Plus qu’une récession : un modèle économique en décompositionPar Joel Geier
Nous sommes à un tournant important. La récession qui se manifeste maintenant marque la fin d’une période longue de vingt-cinq ans de croissance économique fondée sur le modèle néolibéral, qui fut durant ces années une bénédiction pour les capitaux et un grand malheur pour la classe ouvrière.
Les mesures néolibérales ont été adoptées à la suite du long boom qui a suivi la seconde guerre mondiale et de sa crise au cours des années 1970, dans le but de restaurer la rentabilité capitaliste. Ces politiques impliquaient ce que l’on appelle une économie de l’offre, incluant des réductions d’impôt pour les riches, la déréglementation de l’économie et les privatisations, la réduction de la protection sociale, la remise en cause des syndicats et la réduction des salaires. Ces politiques ont abouti à une énorme accumulation de la dette. Le monétarisme englobant la politique fiscale et le crédit bon marché ont commencé à être perçus comme la solution pour les ralentissements économiques.
Ces politiques ont produit un désastre économique — d’abord pour les travailleurs, mais maintenant pour le système capitaliste lui-même. Les conséquences destructives du néolibéralisme vont maintenant nécessiter une réorganisation du système du crédit et des banques et un réajustement des déséquilibres du système commercial mondial. Cette crise est plus profonde qu’une récession cyclique classique — elle va entraîner de longues et douloureuses années de crises et de restructurations. Le programme capitaliste pour en sortir n’est pas encore défini, mais ce qui est indéniable c’est que nous entrons dans une nouvelle période, économique et politique, qui va remodeler l’équilibre des pouvoirs entre les principaux pays du monde.
Il y a un an il est devenu clair que l’économie des États-Unis ralentissait et se dirigeait vers une récession. Le cycle économique a culminé et la surproduction immobilière a conduit à la stagnation puis à la baisse des prix ; pendant que le marché des « subprime » (1) se dégradait. Cet effondrement, toujours en cours, de la bulle immobilière a produit une lente déliquescence de la bulle de crédit, que The Economist avait caractérisée il y a quelques années déjà comme étant la plus grande bulle financière mondiale. L’impact des hypothèques en faillite a lancé les premières ondes de choc qui eurent un effet de levier sur la structure du système financier fortement endetté. Les pertes massives du fait des créances irrécouvrables ont atteint les bénéfices des banques, restreignant leur capacité créditrice et menant vers une crise du crédit et une grave récession.
Il était impossible initialement de prévoir combien de temps prendra cet effondrement économique, mais nous avions supposé qu’il faudra un à deux ans. L’économie mondiale était encore au sommet de son plus grand boom depuis le début des années 1970. Aux États-Unis les profits demeuraient élevés et les taux bancaires étaient les meilleurs depuis les années 1920. Nous ne pouvions prévoir quelles seraient les actions entreprises par le gouvernement pour ralentir le processus récessionniste ou pour en diminuer les effets.
En 1998, lorsque la crise asiatique a atteint le système financier mondial, Alan Greenspan, à la tête de la Réserve Fédérale (Banque centrale des États-Unis), avait eu recours à une approche jusque-là non employée pour stimuler le boom économique en cours. Et la récession a été contenue avec succès pendant deux ans. Le coût en a été élevé : la bulle de la « nouvelle économie » a conduit à une implosion du marché boursier et l’énorme déficit commercial et l’endettement extérieur accumulé par les États-Unis ont transformé l’Asie en « acheteur du dernier recours ». La récession a finalement atteint les États-Unis en 2001, avec la plus importante baisse des profits depuis les années 1930, mais ses effets ont encore été amortis par le plus grand programme d’aide publique depuis la seconde Guerre mondiale.
