient réunies pour cela, puisque les exigences du capital sont largement satisfaites à travers le monde, et que ses propres indicateurs (les profits et la Bourse) étaient depuis plusieurs années au beau fixe. Le retour de difficultés classiques suggère que le système n’a en rien surmonté ses contradictions, tout aussi classiques. Pour que la capitalisme fonctionne de manière relativement harmonieuse, il lui faut un profit suffisant, et des débouchés. Mais cela ne suffit pas, et une condition supplémentaire doit être satisfaite, qui porte sur la forme de ces débouchés : ils doivent correspondre aux secteurs susceptibles, grâce aux gains de productivité induits, de rendre compatible une croissance soutenue avec un taux de profit maintenu. Notre thèse de fond est que cette inadéquation est constamment remise en cause par l’évolution des besoins sociaux.

Dans la mesure où le blocage salarial s’est imposé comme le moyen privilégié de rétablissement du profit en Europe, la croissance possible des nouveaux marchés était a priori contrainte. Mais ce n’est pas la seule raison, qu’il faut plutôt trouver dans les limites de taille et de dynamisme de ces nouveaux débouchés. La multiplication de biens innovants n’a pas suffit à constituer un nouveau marché d’une taille aussi considérable que la filière automobile, qui entraînait non seulement l’industrie automobile mais les services d’entretien et les infrastructures routières et urbaines. L’extension relativement limitée des marchés potentiels n’a pas non plus été compensée par la croissance de la demande. Il manquait de ce point de vue un élément de bouclage important qui devait mener des gains de productivité à des progressions rapides de la demande en fonction des baisses de prix relatives induites par les gains de productivité. Il faut citer ici les travaux d’Appelbaum et Schettkat8 qui montrent de manière convaincante que " l’élasticité de la demande de nombreux biens de consommation durables par rapport aux prix s’est relâchée avec le temps, au fur et à mesure que les ménages devenaient plus prospères et, donc, avaient accumulé davantage de ces biens ".

On assiste ensuite à une dérive de la demande sociale, des biens manufacturés vers les services, qui correspond mal aux exigences de l’accumulation du capital. Le déplacement se fait vers des zones de production (de biens ou de services) à faible potentiel en productivité. Dans les coulisses de l’appareil productif aussi, les dépenses de services voient leur proportion augmenter. Notre thèse est que cette modification structurelle de la demande sociale est l’une des causes essentielles du ralentissement de la productivité et que celle-ci vient ensuite raréfier les opportunités d’investissement rentables. Ce n’est pas parce que l’accumulation a ralenti que la productivité a elle-même décéléré. C’est au contraire parce que la productivité en tant qu’indicateur de profits anticipés a ralenti, que l’accumulation est à son tour découragée et que la croissance est bridée, avec des effets en retour supplémentaires sur la productivité. Un autre élément à prendre en considération est également la formation d’une économie réellement mondialisée qui, en confrontant les besoins sociaux élémentaires au Sud avec les normes de compétitivité du Nord, tend à évincer les producteurs (et donc les besoins) du Sud.

Dans ces conditions, la distribution de revenu ne suffit pas, si ceux-ci se dépensent dans des secteurs dont la productivité inférieure ou moins rapidement croissante vient peser sur les conditions générales de la rentabilité. Comme le transfert n’est pas freiné ou compensé en raison d’une relative saturation de la demande adéquate, le salaire cesse en partie d’être un débouché d’accompagnement, et doit donc être bloqué. L’inégalité de la répartition au profit de couches sociales aisées (au niveau mondial également) représente alors, jusqu’à un certain point, une issue à la question de la réalisation du profit. Si l’enlisement du capitalisme dans une phase dépressive résulte d’un écart croissant entre la transformation des besoins sociaux et le mode capitaliste de reconnaissance, et de satisfaction, de ces besoins, alors le profil particulier de la phase actuelle mobilise, peut-être pour la première fois dans son histoire, les éléments d’une crise systémique du capitalisme.