Le budget gouvernemental qui prévoyait un excédent de 250 milliards de dollars a été transformé en un budget déficitaire de 300 milliards de dollars ; 1 billion de dollars de réduction des impôts pour les riches et de dépenses militaires ont été employés pour tempérer les effets de la crise. Les taux d’intérêt ont été réduits entre 1 % et 2 % durant trois ans afin d’abaisser les coûts des entreprises et restaurer leur rentabilité. Le résultat en fut la reprise la plus faible depuis la seconde guerre mondiale. Et son prix ce fut la bulle immobilière et la bulle de l’endettement, dont l’effondrement produit la crise actuelle.
Maintenant l’économie est en récession ou en train d’y entrer. Comme lors de chaque retournement, les indices économiques donnent encore des signaux contradictoires. Des secteurs de l’économie sont déjà clairement en récession : dans la construction, l’automobile, la finance, le commerce de détail — par exemple — la création des emplois a cessé. L’effondrement du crédit a atteint les zones les plus stables du système financier. (...)
Dimensions mondiales
Le retournement de la conjoncture est en passe de devenir mondial. La récession a commencé, mais si elle est centrée aux États-Unis, il y a également un ralentissement économique en Europe et au Japon. L’Italie semble être déjà en récession. La bulle immobilière a éclaté en Grande-Bretagne, en Irlande et en Espagne. D’autres pays, y compris la Chine, devraient suivre. Les banques européennes ont commencé à faire état de problèmes semblables à ceux des banques américaines. En janvier, un krach boursier international a affecté les États-Unis, le Canada, le Japon, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, mais aussi les marchés émergents (Brésil, Russie, Inde et Chine). Il a duré trois semaines, du 2 au 23 janvier. Les marchés boursiers ont baissé de 15 % à 20 %. Plus de 7 000 milliards de valeurs boursières ont été anéantis. La théorie prétendant que l’économie mondiale n’était pas directement reliée à l’économie états-unienne et que le boom mondial pouvait continuer alors que les États-Unis étaient en récession s’est effondrée dans une panique boursière internationale.
La part des États-Unis dans l’économie mondiale a nettement diminué ces dernières années, passant de 30 % à moins de 25 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Mais ils restent encore le centre du système capitaliste international. La moitié de toutes les marchandises produites en Asie sont exportées, deux-tiers d’entre elles vers les États-Unis et les autres pays industriels avancés. Le marché de la consommation aux États-Unis atteint 9 500 milliards de dollars par an, alors que les marchés de consommation de la Chine et de l’Inde n’atteignent ensemble que 1 600 milliards de dollars. Les fabricants asiatiques dépendent du marché américain pour la vente de leur production ; sans ce marché ils auraient une crise de surproduction. Par conséquent lorsque le marché des États-Unis entre en déclin, cela a un fort impact sur le reste de l’économie mondiale.
Il semble de plus en plus que l’ensemble du monde peut entrer en récession. Nous n’avons pas connu de récession internationale coordonnée depuis 1973. Depuis cette date, lorsque certains pays étaient en récession, d’autres étaient en pleine expansion, soutenant ainsi les marchés importateurs et amortissant la récession. Si tous les pays entraient en récession en même temps, c’est l’ensemble du marché mondial qui se réduirait, approfondissant au contraire la récession partout.
La crise actuelle est aussi une crise du capital financier, qui a commencé aux États-Unis mais c’est rapidement diffusée au sein du système bancaire international. Le système bancaire constitue la clé aussi bien de la production que de la distribution capitaliste, qui ne peuvent fonctionner sans crédit. C’est aussi l’un des principaux moyens permettant à l’impérialisme américain de dominer le monde, par l’intermédiaire de son système bancaire international. (...)
Une crise néolibérale
Cette débâcle croissante de l’endettement est le produit des politiques néolibérales de déréglementation bancaire qui ont commencé avec les « réformes de libéralisation du marché » entreprises par l’administration Reagan au cours des années 1980 ayant permis aux banques de recourir à des opérations hors-bilan à la Enron (4). Les banques peuvent de ce fait multiplier leurs prêts afin d’accroître leurs bénéfices en prenant des risques énormes, sans disposer pour autant de réserves pour le cas où le remboursement de ces prêts tournerait mal. Les lois fiscales de Clinton et de Bush ont encouragé ces opérations hors-bilan en taxant les salaires et les bénéfices des employés de banque en tant que « produit des intérêts », un échappatoire fiscal pour la classe capitaliste permettant de maintenir son taux d’imposition le plus élevé à seulement 15 % des revenus, ce que le Congrès majoritairement démocrate préserve toujours.
Sous Clinton, le cadeau néolibéral offert aux banques fut l’abrogation de la loi Glass-Steagall, datant de l’époque de la Grande dépression (1933), mettant fin à la séparation entre les banques commerciales et les banques d’investissement. Ce sont les banques d’investissement qui ont mis sur le marché les paquets d’emprunts des entreprises. Les agences de notation (Moody’s, Standard & Poor’s, Fitch) ont été payées par les créateurs de ces obligations pour leur accorder les meilleures estimations (AAA), de façon à ce que les fonds de pension et les compagnies d’assurance puissent les acquérir. Goldman Sachs, le plus grand créateur de cette dette mortelle, a beaucoup gagné en vendant ces obligations à ses clients, tout en gagnant en même temps des milliards en spéculant contre elles dont il savait qu’elles finiraient par un défaut de paiement et la banqueroute. Il y a quelques gagnants au milieu de la misère, de « l’argent futé » et des « investisseurs sophistiqués » parmi les négociants et les spéculateurs.
A l’arrière-plan de la crise financière du système bancaire il y a la crise de la dette des consommateurs. La principale raison de l’explosion de l’endettement excessif des consommateurs c’est l’énorme inégalité sociale provoquée par la politique néolibérale en faveur du marché libre et contre les syndicats. Depuis 1973 l’économie des États-Unis a presque triplé, mais toute la croissance a été confisquée par le capital, les employeurs, les possédants, alors que les travailleurs n’ont rien eu. Les salaires réels sont aujourd’hui inférieurs à ce qu’ils étaient en 1973, il y a trente-cinq ans. La seule manière de maintenir le niveau de vie a été de travailler plus longtemps et d’avoir deux salaires dans la famille. Mais même cela c’est avéré insuffisant : le revenu familial réel est aujourd’hui plus bas que ce qu’il fut il y a dix ans. Pour préserver leur niveau de vie les travailleurs se sont donc endettés de plus en plus. Le dernier acte, et le pire, fut d’emprunter en hypothéquant leur unique économie : l’augmentation de la valeur de leur logement. Entre 2004 et le premier semestre 2007 les propriétaires des logements ont reçu 800 milliards de dollars par an au travers du refinancement de leurs prêts immobiliers et des prêts hypothécaires. 34 millions d’Américains possesseurs de logement — presque un tiers de la population — ont emprunté en hypothéquant leur maison. Dans leur ensemble ils avaient l’an dernier un taux d’épargne net négatif de 13 %. Autant dire qu’ils vivaient littéralement en dehors de leur habitation.
Lorsque la bulle immobilière a éclaté et les taux hypothécaires ont augmenté, un grand nombre de travailleurs ne pouvaient plus faire face au paiements de leur logement, contribuant ainsi à la spirale de dévalorisation de l’immobilier et précipitant la crise du système bancaire. Cela a eu également pour effet de mettre un terme aux dépenses de consommation basées sur les emprunts hypothécaires personnels basés sur l’accroissement de la valeur de leur maison. A son tour, ceci à réduit la demande de produits de consommation, touchant en particulier les fabricants des voitures et des appareils ménagers et rayonnant maintenant dans l’ensemble du commerce de détail. Naturellement, puisque les États-Unis sont devenus après la crise asiatique de 1997 « l’acheteur de dernier recours », cet effondrement de la consommation des ménages aura un impact international sur les pays qui dépendent des États-Unis comme l’un de leurs principaux marchés d’exportation.