Peut-être ce dernier a-t-il épuisé son caractère progressiste en ce sens que sa reproduction passerait dorénavant par une involution sociale généralisée ? On peut en effet faire l’hypothèse que le capitalisme voit se restreindre au moins provisoirement ses possibilités d’ajustement, dans ses diverses dimensions, technologique, sociale et géographique. Sur le plan technologique, l’interprétation proposée ici du " paradoxe de Solow " suggère qu’il existe un progrès technique autonome latent assorti de d’importants gains de productivité virtuels. Mais la mobilisation de ces potentialités se heurte à une triple limite : insuffisance de l’accumulation, imbrication croissante entre industrie et services et insuffisant dynamisme de la demande. La technologie ne permettant donc plus de modeler la satisfaction des besoins sociaux sous l’espèce de marchandises à forte productivité, l’adéquation aux besoins sociaux est de plus en plus menacée et la réalisation n’est possible qu’à la condition d’une inégalité croissante des revenus. C’est pourquoi, dans sa dimension sociale, le capitalisme est incapable de proposer un " compromis institutionnalisé " acceptable, autrement dit un partage équitable des fruits de la croissance. Il revendique, d’une manière complètement contradictoire avec le discours élaboré durant l’" Age d’or ", la nécessité de la régression sociale pour soutenir le dynamisme de l’accumulation. Il semble incapable, sans modification profonde des rapports de force, de revenir de lui-même à un partage plus équilibré de la richesse. Enfin, du point de vue géographique, le capitalisme a perdu sa vocation d’extension sans limites. L’ouverture de vastes marchés potentiels après la chute du Mur de Berlin n’a pas constitué le nouvel Eldorado imaginé, et donc pas non plus le " choc exogène " salvateur.

La structuration de l’économie mondiale tend à renforcer les mécanismes d’éviction en contraignant les pays du Sud à un impossible alignement sur des normes d’hypercompétititivté. De plus en plus, la figure harmonieuse de la Triade estremplacéepardes rapports conflictuels entre les trois pôles dominants. Le dynamisme récent aux Etats-Unis ne jette pas les bases d’un régime de croissance qui pourraient ensuitese renforcer en s’étendant au reste du monde. Ses contreparties apparaissent de plus en plus évidentes sous 9 forme d’étouffement de la croissance en Europe et encore plus au Japon. C’est pourquoi, le prochain retournement cyclique sera probablement accompagné d’une montée des tensions entre les pôles dominants de l’économie mondiale, et d’une instabilité accrue de cette dernière. Bref, les possibilités de remodelage de ces trois dimensions (technologique, sociale, géographique) susceptibles de fournir le cadre institutionnel d’une nouvelle phase expansive semblent limitées et cette onde longue est vraisemblablement appelée à s’étirer dans la faible croissance. Pour reprendre une formule célèbre, le fordisme a sans doute représenté " le stade suprême du capitalisme ", ce qu’il avait de mieux à offrir. Le fait qu’il retire ostensiblement cette offre marque de sa part la revendication d’un véritable droit à la régression sociale. Ce repérage des obstacles à la reprise durable de l’accumulation conduit à penser que la reprise récente est de nature cyclique et qu’elle ne préfigure donc pas une nouvelle phase d’expansion soutenue.

L’économie politique de la nouvelle phase

La perspective la plus probable est aujourd’hui un enlisement de l’économie mondiale s’accompagnant de récessions fortes en ses maillons les plus faibles, notamment au Sud. Cette nouvelle phase, encore une fois, n’a pas été créée par le 11 septembre, mais s’inscrit dans des tendances à l’oeuvre au cours de la dernière décennie. Son profil exact dépend en fin de compte de variables politiques qui concernent principalement l’Europe et les Etats-Unis. La question de savoir si l’Europe va entrer en récession ou seulement ralentir dépend du degré de dogmatisme des politiques menées. Mais la clé de la situation se trouve dans le statut de puissance dominante des Etats-Unis. Ce que le 11 septembre introduit, c’est la possibilité renouvelée pour l’impérialisme dominant de réussir à éviter la récession dans toute son ampleur potentielle grâce à un keynésianisme de type militaire (semblable de ce point de vue au reaganisme) dont la viabilité serait fondée sur un financement imposé à ses partenaires à travers le monde en raison de considérations géopolitiques (un peu comme au moment de la guerre du Golfe).