Depuis la panique de 1907 et la création du système de la Réserve fédérale en 1913, il s’agit de la troisième crise financière américaine. La première eut lieu au cours des années 1930, lorsque les rapports interimpérialistes, qui ont conduit à la première et à la seconde guerre mondiale, ont produit entre les deux guerres l’effondrement du système bancaire international aggravant terriblement la dépression des années 1930. Au cours de cette période il n’y avait pas de garantie des dépôts et la crise a entraîné une ruée sur les banques, les gens tentant de sauver leur épargne. La panique qui en a résulté a conduit des milliers de banques à la faillite. Le second désastre financier ce fut la crise de l’épargne et des crédits des années 1980, limitée à des prêts immobiliers. Ce fut une perte de 180 milliards de dollars, qui a été socialisée par un renflouement des contribuables, avec des biens vendus par la Resolution Trust Company à des prix qui ont permis aux investisseurs de réaliser des profits énormes. Il y a eu un resserrement du crédit, mais il n’a pas été assez important pour avoir un impact économique à long terme.
Cette troisième crise est beaucoup plus profonde que ne le fut la deuxième ; dans sa première période elle est déjà plus importante que ne le fut la seconde. Il n’y a toujours pas d’hypothèses sérieuses concernant sa profondeur. Les banques sont déjà estropiées par la perte de seulement une partie des hypothèques des « subprimes ». Elles ont dû réunir des capitaux en vendant des participations à Abu Dhabi, à Singapour et à divers autres fonds de placement souverains ce qui les rend partiellement contrôlées par des gouvernements étrangers.
Lorsque les bulles immobilières et boursières se sont effondrées au Japon en 1990, les banques japonaises détentrices des dettes ont été mutilées par les créances douteuses. Le Japon a subi plus d’une décennie de récession et de stagnation en dépit du fait que les taux d’intérêts ont été réduits quasiment à zéro. Il n’est sorti de la récession que récemment, grâce au boom asiatique. L’actuelle crise bancaire pourrait être bien plus grave que ne l’a été la crise japonaise, en raison du nombre de banques, partout dans le monde, touchées par la création des dérivés du crédit non réglementés et les opérations hors-bilan. Son impact mondial sera plus grand car contrairement aux banques américaines, les banques japonaises n’étaient pas au centre du système financier mondial.
Contradictions accumulées
Cette crise financière est potentiellement plus dangereuse car elle se heurte aux profondes contradictions de la période néolibérale. Le commerce mondial a pris une forme particulière après la crise asiatique de 1997-1998 et la réponse de la Réserve fédérale, alors dirigée par Greenspan, à cette crise. Les États-Unis sont ainsi devenus l’acheteur en dernière instance, l’importateur des marchandises asiatiques moins chères et le fournisseur d’équipements en vue d’externaliser la production en Asie et tout particulièrement en Chine. Les États-Unis ont perdu leur position concurrentielle sur le marché mondial. Leur déficit commercial s’est envolé, atteignant au cours des dernières années 700 à 800 milliards de dollars par an, payé par l’endettement extérieur atteignant 3500 milliards de dollars — 80 % de l’épargne mondiale finance ce déficit. Au cours de ce cycle économique les entreprises américaines n’ont pas investi dans la création de nouvelles usines et dans de nouveaux équipements, c’est-à-dire dans l’expansion des moyens de production. Il y a aujourd’hui moins d’usines aux États-Unis qu’il n’y en avait au début de la croissance il y a six ans. On compte trois millions d’emplois industriels de moins qu’il y a cinq ans. Mais au cours de cette période les entreprises états-uniennes ont massivement investi dans de nouvelles usines en Chine et en Asie du sud-est et la majorité de la production de ces usines produit pour l’exportation, de manière circulaire, en majorité vers les États-Unis.
Ce système commercial mondial avec les énormes déficits états-uniens financés par les banques centrales asiatiques ne pourra pas durer éternellement. Pourtant, il dure depuis si longtemps qu’il est devenu une part naturellement acceptée du commerce et de la finance mondiales. Mais le déficit commercial des États-Unis devient insoutenable car il se heurte à la crise du crédit et de la dette ainsi qu’au déclin de la valeur du dollar. Les États-Unis sont maintenant le plus grand débiteur mondial, ayant emprunté 3500 milliards de dollars à l’étranger, tout en refusant de défendre leur monnaie. Ils ont permis (et encouragé pour aider leurs exportations) une dévaluation du dollar de 30 % depuis 2000. Les créditeurs étrangers des États-Unis ont ainsi perdu 1000 milliards de dollars du fait de la baisse du dollar, le plus grand défaut de paiement dans l’histoire. On assiste donc à une réticence grandissante des banques et des investisseurs étrangers à poursuivre le financement de la dette états-unienne en augmentant leurs réserves en dollars, alors que le dollar continue de baisser du fait des problèmes de la dette, des réductions des taux d’intérêt, de la faiblesse des profits et des déficits commerciaux et budgétaires aux États-Unis.
La douloureuse restructuration de l’économie états-unienne inclut un douloureux réajustement du commerce international. Les pays tributaires des exportations vers le marché états-unien seront pris dans cette crise. La consommation intérieure chinoise n’atteint que 35 % de son PIB ; avec le ralentissement des exportations, la Chine sera confrontée à la surproduction de la plupart de ses secteurs industriels. Jusque-là, la production chinoise était maintenue par les rapports commerce/dette avec les États-Unis, qui sont devenus de plus en plus intenables. Le gouvernement chinois détient 1500 milliards de dollars en réserve de devises étrangères, dont l’essentiel est placé en bons de trésor américains, c’est-à-dire dans la dette états-unienne. Ce sont des conditions insoutenables qui, même si elles durent des années, finiront par éclater. La crise actuelle va mettre cela au premier plan.
L’économie de guerre accroît également la profondeur de cette crise. En 2000 les dépenses militaires étaient de 299 milliards de dollars, maintenant elles dépassent les 800 milliards, ayant augmenté de 500 milliards de dollars en sept ans. Depuis la fin de la guerre du Viêt-nam jusqu’en 2007, le budget militaire tournait autour de 3 % à 4 % de l’économie, à l’exception des quelques années de course aux armements de la « seconde guerre froide » sous l’administration Reagan.
La droite demande un développement des forces militaires et une augmentation des achats des armements. Elle prétend que les dépenses militaires représentent actuellement 4 % du Produit national brut (PNB), parlant de 515 milliards de dollars. Mais si on y ajoute les dépenses supplémentaires pour la guerre en Irak et en Afghanistan, celles — croissantes — de la sécurité intérieure, celles de la CIA, la part des armements nucléaires, du budget de l’énergie et les dépenses additionnelles pour la santé des vétérans, le chiffre dépasse les 800 milliards de dollars, soit 6 % du PNB.
A la fin de l’économie de guerre permanente qui coïncidait avec la défaite au Viêt-nam, les États-Unis n’étaient plus capables de maintenir les dépenses militaire au niveau de 6 % ou plus du PNB. Un tel effort financier était seulement possible lorsque les États-Unis dominaient totalement le marché mondial. Lorsque des concurrents apparurent à la fin des années 1960 — reconstruction de l’Allemagne et du Japon — les États-Unis ne pouvaient plus maintenir une économie de guerre permanente à ce niveau. L’histoire se répète. Avec l’affaiblissement de la compétitivité américaine sur le marché mondial, l’énorme déficit commercial et maintenant la dépendance des emprunts étrangers, les États-Unis n’arrivent plus à maintenir les dépenses militaires au niveau exigé par leur statut de superpuissance mondiale. Affaiblis par son échec politique et militaire sans fin en Irak et en Afghanistan, l’impérialisme américain a maintenant de graves problèmes économiques, qui minent son pouvoir et modifient les rapports de forces internationaux.