Contrairement aux thèses de Toni Negri sur l’empire planétaire9, ce scénario implique un recentrage de l’économie des Etats-Unis sur les intérêts de ses propres capitalistes et sur son propre appareil productif. La relance éventuelle serait ciblée de manière à ne pas profiter à la concurrence. Dans un registre similaire, les experts de la Banque mondiale redoutent à juste titre que ses prêts à long terme soient réduits et affectés en priorité aux pays pouvant servir de relais aux opérations de représailles engagées par les Etats-Unis. Par contrecoup, cela devrait avoir pour effet de placer toute une série de pays dans la situation d’avoir à redéfinir une politique assurant une meilleure cohérence entre les intérêts du capitalisme en général et ceux de leurs capitalistes nationaux. Les Etats devraient retrouver dans cette situation une nouvelle raison d’intervention économique.

Dans le cas de l’Europe, il n’est pas impossible que cette passe délicate donne un coup de fouet dans le sens d’une coordination accrue et de l’émergence d’un capitalisme européen se concevant véritablement comme tel. Mais l’accouchement risque d’être difficile car il va se dérouler dans un contexte favorable à la résurgence des contradictions entre des capitalismes inégalement frappés par le retournement conjoncturel. De ce point de vue, le capitalisme allemand a d’ores et déjà perdu sa prééminence, aussi bien monétaire que financière, tandis que le Royaume-Uni aura encore plus tendance à resserrer son partenariat traditionnel avec les Etats-Unis.

La nouvelle phase qui s’ouvre devrait en même temps accentuer le caractère contradictoire du triomphe du capitalisme. En un sens, le capitalisme a triomphé, puisqu’il a obtenu à peu près ce qu’il voulait : gel des salaires, libéralisation, privatisation, flexibilisation sont les grandes tendances à l’oeuvre à travers le monde. Le capital se restructure comme il l’entend et dégage des profits toujours plus considérables. Mais cette victoire a son revers, car le capitalisme n’a plus d’excuses pour son fonctionnement chaotique, régressif et inégalitaire. La décennie de croissance aux Etats-Unis, comme la reprise des dernières années en Europe, n’ont pas conduit à une meilleure répartition des richesses, à une diffusion du progrès social, tout au contraire. Ces succès ont toujours pour contrepartie des restrictions supplémentaires pour la grande majorité des travailleurs de la planète.

Après la crise, l’idée s’était largement répandue qu’il fallait assainir l’économie pour lui permettre de repartir sur de nouvelles bases. Ce schéma ne fonctionne plus : les salariés se trouvent face à un capitalisme tout à fait convaincu que toutes les concessions qui lui ont été faites sont dorénavant des acquis qu’il faut pousser toujours plus loin. Nulle modération dans la soif de profit qui viendrait répondre à la modération salariale ! Par conséquent, la question n’est plus de savoir combien de temps il faut patienter avant la reprise. Elle est arrivée et n’a rien changé au sort de la majorité. La leçon a été entendue : la situation des salariés ne peut s’améliorer qu’en fonction de la pression qu’ils réussiront à exercer pour faire avancer leurs revendications. C’est pourquoi, on peut penser qu’il va être beaucoup plus difficile de faire accepter les politiques d’accompagnement du retournement de conjoncture. En France, les toutes dernières luttes sociales sont portées par un refus presque moral des licenciements dans les entreprises qui font du profit. Ce refus majoritaire esquisse une autre légitimité, opposée à celle du capital, qu’il n’est plus possible de neutraliser par un appel au compromis.

L’apprentissage de la brutalité sans fard du capitalisme devrait conduire à la formation d’une coalition internationale, où les nouveaux mouvements et acteurs sociaux viendraient régénérer le mouvement ouvrier traditionnel. Cette perspective fait tout à fait partie des possibilités ouvertes par cette nouvelle phase du capitalisme, même si les suites du 11 septembre la brouillent provisoirement.


[1Cette contribution synthétise et actualise l’analyse présentée dans Michel Husson, Le grand bluff capitaliste, Editions La Dispute, 2001. Rédaction achevée en décembre 2001.

[2Patrick Artus, La nouvelle économie, La Découverte,2001.

[3Gérard Duménil et Dominique Lévy, Crise et sorties de crise, PUF, 2000. 5 voir par exemple la postface à la réédition de 1997 de son livre (paru en 1976) : Régulations et crises du capitalisme, Odile Jacob.

[4voir Michel Aglietta, Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, 1998.