Cette année, le déficit budgétaire prévu par le gouvernement passera de 4 milliards à 500 milliards de dollars, dont la majorité est empruntée dans le reste du monde. Les Démocrates mettent en cause les réductions des impôts réalisés par Bush et l’accroissement de 500 milliards du coût de la guerre, qu’ils ont pourtant voté.
Pour les raisons énumérées ci-dessus, nous sommes maintenant les témoins de bien plus qu’un début de récession, d’un tournant similaire à ce que fut la fin du boom de l’après-guerre, en 1970-1973. A cette époque, les contradictions de l’économie de guerre permanente — les États-Unis perdant leur avantage concurrentiel dans l’économie mondiale — ont conduit à une profonde crise de rentabilité (baisse du taux de profit), qui a été suivie par une importante restructuration du capitalisme américain. En douze ans — de 1970 à 1982 — il y a eu quatre récessions. Les États-Unis ont été obligés d’abandonner l’Accord de Bretton-Woods, mettre fin aux taux de change fixes et laisser flotter le dollar. Au cours des années 1970 les États-Unis avaient toujours les salaires les plus élevés et la productivité plus basse que leurs principaux concurrents. A la fin des années 1980 ils avaient des salaires inférieurs et une productivité plus élevée que leurs rivaux principaux.
Cette restructuration énorme a été réalisée sous le drapeau de l’idéologie néolibérale. Le keynésianisme, qui avait été l’orthodoxie économique officielle depuis la dépression des années 1930, a été jeté aux oubliettes. La redistribution keynésienne, dans le but d’accroître la demande des consommateurs pour lutter contre la récession, a été tenue pour responsable de l’inflation. Elle n’apportait pas de réponses à la crise de stagflation des années 1970, c’est-à-dire à la simultanéité de la montée de l’inflation et du ralentissement de la croissance.
Le nouveau modèle économique du néolibéralisme marquait un retour aux conditions du « marché libre » qui avaient précédé la montée du syndicalisme, de l’État-providence et de la réglementation gouvernementale au cours des années 1930. La privatisation et la déréglementation de l’industrie étaient supposées, de manière incantatoire, restaurer la concurrence, réduire les coûts et freiner l’inflation. Les néolibéraux étaient les champions de « l’économie de l’offre » (opposée à « l’économie de la demande » attribuée aux keynésiens) : le remplacement des dépenses de l’État qui visaient à augmenter la demande des consommateurs par des réductions des impôts pour les capitalistes qui — en théorie — allaient les investir dans l’économie, ce qui accélérerait la croissance. L’argument était que l’argent remis aux capitalistes allait s’écouler naturellement vers le bas et profiter à tous les secteurs de la société. Au cours des premières années de la décennie 1970 la gauche ouvrière se renforçait à l’échelle internationale, mais à la fin de la décennie on a assisté à une déroute complète de la classe ouvrière. Le rapport des forces entre les classes, aux États-Unis et à l’échelle internationale, fut renversé. Le capital et la droite conservatrice ont gagné. Leur victoire totale au cours des années 1990 a été facilitée par l’effondrement du stalinisme, qui a donné naissance au triomphe idéologique de l’économie de marché en tant qu’alternative unique.
Actuellement nous nous heurtons aux limites du néolibéralisme. On ne peut pas permettre à la déréglementation des hypothèques et des opérations bancaires de produire une nouvelle crise comme celle-ci dans un proche avenir. Les banques vont donc être re-réglementés. La Northern Rock Bank en Angleterre — une des victimes de la crise hypothécaire — vient d’être nationalisée. C’est la première nationalisation depuis longtemps. D’autres réductions des impôts pour les riches — l’idée qui unifie le Parti républicain — ne peuvent plus être assurées ; les plus hautes tranches des impôts seront plus taxées, quel que soit la vainqueur des élections. Le programme adopté par les deux partis, Démocrates et Républicains confondus, de redistribution de 150 milliards de dollars — tout insuffisant qu’il soit — a déjà rompu avec le néolibéralisme. Car il s’agit là d’une politique d’inspiration essentiellement keynésienne, visant à augmenter la demande des consommateurs. Et ce programme est limité à ceux qui sont supposés dépenser l’argent reçu, à ceux dont les revenus sont inférieurs à 150 000 dollars par an. On peut l’appeler comme on voudra, mais il ne s’agit plus d’une réduction des impôts pour les riches.
Le néolibéralisme est maintenant épuisé en tant que stratégie économique au service du capital. Pour les travailleurs, il a toujours été un ennemi. Mais, alors qu’en 1982 l’indice du marché boursier était à 750 à New York, en 2007 cet indice a atteint 14 000, reflétant le succès du modèle dans la restauration des profits au détriment de la classe ouvrière. Les capitalistes ont aimé le néolibéralisme, car il les avait rendu immensément riches ; ils sont peu disposés à y renoncer et vont lutter pour le conserver autant que possible. Le néolibéralisme ne va pas disparaître tant que la classe dominante ne le remplacera pas par une stratégie alternative, mais ce qui a changé, c’est que le capital doit aujourd’hui affronter et résoudre les échecs de sa propre politique néolibérale et que cela ne se fera pas sans une lutte politique et sans une crise idéologique entraînée par les défaillances du marché libre.
De nouvelles politiques économiques seront développées. Ceci ne se produira pas du jour au lendemain. Au début de la crise des années 1970 le conservateur Nixon avait dit « Nous sommes tous des keynésiens ». Mais à la fin de la décennie il n’y avait même pas beaucoup de libéraux [au sens américain de progressistes] pour défendre le keynésianisme. La classe dirigeante n’a toujours pas élaboré une stratégie nouvelle ; elle n’a pas de plan pour ce match. Elle est toujours dans le déni, espérant que le boom mondial va la sauver, les yeux fixés sur le court terme et sur l’urgence. Il y aura des tentatives d’amortir la spirale de la crise hypothécaire, de conserver la protection des cautions municipales, de maintenir à flot les prêts étudiants. Mais à ce stade seuls des efforts isolés ont été proposés et non une nouvelle stratégie économique. Il doit être clair également, que toute stratégie nouvelle, quel que soit le nom qu’on lui donnera, impliquera la poursuite, voire l’aggravation, de l’offensive de la classe dominante en vue de réduire les salaires et les avantages sociaux et d’accroître la productivité.
Toujours pas de stratégie nouvelle
« La politique c’est de l’économie concentrée » aimait dire Lénine. La crise économique produira de nouveaux programmes et de nouvelles solutions politiques. Le néolibéralisme suivra la politique étrangère des néoconservateurs dans le désert idéologique. La défaite clarifie l’esprit ; les faillites imposent le développement d’options nouvelles. Mais la conscience se traîne derrière l’expérience. La droite est dans le désarroi et bat en retraite, étant à juste titre tenue pour responsable du montage du désastre militaire et économique, condamnée pour sa cécité, son incompétence et sa corruption. Mais elle est trop forte, trop liée au capital pour disparaître. Son programme va changer ; elle ne peut plus espérer l’emporter avec des réductions des impôts pour les riches, la déréglementation et un gouvernement réduit effectuant des coupes dans les dépenses sociales. Il y aura une droite différente, peut-être s’inspirant de Lou Debbs — un populisme de droite qui attaque les immigrés et propage le protectionnisme — ou peut-être encore plus extrême. Peut-être une défaite électorale importante aux élections à venir ouvrira-t-elle un processus de réajustement conservateur, mais les idées favorables à une nouvelle droite capitaliste sont encore trop rudimentaires et réactives pour qu’il soit possible d’imaginer leur cohérence à long terme.
Pendant que la crise économique se dévoilait au cours des derniers mois, les libéraux se sont décalés à gauche, bien que de manière hésitante, ne fut-ce que dans la rhétorique. La réponse massive qu’à reçu le vague appel de Barack Obama pour le changement leur a indiqué l’aspiration populaire d’un tournant à gauche et a poussé Obama et Hilary Clinton à renchérir pour obtenir le soutien de la classe ouvrière. Ce fut la principale caractéristique des primaires à partir de celles de l’état d’Iowa.
En décembre John Edwards a sorti de sa poche un programme redistributif à 70 milliards de dollars ; en janvier Clinton a renchéri lui aussi, proposant 110 milliards ; Obama a répliqué — 120 milliards — et maintenant même Bush les a dépassé en offrant 150 milliards. Au-delà de ces réponses immédiates, le plus important c’est comment le libéralisme se définira pour la nouvelle période qui commence. Il y aura des tentatives diverses pour dépoussiérer les idées keynésiennes ou régulatrices, pour présenter un cautionnement gouvernemental des hypothèques et une limitation des saisies, car le capital privé s’est avéré incapable de résoudre ses propres problèmes. Mais il n’y a toujours pas de programme libéral pour faire face à la crise du capitalisme américain, seulement des réponses immédiates, limitées, face à des cibles sans cesse en mouvement.
Au cours des derniers mois les Démocrates ont fait beaucoup de promesses, vagues le plus souvent, mais qui ont suscité des attentes de la population et des espoirs pour une amélioration de la vie des gens. Ils ont aujourd’hui les meilleures chances de remporter les élections. La droite a été discréditée. La manière dont les libéraux seront capables de traiter les problèmes de la guerre et de la récession, et la façon dont ils traiteront la désillusion quand ils se montreront incapables de réaliser nombre de leurs promesses, formeront le contexte politique de la période suivante.
Nous venons de passer trente ans de réaction, de politique néolibérale de marché libre, de l’idéologie TINA (There Is No Alternative — Il n’y a pas d’alternative), que la majorité de la population a plus ou moins acceptée. Après 1991 même la gauche est arrivée à la conclusion que le marché libre constitue la seule manière efficace de faire fonctionner l’économie.
Ce qui a freiné le développement du mouvement socialiste ce fut l’acceptation générale du marché libre comme étant l’unique alternative, couplée avec l’idée que la classe ouvrière ne peut changer la société. La crise idéologique née des échecs du marché libre ne conduit pas automatiquement à son rejet. Mais à la place de la croyance que le marché libre était un bien positif, cette crise peut conduire, indépendamment de son impact sur les travailleurs, à la conviction que le marché libre et son mode de fonctionnement ont des conséquences horribles.
Même si nous ne pouvons pas encore prédire l’impact que la crise pourrait avoir sur les niveaux de la lutte de la classe ouvrière, nous pouvons dire que la crise idéologique du néolibéralisme qui l’accompagne crée des possibilités plus grandes pour gagner les gens à la nécessité d’une alternative au capitalisme.
Traduit par J.M. (de l’américain) pour Inprécor n°539-540, juin 2008. Les coupures sont de la rédaction de La Gauche-www.lcr-lagauche.be
Notes :
1. Il s’agit de prêts hypothécaires à taux d’intérêt variable. L’augmentation des taux d’intérêt de base par la Réserve Fédérale a provoqué l’incapacité de très nombreux foyers de poursuivre le remboursement de ces prêts, devenus trop chers, alors que simultanément la surproduction immobilière réduisait la valeur des logements, provoquant l’incapacité des créditeurs à récupérer leurs fonds, même après avoir repris les logements en expulsant les « propriétaires » en faillite.
2. Enron fut l’une des plus grandes entreprises américaines par sa capitalisation boursière. Outre ses activités propres dans le gaz naturel, cette société texane avait monté un système de courtage par lequel elle achetait et revendait de l’électricité, notamment au réseau des distributeurs de courant de l’État de Californie. En décembre 2001, elle fit faillite en raison des pertes occasionnées par ses opérations spéculatives sur le marché de l’électricité ; elles avaient été masquées en bénéfices par des manipulations comptables. Cf. Andrew Pollack, EnronOnline et l’économie pas si nouvelle, Inprecor n° 468/469 de mars-avril 2002.
Voir